RAYMOND ROUSSEL: LOCUS SOLUS OU L’AILLEURS LITTERAIRE
gilles-failleur
RAYMOND ROUSSEL: LOCUS SOLUS OU L’AILLEURS LITTERAIRE
Mon propos est de relier les analyses des œuvres de Raymond Roussel en particulier celle entreprise par Michel Foucault au questionnement d’un ailleurs littéraire généré par la pluralité de langages issus des procédés utilisés par Roussel.
Raymond Roussel est un écrivain et poète français (Paris 20 janvier 1877 - Palerme 14 juillet 1933). De Raymond Roussel le grand public, qui ne l'a pas lu, ne connaît vaguement que la légende pittoresque : sa richesse immense (mais il meurt ruiné) ; ses manies étranges (tous les repas quotidiens pris en un seul, ses chemises, cols et cravates portées une seule fois, puis abandonnées définitivement) ; ses caprices (le premier mobil-home de grand luxe) et ses dépenses énormes pour se faire imprimer ou pour faire jouer ses pièces ; sa dernière passion : les échecs ; pour finir, sa mort mystérieuse longtemps questionnée par son ami Michel Leiris et par Leonardo Sciascia. De ses quelques admirateurs contemporains, Raymond Roussel a dit : "Pour ne plus voir ces idolâtres- Je travaille en fermant les yeux, Sans souci de ces roussellâtres qui me mettent au rang des dieux. ”[1] -“ Et je me réfugie, faute de mieux, dans l'espoir que j'aurai peut-être un peu d'épanouissement posthume à l'endroit de mes livres. ”[2] Ces deux citations encadrent la carrière littéraire de Raymond Roussel, et traduisent son évolution. Cet écrivain de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, est assez peu lu compte tenu de la très grande complexité de ses ouvrages. Au premier abord, il ne s'agit que de récits ou de poésie. Mais en fait, dans ses ouvrages _ Locus Solus, L'étoile au front, Impressions d'Afrique, La doublure, Nouvelles Impressions d’Afrique[3]_ la construction est très rigoureuse. Que se cache t-il derrière l’usage révélé par son auteur de procédés multiples ? Quelles seraient les relations à établir entre la personnalité de l’auteur et la complexité de l’œuvre pour comprendre sa démarche paradoxale ?
-De l’écriture comme moteur à l’œuvre : les procédés.
Procédé initial :
Dans un dévoilement très contrôlé de ses procédés, R. Roussel écrit : "je choisissais deux mots presque semblables. Par exemple billard et pillard. Puis j'y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j'obtenais ainsi deux phrases presque identiques. Les deux phrases trouvées, il s'agissait d'écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. Amplifiant ensuite le procédé, je cherchais de nouveaux mots se rapportant au mot billard, toujours pour les prendre dans un sens autre que celui qui se présentait tout d'abord, et cela me fournissait chaque fois une création de plus. Le procédé évolua et je fus conduit à prendre une phrase quelconque, dont je tirais des images en la disloquant, un peu comme s'il se fut agi d'en extraire des dessins de rébus"[4]. Par Michel Leiris, nous savons que Roussel utilisa les deux chansons « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » et « Au clair de la lune, mon ami Pierrot » pour obtenir « Jade tube onde aubade en mat à basse tierce » et « Eau glaire de là l'anémone à midi négro »[5] dont on retrouve les traces dans Impressions d’Afrique.
- LOCUS SOLUS
Chapitre 2 de Locus Solus : la machine : La demoiselle/ Le lieu : La mosaïque de dents
« … Nous fîmes quelques pas vers un point où se dressait une sorte d'instrument de pavage, rappelant par sa structure les demoiselles — ou hies — qu'on emploie au nivellement des chaussées. Légère d'apparence, bien qu'entièrement métallique, la demoiselle était suspendue à un petit aérostat jaune clair, qui, par sa partie inférieure, évasée circulairement, faisait songer à la silhouette d'une montgolfière… En bas, le sol était garni de la plus étrange façon. Sur une étendue assez vaste, des dents humaines s'espaçaient de tous côtés, offrant une grande variété de formes et de couleurs... A la place occupée actuellement par la hie, les dents, étroitement groupées, engendraient, par la seule alternance de leurs teintes, un véritable tableau encore inachevé. L'ensemble évoquait un reître sommeillant dans une crypte sombre, vautré mollement au bord d'un étang souterrain. Une fumée ténue, enfantée par le cerveau du dormeur, montrait, en manière de rêve, onze jeunes gens se courbant à demi sous l'empire d'une frayeur inspirée par certaine boule aérienne presque diaphane, qui, semblant servir de but à l'essor dominateur d'une blanche colombe, marquait sur le sol une ombre légère enveloppant un oiseau mort. Un vieux livre fermé gisait à côté du reître, qu'illuminait faiblement une torche plantée droite dans le sol de la crypte.[6] »
Cette citation tronquée de Locus Solus signale deux caractéristiques de l’œuvre : l’invention et le rôle de la machine autonome et la création par cette machine d’une représentation de lieu, l’ensemble très précisément décrit dans tous ces détails d’apparence et de fonctionnement. La Demoiselle est déjà une « Machine célibataire », c’est à dessein que Marcel Duchamp est implicitement cité ici, car il fut l’admirateur enthousiaste de Raymond Roussel. Revenons à la Demoiselle : son fonctionnement lui permet de trier les dents à volonté pour constituer la scène du reître rêvant. Elle fonctionne à l’énergie solaire, par tout un jeu complexe mais logique de miroirs et d’engrenages qui la font se déplacer et agir. Le reître tient dans sa main un livre qui sera le prétexte d’un autre récit, lui-même raconté avec tout autant de détails dans le chapitre suivant, selon la formule du roman à tiroir inauguré par le Manuscrit trouvé à Saragosse[7]. Cette structure « à tiroirs » et ce genre de machine célibataire sont représentatifs de l’ailleurs intérieur que l’on trouve chez Raymond Roussel.
- IMPRESSIONS D’AFRIQUE :
Chapitre 1 - La statue : « La mort de l’Ilote Sarikadis ».
L’autre grand récit de Raymond Roussel est celui des Impressions d’Afrique. Le roi pillard Talou impose à ses captifs une série de représentations du « Gala des incomparables », spectacle de « Music-Hall » où le burlesque s’allie à l’insolite. Là encore, les machines célibataires sont à l’honneur comme la « Machine à peindre » de Louise de Montalescot et produisent un ensemble hétéroclite d’inventions qui émaillent le récit. De cet ensemble émerge la statue intitulée La mort de l’Ilote Saridakis : « La première évoquait un homme atteint mortellement par une arme enfoncée dans son coeur. Instinctivement les deux mains se portaient vers la blessure, pendant que les jambes fléchissaient sous le poids du corps rejeté en arrière et prêt à s'effondrer. La statue était noire et semblait, au premier coup d'oeil, faite d'un seul bloc; mais le regard, peu à peu, découvrait une foule de rainures tracées en tous sens et formant généralement de nombreux groupes parallèles. L'oeuvre, en réalité, se trouvait composée uniquement d'innombrables baleines de corset coupées et fléchies suivant les besoins du modelage. Des clous à tête plate, dont la pointe devait sans doute se recourber intérieurement, soudaient entre elles ces souples lamelles qui se juxtaposaient avec art sans jamais laisser place au moindre interstice. La figure elle-même, avec tous ses détails d'expression douloureuse et angoissée, n'était faite que de tronçons bien ajustés reproduisant fidèlement la forme du nez, des lèvres, des arcades sourcilières et du globe oculaire. Le manche de l'arme plongée dans le coeur du mourant donnait une impression de grande difficulté vaincue, grâce à l'élégance de la poignée, dans laquelle on retrouvait les traces de deux ou trois baleines coupées en courts fragments arrondis comme des anneaux. Le corps musculeux, les bras crispés, les jambes nerveuses et à demi ployées, tout semblait palpiter ou souffrir, par suite du galbe saisissant et parfait donné aux invariables lamelles sombres. Les pieds de la statue reposaient sur un véhicule très simple, dont la plate-forme basse et les quatre roues étaient fabriquées avec d'autres baleines noires ingénieusement combinées. Deux rails étroits, faits d'une substance crue, rougeâtre et gélatineuse, qui n'était autre que du mou de veau, s'alignaient sur une surface de bois noirci et donnaient, par leur modelé sinon par leur couleur, l'illusion exacte d’une portion de voie ferrée.[8] »
Les surréalistes dont André Breton en premier lieu, ne tarirent pas d’éloges devant l’invention paradoxale des rails en mou de veau. Ils démontrèrent la dimension surréaliste des Impressions d’Afrique et défendirent à la manière des Romantiques pour Hernani, les représentations théâtrales qui firent alors scandale, lorsqu’elles furent montées exclusivement aux frais de Raymond Roussel. Cependant, la nature profonde de l’œuvre échappa aux surréalistes dont Raymond Roussel n’appréciait pas l’enthousiasme et qu’il qualifia d’idolâtres. Par contre, la relation profonde que Marcel Duchamp entretint avec cette œuvre est, elle incontestable et les clins d’œil au maître Roussel sont fréquents chez Duchamp, notamment dans son œuvre intitulée Black Windows- Black Widdow réalisée pendant son séjour américain, bien après la disparition de Roussel.
- NOUVELLES IMPRESSIONS D’AFRIQUE :
…((((Dès que l'homme, au surplus, pour avoir ausculté (((((Comme on fait d'un jeune être à qui la Faculté A défendu l'amour et la fenêtre close En le trouvant miné par la tuberculose, Qui, dure aux jouvenceaux, respecte l'âge mûr))))) Pendant qu'on l'épluchait telle porte ou tel mur (((((Gardons-nous d'oublier qu'en effet la voix porte;))))), Voit tout nus ses défauts, ses tics, ses appétits, Par ses yeux complaisants ils sont rendus petits (((((Tels : -l'ombre, vers midi, sur le cadran solaire)))) [9]…
Procédé tardif :
Analysons la place, le rôle et la « texture » des parenthèses qui encadrent chaque membre de phrase, phrase et ensemble de phrases concentriques. Il est évident que ces parenthèses en nombre croissant encadrent le texte et le découpent, le cadrent. Elles étaient là dès l’origine et dans l’édition initiale, elles étaient surcodées par la couleur, bleue et rose, pour indiquer le degré de décentrement par rapport au noyau initial. Elles sont ainsi le signal de la structure « nucléaire » du récit. Par rapport à ce que j’appelle l’ailleurs intérieur de Raymond Roussel, elles constituent en quelque sorte les passages successifs, les « barrières d’octroi » que l’auteur nous laisse complaisamment sur notre route pour deviner son cheminement intérieur et notre immersion progressive dans son système autonome. Il est remarquable que les illustrations accompagnant l’édition originale présentent des analogies de formes et de structure avec celles du texte : associant deux illustrations différentes (exemple : un homme en habit et un mollusque sur une plage) découpées par bandes alternées, verticales et juxtaposées, elles évoquent les parenthèses et la structure du récit.
Le procédé dans Nouvelles Impressions d'Afrique est donc quelque peu différent et extrêmement compliqué. Il a fallu sept ans pour écrire les quarante pages du livre auxquelles se sont adjoints cinquante neuf dessins assez mystérieux par rapport au texte, par rapport à leur agencement très particulier dans le livre ! Raymond Roussel a même imaginé une machine pour lire son livre. Visiblement, rien ne peut être expliqué simplement : les textes et dessins ont fait l'objet de très nombreux commentaires, mais le mystère demeure.
Perceptions contemporaines de Raymond Roussel :
De Raymond Roussel, la plupart de ses contemporains ne gardèrent que l'image d'un fastueux excentrique. Et seuls les scandales déclenchés par ses pièces de théâtre leur firent entrevoir, sous son aspect le plus provocateur la délirante imagination poétique de celui en qui les jeunes surréalistes saluaient un maître, "avec Lautréamont, le plus grand magnétiseur des temps modernes"[10]. Les quelque soixante-dix extraits de compte rendus ou de lettres qu'il réunit sous le titre. "La critique et Raymond Roussel" dans une brochure accompagnant ses derniers livres sont signe de l'intérêt, souvent limité aux quelques lignes citées, de nombre de journalistes ou d'écrivains plus traditionnels. Et pour lui tentative illusoire d'accéder à cette reconnaissance de son génie qu'il réclamait depuis La Doublure et Mon Âme, ses premiers poèmes.
Par ailleurs, il est intéressant d’analyser cette perception contemporaine de Roussel à travers quelques citations révélatrices de représentants éminents des avant-gardes contemporaines :
Par Jean Cocteau : « Raymond Roussel fait penser à cette abeille architecte, la seule dans la ruche si je ne m'abuse, qui, d'un coup d'oeil, calcule l'édification à l'envers d'une cathédrale quatre fois plus haute que ne le serait la tour Eiffel par rapport à l'homme. Impressions d'Afrique, le miel en est délectable, mais qu'il semble peu de chose, une fois le livre lu, lorsque nous apparaissent toutes les nervures et toutes les alvéoles, la géométrie exquise et terrible du tout ? Locus Solus, d'une structure plus secrète, semble, au premier abord, répondre à un système théâtral de Roussel : le système d'enchaînements du rapsode arabe. A la longue les réponses secrètes, l'idiome d'interligne se fait entendre et nous donne cette chair de poule, ce malaise du tamtam nègre, lorsque commencent les lointains, les sombres, interminables dialogues entre tribus invisibles d'insectes peints, caparaçonnés, couverts d'arbalètes et d'élytres. Roussel se plaignait amèrement et naïvement de ne pas connaître la gloire d'un Loti. Il trouvait naturel qu'un poète payât ses éditeurs. Bref, il était vrai, vrai de vrai, le vrai de vrai par excellence, celui qu'on ne rencontre ni au bagne, ni à la Légion, ni à Marseille, lieu officiel où le type du vrai de vrai se lègue, s'enseigne et se joue. Son dernier livre déconcerte à force de pureté profonde. Pur, pureté, voilà toujours les termes où je retombe si je contemple Roussel l'admirable, Roussel l'étrange ; étrange d'une étrangeté toute droite [11]». Cocteau se montre très admiratif face à la poésie insolite de Roussel qu’il semble envier pour son authenticité. Il semble entrevoir la présence du procédé rousselien à travers l’allusion à la géométrie exquise et terrible du tout.
Par Michel Leiris : « Les produits de l'imagination de Roussel sont, en quelque sorte les lieux communs quintessenciés : aussi déconcertant et singulier qu'il soit pour le public, il puisait - en fait - aux mêmes sources que l'imagination populaire et que l'imagination enfantine et, de surcroît, sa culture était essentiellement populaire et enfantine (…) comme le sont ses procédés (…). Sans doute l'incompréhension presque unanime à laquelle Rousssel s'est douloureusement heurté tient-elle moins à une incapacité d'atteindre l'universel qu'à cet alliage insolite du simple- comme- bonjour et de la quintessence.[12]" Leiris insiste sur l’incompréhension de l’œuvre de Roussel par un public dont les sources imaginaires sont paradoxalement les mêmes que celles de Roussel.
Par André Breton : « Roussel est, comme Lautréamont, le plus grand magnétiseur des temps modernes. Chez lui, l'homme conscient extrêmement laborieux (…) ne cesse d'être aux prises avec l'homme inconscient extrêmement impérieux (…). La magnifique originalité de l'oeuvre de Roussel oppose un démenti lourd de signification et de portée, inflige un affront définitif aux tenants d'un réalisme primaire attardé…[13]" L’accent est mis ici par Breton sur le travail de l’inconscient, mais en reste à une formulation polémique relevant de la forme des manifestes.
De l’extase au désespoir : La Doublure !
Il est intéressant d’opposer ces citations en rapport avec l’œuvre de Roussel à celle du Docteur Janet, rendant compte de la perception de l’auteur, qu’il soigna pendant de longues années, après 1896, soit au moment où Roussel écrit dans une transe inspirée son œuvre fondatrice, La Doublure. Janet relate ce qu’il appelle les troubles de personnalité de Roussel en l’appelant sous le nom de Martial, personnage central de Locus Solus, dans le premier tome de De l’angoisse à l’extase : " Martial, jeune homme névropathe, timide, scrupuleux, facilement déprimé, a présenté à l'âge de dix-neuf ans, pendant cinq ou six mois, un état mental qu'il juge lui-même extraordinaire. S'intéressant à la littérature qu'il préférait à des études [musicales] poursuivies jusque là, il avait entrepris d'écrire un grand ouvrage en vers et voulait le terminer avant d'avoir atteint l'âge de vingt ans. Comme le poème devait comprendre plusieurs milliers de vers, il travaillait assidûment, presque sans arrêt le jour et la nuit et n'éprouvait aucun sentiment de fatigue. Il se sentit envahir peu à peu par un étrange enthousiasme‑[14]. Pierre Janet assiste sans le voir autrement que sous un angle clinique au moment décisif de la carrière de Raymond Roussel, dont il recueille les confidences ferventes : " On sent à quelque chose de particulier que l'on fait un chef d'oeuvre, et que l'on est prodige : il y a des enfants prodiges qui se sont révélés à huit ans, moi je me révélais à l'âge de dix-neuf ans. J'étais l'égal de Dante et de Shakespeare, je sentais ce que Victor Hugo vieilli a senti à soixante dix ans, ce que Napoléon a senti en 1811, ce que Tannhauser rêvait au Venusberg : je sentais la gloire…" . Janet ajoute : "En même temps Martial se désintéressait de tout le reste et avait grand peine à interrompre son travail pour aller de temps en temps manger un peu. Il n'était pas absolument immobile, il faisait quelques pas et écrivait peu, mais il restait des heures la plume à la main, immobile, absorbé dans sa rêverie et dans le sentiment de sa gloire. Cet enthousiasme et ces sentiments avec des oscillations se prolongèrent tant qu'il composa ses vers, pendant cinq ou six mois". Le docteur Janet relie cet état à la mystique chrétienne :" Martial parle de la gloire comme les mystiques parlent de Dieu ; la certitude qu'il possède la gloire ne tolère aucun doute, quoiqu'elle ne se fonde sur aucune raison : " C'est une inspiration vraie, c'est plus vrai qu'une perception, c'est une sorte de perception lumineuse, car cette " gloire éclate, se manifeste par des rayons lumineux qui " sortent de sa plume, de son papier, de toute sa personne." Cette gloire invraisemblable est d'ailleurs très peu logique, elle est partout, en lui et hors de lui, elle est une idée et elle est un être, comme il est lui même, Napoléon, Victor Hugo tout en étant toujours lui-même[15]." Janet poursuit : "Éprouver cette sensation ne lui suffit pourtant pas. Il lui paraît évident qu'elle constitue une preuve de la révélation de son génie. Il s'enquiert auprès de Saint-Saëns et auprès du secrétaire de Pierre Loti, pour savoir si ces deux grands hommes ont connu une illumination semblable". Et Pierre Janet livre cette observation :" Dans les extases littéraires le sujet ne veut plus s'occuper que d'art pur dégagé de toutes réalités ... Quand il a possédé la gloire à l'âge de dix-neuf ans, quand il la possède encore, malgré le peu de succès apparent, il semble faire de cette gloire un absolu philosophique, indépendant des événements relatifs de ce monde." Le docteur Janet conclut trente ans plus tard : " J'ai cité l'observation de Martial qui, à dix neuf ans, " a senti la gloire" pendant un emballement hypomaniaque déterminé par un excès de travail. A cinquante ans, il a conservé de cette crise de gloire et de lumière la conviction qu'il a la gloire qui en réalité pour lui existe déjà. (…) Martial, dont la modestie n'est pas feinte, n'est pas disposé à mépriser les autres personnes, il est loin de rester dans un état hypomaniaque. (…) Il faut plutôt à mon avis rapprocher la persistance de cette conviction à la persistance des souvenirs qui est également curieuse après les états d'élévation[16]."
Il faut préciser que Roussel eut recours aux soins de Janet après la chute qu’il raconte ainsi :" Quand La Doublure parut, le 10 juin 1897, son insuccès me causa un choc d'une violence terrible. J'eus l'impression d'être précipité jusqu'à terre du haut d'un prodigieux sommet de gloire. La secousse alla jusqu'à provoquer chez moi une sorte de maladie de peau qui se traduisait par une rougeur de tout le corps et ma mère me fit examiner par notre médecin, croyant que j'avais la rougeole. De ce choc résulta surtout une effroyable maladie nerveuse dont je souffris pendant bien longtemps". Une réduction analytique est-elle à l’œuvre chez Janet, qui ne voit chez Roussel qu’une prostration pathologique permanente ? Michel Leiris souligna en son temps que le recours à la thérapie versus Janet avait été une erreur préjudiciable pour Roussel. En effet placer Raymond Roussel entre les mains du docteur Janet n'était pas le meilleur des choix. Ce normalien était docteur en médecine et professeur de philosophie dans les lycées parisiens avant de devenir directeur du laboratoire de psychologie pathologique de la Salpêtrière. On sait qu'il déclarera plus tard prendre les Surréalistes pour " des obsédés et des douteurs".
Dans La Subconsciente, il signalait déjà qu'il avait employé le mot " subconscient" dans un tout autre sens que celui que lui donnaient les poètes : " On s'en est servi pour expliquer des enthousiasmes et des divinations du génie (…). Je me garde bien de discuter des théories aussi consolantes (…). Je me borne [en 1908] à rappeler que je me suis occupé de tout autre chose.[17]" Comment eût-il alors compris ce qui se passait chez son " pauvre petit malade" ?
Emprunts et filiation chez Raymond Roussel :
Ainsi, si Raymond Roussel garde toute sa vie pour La Doublure une nette préférence, c'est moins pour l'oeuvre elle même que pour le souvenir de cet état mental qu'il recherchera toujours et qu'il ne retrouvera plus.
On a peut-être envie de savoir quelle est la forme littéraire qui le plonge dans cet état d'exaltation. Ce sont des vers, des vers classiques, et La Doublure est un poème. Il a d'ailleurs une haute idée de ses qualités de prosodie. On le verra afficher dans les Impressions d'Afrique une certaine condescendance pour les ordres de Bourse rédigés " en piètres vers de douze pieds pleins de chevilles et de hiatus"[18] : les parieurs ne sont pas comme lui des poètes, et c'est bien sûr son père honni qu'il vise à travers eux.
Mais à l'âge où l'on ne peut échapper encore aux influences, qui donc Roussel imite t-il ? Il n'a jamais été mêlé à aucune école, à aucun mouvement. Au moment où, après la bataille symboliste, la jeunesse littéraire de la rive gauche se regroupe autour des premières grandes revues, comme le Mercure de France, il reste résolument " rive droite" : il admire les académiciens, Bourget, Loti, les éditions Lemerre, le Gaulois… Son poète, c'est François Coppée, moins encore celui des Intimités que celui de La Grève des Forgerons. Ses lectures sont celles des bourgeois de son époque ; ce sont celles de sa mère, qui a en art le mauvais goût de son temps. Ces alexandrins nous étonnent par l'absence totale d'images ou de poncifs dits " poétiques" ; c'est une prose descriptive rimée, mais non rythmée, et d'une telle précision qu'on ne distingue plus, il est vrai, les chevilles. " On dirait qu'il y a mise en vers de quelque chose qui pourrait être dit en langage prosaïque"[19]. Mais contrairement à ce que Raymond Roussel obtiendra plus tard de son " procédé", cette " mise en vers" est appliquée à la description de lieux et d'événements réels, et qu'il connaît : le théâtre du boulevard et le théâtre forain, le Carnaval de Nice, la fête à Neuneu. Le procédé « roussellien » pourtant ne doit pas être loin : c'est dans La Doublure qu'apparaissent les inscriptions et les pancartes que nous retrouverons dans L'lnconsolable.
Les rencontres de Roussel comptent plus que tout : à 22 ans, il passe quelques jours avec Jules Verne, et c'est le ravissement d'un élève pour le maître. Locus Solus, qui se déroule dans la villa d'un millionnaire excentrique appelé Martial, qui paraîtra en 1923, emprunte énormément à l'auteur nantais.
Infantilisme de Roussel par Jean Starobinski :
Pour Jean Starobinski, Raymond Roussel a toujours regretté son enfance (citant Roussel) :" Je garde de mon enfance un souvenir délicieux. Je puis dire que j'ai connu là plusieurs années d'un bonheur parfait". Il semble bien que ce soit ses seuls " souvenirs". Jean Starobinski voit dans " le plaisir narcissique de manipuler une langue docile où l'arbitraire initial se déploie selon les rites maniéristes du rébus ou des holorimes" un indice d'infantilisme. Il perçoit ainsi les procédés : " Ces jeux sur les ressemblances phoniques présentent une évidente affinité avec ceux de l'enfance, rébus, charades, puzzles. L'élément du puzzle est énigmatique, puis, peu à peu, tous s'emboîtent et présentent en clair l'image auparavant disloquée"[20]. L'une des formes du puzzle est le jeu de cubes, et certainement ne faut-il voir que ce jeu enfantin dans l'emploi que Raymond Roussel fait du cube, plutôt que " l'image de la quintessence" que croyait y discerner André Breton. Jean Starobinski souligne l'importance des " punitions" dans l'oeuvre de Roussel. Il est certain qu'on y retrouve le souvenir des gages des jeux enfantins (particulièrement ceux que Talou VII impose aux membres du "Club des Incomparables"), que Germaine devait parfois infliger à son jeune frère Raymond Roussel[21].
Postérité de Raymond Roussel ?
Découvertes posthumes: legs à B.N.F. :
Après la mort de Raymond Roussel à Palerme, furent édités un ensemble de documents dont le testament littéraire Comment j’ai écrit certains de mes livres et ses Preuves en partie inédites, les Textes de grande jeunesse ou Textes Genèse et les derniers écrits, les six Documents pour servir de canevas, précédés des Citations documentaires (dont celles de Pierre Janet, sur Martial - Roussel ). Alors vint le temps des exégètes, des structuralistes et des roussellâtres, de Michel Leiris à Jean Ferry, de Maurice Blanchot à Michel Foucault, sans oublier Caradec, Ricardou et tant d’autres. Surtout, l’éditeur Pauvert le réédite dans les années soixante en œuvres complètes, puis il y eut les sept volumes publiés chez Lemerre, suivis d'un huitième volume Épaves, collecte des inédits retrouvés çà et là , les revues et les colloques. Enfin le miracle survient à travers la découverte de "la malle" de Roussel, neuf cartons déposés depuis plus de cinquante ans dans un garde-meuble de la Société Bedel sont retrouvés par hasard et offerts à la Bibliothèque nationale en 1989. Y a-t-il désormais dans la lecture de Roussel un « après la découverte » de cet amoncellement de papiers de tout statut, de carnets, d'agendas, de photographies et d'objets insolites? Brusquement, des milliers de pages inédites font surface (en cours d'impression chez Pauvert). Par exemple La Seine, pièce en milliers d'alexandrins parfaitement achevée. Ou des chapitres entiers de Locus Solus, jusqu'ici inconnus…La genèse va-t-elle devenir génétique, l'écrivain dandy dont la discrétion frôle la névrose inspirer une biographie avec success story ? Face à ces "trouvailles difficultueuses", les premiers découvreurs ont su raison garder, en jauger l'importance et la relativité à l'aune de l'œuvre reconnue. La gardienne du temple, à la Bibliothèque Nationale de France, qui eut le privilège de ranger la malle et d'en faire l'inventaire, participe à l'entreprise de restauration du royaume Roussel, à cette douloureuse Quête du Graal que s'imposa, sa vie durant, l'écrivain à la recherche d'un langage.
Carnets de Michel Leiris :
Plus récemment encore, furent mis à jour des carnets inédits de Michel Leiris montrant comment l'auteur de l'Afrique fantôme vient tout entier de celui d'Impressions d'Afrique qu'il a connu, admiré, et qui a continué de le fasciner longtemps après la mort de Roussel en Sicile. Enquêtant jusqu'à sa propre mort auprès des proches de Roussel, Leiris va nous révéler des points essentiels et décisifs de l'existence du poète (publication fin 1996 par les soins d'Annie Le Brun, chez Fayard)[22]. Utilisant autant ces éléments totalement nouveaux que les archives déjà disponibles et les apports des grands roussellâtres vivants (Annie Le Brun, François Caradec), il est désormais possible de renouveler l'idée commune que l'on se faisait de Raymond Roussel dans les milieux lettrés, et faire découvrir au grand public un des étonnants et des plus admirables écrivains français du siècle. Ainsi pourrait être exaucé le voeu bouleversant enseveli dans son livre posthume : Comment j'ai écrit certains de mes livres, en 1935 :" Je reviens sur le sentiment douloureux que j'éprouvais toujours en voyant mes oeuvres se heurter à une incompréhension hostile presque générale. Et je me réfugie, faute de mieux, dans l'espoir que j'aurai peut-être un peu d'épanouissement posthume à l'endroit de mes livres"[23].
Filiation Roussel /OULIPO ?
Maurice Blanchot et Michel Leiris ont bien montré que Raymond Roussel a redoublé le mystère en écrivant Comment j’ai écrit certains de mes livres. Mais qui lisait et comment lisait-on l'œuvre de l'auteur d'Impressions d'Afrique et de Locus solus, avant qu'elle ne se révèle, ou ne se dissimule, sous le prisme limpide et réducteur de son "procédé très spécial" - "une création imprévue due à des combinaisons phoniques" - et de sa cohorte d'explications à l'usage des "écrivains de l'avenir"?[24]
Le dévoilement est incomplet et le principe des procédés ne dit pas tout ce qui est dissimulé derrière. Roussel est pré-oulipien dans le recours, pour écrire ses "drames" ou longs poèmes en prose, au dictionnaire Bescherelle en deux volumes, celui de 1866, la même édition qui semble-t-il servit à Lautréamont et Rimbaud. Un mot donne une idée et réciproquement, créant ainsi une chaîne de micro- évènements, donc une anecdote, puis une histoire. Un mot provoque une suite d'autres mots, soit par homophonie, soit par contexte de proximité, soit les deux à la fois. Nous sommes déjà dans l'approche oulipienne de la littérature. D'ailleurs, George Perec avec La Vie mode d'emploi fait une révérence à Roussel et le personnage Bartlebooth est l'un des multiples avatars de Roussel[25].
Chez Raymond Roussel, l’invention de procédés permet d'être l'inventeur de sa vie même, invention d’un ailleurs dont il reste maître du jeu, c’est en ce sens que l’invention de procédés dépasse chez Raymond Roussel la dimension ludique et intellectuelle qui est celle de « l’OUvroir de LIttérature POtentielle ». Cette notion de libre- jeu est cependant constante chez lui, puisque sur le tard, deux ans avant sa mort (volontaire ou non), il se remet aux échecs, invente une formule saluée par Tartakower et Marcel Duchamp. Son extraordinaire capacité intellectuelle, qui raisonnait sur les métamorphoses des formes, donnait naissance aux produits les plus irrationnels et imprévisibles qu'un écrivain ait jamais conçus.
Pour autant, le texte roussellien semble comparable à la cervelle dont parle Jarry dans La cervelle du sergent de ville et que l'autopsie révéla" farcie de vieux journaux"[26]. Éventrant mots et phrases par ses techniques d'écriture, Roussel doit ensuite les" farcir", les remplir : titres dévoyés, refrains d'opérette, souvenirs de mélodrames, faits divers, publicité, chronique mondaine. Ainsi, bribes et rebuts servent à construire des architectures savantes et maniaques mais demeurant en même temps partiellement lisibles et qui nous livrent ainsi, par fragments, le monde quotidien de Roussel, transformé en témoin de son temps, mémorialiste surpris et involontaire.
Question de la pluralité des langages
Qu’apporte l’analyse de Michel Foucault ?
La question serait de savoir si derrière le conte fantastique ne se dissimulerait que la sédimentation de la vie anodine de Roussel ? Le risque majeur de cette lecture est celle d’une réduction de l’œuvre aux matériaux linguistiques hétérogènes qui vont alimenter la machine, c’est-à-dire les procédés, pour donner lieu à la création par leur combustion alchimique, dans ce passage de l’extérieur à l’intérieur, de la parole au discours, du procédé à l’oeuvre. Comme l’a dit Max Ernst, la colle ne fait pas le collage, ici, ni les matériaux, ni les procédés ne résolvent le mystère irréductible du génie de Raymond Roussel. Rappelons que Michel Foucault substitue à la traditionnelle distinction saussurienne langue/parole deux oppositions qu’il fait jouer alternativement : le couple « discours/langage », où le discours est paradoxalement ce qui est rétif à l’ordre du langage en général - c’est-à-dire ce qui semble ne pas se plier à une analyse strictement linguistique (c’est par exemple le cas de la production de Raymond Roussel) - ; et le couple « discours/parole », où le discours devient au contraire l’écho linguistique de l’articulation entre savoirs et pouvoirs telle qu’elle est décrite à travers les mécanismes d’identification, de distribution et de taxonomie[27].
Il faut par conséquent revenir sur les trois grandes matrices de cette “ extériorité ” qui apparaissent chez Foucault entre 1962 et 1966 - “ limite ”, “ dehors ”, “ objet impossible ” –
Limite et transgression :
La première grande matrice de l’extériorité apparaît chez Foucault en 1963, c’est-à-dire précisément au moment où il écrit sur Raymond Roussel : c’est le modèle de la transgression. Le fonctionnement en est simple : il n’y a pas de limite qui n’appelle la transgression, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’espace qui ne soit aussi, immédiatement, désignation de sa propre extériorité. Parce qu’une limite est toujours un acte de partage, celle-ci esquisse, au rebours de sa propre fonction de contention, la possibilité du geste qui la nie : elle est donc tout à la fois ce qui refuse le “ passage à la limite ” et ce qui le fonde. Bien entendu, la transgression, c’est aussi, toujours, la réaffirmation inéluctable d’une limite[28].
Extériorité :
La seconde matrice intervient alors : cette extériorité n’est pas une entité métaphysique, c’est une expérience ; et elle fait intervenir un thème qui est à l’époque central pour Foucault, celui du sujet, ou plutôt celui de sa disparition. Foucault définit en effet ce qu’est l’“ expérience du dehors ” comme la dissociation du “ je pense ” et du “ je parle ”, dans la mesure où le langage doit affronter la disparition du sujet qui parle et enregistrer son lieu vide comme source de son propre épanchement indéfini. Le langage échappe alors “ au mode d’être du discours, c’est-à-dire à la représentation, et la parole littéraire se développe à partir d’elle-même, formant un réseau dont chaque point, distinct des autres, à distance même des plus voisins, est situé par rapport à tous dans un espace qui à la fois les loge et les sépare ”[29]. Ainsi, c’est précisément la disparition du sujet qui marque au contraire pour Foucault la spécificité de l’expérience d’une extériorité à l’ordre discursif, cela explique sans doute moins l’évidente fascination qu’il éprouve pour les figures qui incarnent ce dehors : car Foucault a beau dire qu’il n’est pas intéressé par le personnage Raymond Roussel, il n’en reste pas moins que tout son travail est imprégné par son étrangeté.
Pour Foucault, il faut penser la différence - l’extériorité, l’hétérogénéité - à la base même de l’analyse structurale, non pas un seul mais plusieurs systèmes structuraux, plusieurs régimes de signes, plusieurs ordres. Partout, il s’agit de comprendre le fonctionnement de l’expérience du dehors, c’est-à-dire à la fois l’éclatement de l’expérience de l’intériorité et le décentrement du langage vers sa propre limite.
Objet impossible :
La troisième grande matrice est celle qui prend forme à partir de la disjonction entre langage et pensée. Chez Foucault, l’écart irrémédiablement creusé entre les mots et les choses est précisément ce qui permet de faire l’archéologie de la manière dont, à partir de l’époque moderne, les mots ont prétendu régir et mettre en ordre le monde. Au-delà, ne doit-on pas aussi faire une histoire des systèmes de pensée, c’est-à-dire de la manière dont la pensée est toujours déjà mise en ordre par le discours ? Pourtant, il y a étrangement dès Les mots et les choses une torsion étrange du thème. On se souvient sans doute de l’extraordinaire ouverture du livre - ce grand rire qui secoue Foucault à la lecture de l’Encyclopédie chinoise de Borgès. On se souvient peut-être moins de l’expression qui conclut le paragraphe, une fois la lecture de la taxinomie borgesienne achevée : car ce qui provoque le rire, c’est moins la bizarrerie du texte cité que la constatation paradoxale d’une véritable “ impossibilité nue de penser cela ”[30]. « Cela » vaut autant pour le Locus Solus de Raymond Roussel. “ Cela ”, c’est le renversement de la question du peut-on tout dire dans une œuvre littéraire, à celle infiniment plus dangereuse du peut-on tout penser. Parce que, comme le remarque finement Foucault, cet impensable est paradoxalement parfaitement dicible : mise en mots sans pour cela avoir accepté d’être constituée en objet - ce qui signifie qu’il y a un usage des mots (une structure ésotérique) qui ne se plie pas aux règles communes de la pensée et qui, parce qu’il en provoque la crise, ouvre la brèche dans un ordre que l’on croyait absolu. La pensée objectivante possède une limite, parce qu’elle ne peut se constituer là où elle doit affronter des mots en forme d’objets impossibles. Ce ne sont plus les choses qui résistent aux mots, mais les mots qui minent la possibilité même des choses[31].
Là serait la preuve de l’existence d’un ailleurs intérieur, d’un ailleurs littéraire, quand émerge l’impensable, l’objet mental impossible et qu’il résiste aux limites de l’analyse structuraliste. Foucault poursuit la notion lacanienne de l’inconscient structuré comme un langage, par la prise de conscience qu’il y aurait non pas un langage mais des langages, c’est-à-dire qu’il fait exploser l’unité du champ linguistique chère à Saussure. En somme, il faut penser la différence - l’extériorité, l’hétérogénéité - à la base même de l’analyse structurale : non pas un seul mais plusieurs systèmes structuraux, plusieurs régimes de signes, plusieurs ordres. Ce sont ces autres structures qu’il s’agit alors de découvrir, c’est-à-dire une pensée dont “ il faudra bien un jour essayer de définir les formes et les catégories fondamentales ”, et dont Foucault repère très rapidement une sorte de lignage dans les marges de la culture occidentale, de Sade à Hölderlin, de Nietzsche à Mallarmé, d’Artaud à Bataille, de Roussel à Klossowski[32]. Partout, il s’agit de comprendre le fonctionnement de l’expérience du dehors, c’est-à-dire à la fois l’éclatement de l’expérience de l’intériorité et le décentrement du langage vers sa propre limite.
Pluralité de langage et ailleurs théâtral :
Pendant de longues années, tout le temps que durent les soins du docteur Janet, Raymond Roussel confesse son désespoir de n'être pas compris, de ne pas recevoir cette " gloire" à laquelle il a droit : " C'est horrible que l'on n'ait pas le respect des gloires acquises, un seul détracteur est plus fort à mes yeux que trois millions d'admirateurs ; il me faut l'unanimité pour que mon sentiment soit tranquille." Ou encore : "…le sentiment douloureux que j'éprouvai toujours en voyant mes oeuvres se heurter à une incompréhension hostile presque générale".[33] La maladie nerveuse consécutive au choc qu'il a subi le conduira encore par deux fois en Suisse, à Valmont, et à la clinique de Saint Cloud pendant huit mois, pour y soigner sa neurasthénie. C'est cet échec épouvantable, cette chute qui le conduiront à ne plus se montrer, à vivre de plus en plus retiré ; sa timidité devient maladive, et il le sait ; il souffre d'agoraphobie et sa dernière fuite l'entraînera a se réfugier à l'étranger, en Sicile, où personne ne le connaît, où personne ne sait la mesure de son échec. Ce qu'il recherche désormais, à défaut de la gloire qui lui échappe, c'est sa caricature : la notoriété. Son argent le lui permet : l'orgueil du jeune poète se dégrade peu à peu en vanité.
Pourtant, son train de vie et son obstination lui permirent de vaincre cette incompréhension du public littéraire à travers la mise en scène théâtrale de certaines de ses œuvres.
IMPRESSIONS D’AFRIQUE : Lorsque le livre parut personne n'y prêta attention, sauf Edmond Rostand qui proclama partout qu'on en pourrait tirer une pièce extraordinaire. En 1912, Roussel en fit jouer successivement trois versions, les deux premières au Théâtre Femina, la dernière au Théâtre Antoine. La critique s'acharna sur la pièce et l'insuccès fut complet. Cependant, Marcel Duchamp assista à l’une des représentations et Roussel devint pour lui un maître absolu.
LOCUS SOLUS : En 1919, Roussel chargea Pierre Frondaie d'en faire une adaptation théâtrale qu'il fit monter très luxueusement au Théâtre Antoine. Les représentations dégénérèrent en véritables batailles, mais un petit groupe de surréalistes commença à reconnaître le mérite des tentatives de Roussel tandis que lui venait une soudaine célébrité de scandale.
ETOILE AU FRONT : Pensant que ses pièces échouaient parce qu'il ne s'agissait que d'adaptations, Roussel écrivit L'Etoile au front qui, le 5 mai 1924 fut représentée au Vaudeville. Il y eut de nouvelles bagarres mais les partisans étaient plus nombreux : on les hua on les traita de claque et c'est alors que Robert Desnos lança son mot célèbre : "Nous sommes la claque et vous êtes la joue".
POUSSIERE DE SOLEILS : Roussel donna une dernière pièce La Poussière de soleils qui fut montée au théâtre de la Porte Saint-Martin le 2 février 1926 : cette fois les places s'arrachèrent et il n'y eut pas de bataille, mais la critique demeura tout aussi mauvaise.
Epilogue sur l’ailleurs intérieur :
Aucun écrivain dans le monde n'aura conjugué de cette manière la méconnaissance et la célébrité. Consacrant deux pages entières à Raymond Roussel en 1995, le Times Litterary Supplement titre" Roussel The Unread" :" Roussel le non-lu". On ne compte plus les articles, les livres, consacrés à Raymond Roussel. On compte très facilement par contre - quelques centaines - ses lecteurs. Mais quels lecteurs ! Pour André Breton, Raymond Roussel est" Le plus grand magnétiseur des temps modernes". Proust :" Un prodigieux outillage poétique". Aragon :" Statue parfaite du génie". Jean Cocteau :" Un mode suspendu d'élégance et de peur". Paul Eluard :" Il nous montre tout ce qui n'a pas été ; cette réalité seule nous importe". Michel Leiris lui écrira :" On n'a jamais touché d'aussi près les influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes", avant que Jean Ferry ne conclue " Ensuite vient toute la littérature dite moderne". Reconnaissons que l'approche de cette oeuvre n'est pas facile, même pour celui qu'elle tente. Avant de céder à l'envoûtement, Cocteau par exemple, s'en était longuement défendu. Il écrira :" Je repoussais Raymond Roussel comme propre à me mettre sous un charme dont je ne prévoyais pas l'antidote".[34]
Que d’éloges pour Raymond Roussel, bien que ce dernier résiste à toute assimilation et à toute explicitation. Le lien qui le lie à la modernité est dans le déplacement linguistique et le détournement du langage, pour inventer un monde autonome généré par des combinatoires de procédés linguistiques simples mais dédoublés et masqués. L’opacité de cette alchimie du langage était délibérément voulue par Raymond Roussel, à tel point que lorsqu’il écrivit son mode d’emploi ou Comment j’ai écrit certains de mes livres, les experts décrypteurs qu’ont été Maurice Blanchot et Michel Foucault se sont cassés les dents sur un hermétisme faussement dissimulé sous quelques clefs secondaires de dévoilement abandonnées comme autant de leurres par Raymond Roussel. La machine à peindre est une invention roussélienne générée par ses procédés dans Impressions d’Afrique, mise en scène par la montreuse Louise de Montalescot. Les rails en mou de veau de la Mort de l’Ilote Sarikadis des Impressions d’Afrique, ou La Demoiselle de Locus Solus, sont des machines célibataires, des objets impossibles qui firent délirer les surréalistes, André Breton le premier. Toutes ces inventions représentatives de la modernité furent aussi générées par les procédés rousséliens, par ce monde autarcique, cet ailleurs intérieur qui le protège de l’incompréhension du monde extérieur.
A mon avis, la dimension irréductible du mystère chez Raymond Roussel réside dans ces labyrinthes, ces chausses trappes et ces souterrains de sens indétectables. Les procédés qu’il a forgé et inextricablement mêlés l’isolent à l’intérieur du Locus Solus sorte d’exil intérieur qu’il habite, toujours dans l’ailleurs de son intérieur qui le conduira à exiger que les suites de Palaces qu’il réserve dans ses périples hallucinés, soient toujours décorées de la même façon, avec les mêmes draps et les mêmes rideaux, comme pour annuler les distances matérielles, les différences géographiques. Ce voyage immobile renvoie bien à cet ailleurs intérieur. Ce périple se termine, on le sait, à Palerme, porte de l'Afrique. Le grand écrivain sicilien Leonardo Sciascia mais aussi Michel Leiris reviendront sur cette "mort éloignée", survenue le 14 juillet 1933, dans la chambre 224 du Grand Hôtel des Palmes. Sa maîtresse Charlotte Dufrène était à ses côtés. Elle notait les doses de barbituriques qui augmentaient avec l'angoisse[35]. En 1928, Roussel avait suivi une cure de désintoxication dans une clinique de Saint-Cloud où se croisaient Gide, Cocteau et tant d'autres intoxiqués de la modernité.
Je ne prétends pas que Raymond Roussel ne fut pas moins maniaco-dépressif, ni plus Borderline que d’autres créateurs de la modernité du XXe comme antonin Artaud ou William Burroughs, je pense seulement que le jeu qui d’un coup de dés jamais n’abolit le hasard allait très loin chez Raymond Roussel. La logique de détournement qu’il a inventé, il se l’est appliqué aussi et s’est enfoncé dans lui-même, face à l’incompréhension générale de ses contemporains, fabriquant et peuplant ce Locus Solus, ce lieu singulier d’où il faisait pousser ces inventions inédites et savoureuses, des fois écologiques, des fois scatologiques, toujours poétiques qui font rire les niais et hennir les frileux matérialistes, qui font dériver et rêver les adultes restés enfants, happés dans ce tourbillon de mots et d’images si précises et si précieuses.
[1] Raymond Roussel ”Mon Âme”, poème écrit à dix-sept ans, publié à vingt, dans Le Gaulois, 12 juillet 1897.
[2] Roussel : Comment j’ai écrit certains de mes livres, éd. Imaginaire Gallimard, Paris 1976, p. 32.
[3] Tous ces ouvrages sont édités par les éd. Jean Jacques Pauvert, Paris.
[4] Raymond Roussel, opus cité, pp. 45-49.
[5] Michel Leiris, Annie Lebrun, Jean Jamin : Raymond Roussel & Co, éd. Fayard, Paris, 1996, p.47.
[6] Raymond Roussel : Locus Solus, éd. Jean Jacques Pauvert, Paris 1969, pp. 95-98.
[7] Jean Potocki : Le manuscrit trouvé à Saragosse, éd. Livre de poche, Paris, 1963 ; adapté en 1964 par le cinéaste Wojciech Has
[8] Roussel : Impressions d’Afrique, éd. Jean Jacques Pauvert, Paris 1969, pp 45-48.
[9] Raymond Roussel : Nouvelles Impressions d’Afrique, éd. Jean Jacques Pauvert, Paris 1969, p. 29.
[10] André Breton : Anthologie de l’Humour noir, éd. Jean-Jacques Pauvert Paris 1966, p.291.
[11] François Caradec : Raymond Roussel par François Caradec, éd. Fayard, Paris, 1973, p.135.
[12] François Caradec : opus cit. p. 87.
[13] André Breton : opus cité, p. 291.
[14] Raymond Roussel : Comment j’ai écrit certains de mes livres, opus cité, Dr Pierre Janet : Les caractères psychologiques de l’extase, pp. 145-147.
[15] André Breton : opus cité, p. 292.
[16] Dr Pierre Janet : Les caractères psychologiques de l’extase, pp. 148-152.
[17] Dr Pierre Janet : Les caractères psychologiques de l’extase, p. 164.
[18] Raymond Roussel : Impressions d’Afrique, opus cité, p. 131.
[19] François Caradec : Raymond Roussel par François Caradec, opus cité, p. 97.
[20] Jean Starobinski : Œil vivant, éd. Gallimard, Paris 1963, p. 34.
[21] Jean Starobinski : Œil vivant, opus cité, pp. 36-39.
[22] Michel Leiris, Annie Lebrun, Jean Jamin : Raymond Roussel & Co, éd. Fayard, Paris,1996.
[23] Raymond Roussel : Comment j’ai écrit certains de mes livres, opus cité, p. 27.
[24] Raymond Roussel : Comment j’ai écrit certains de mes livres, opus cité, p. 145.
[25] Georges Perec : La vie, mode d’emploi, Livre de poche, Paris 1980, p.82.
[26] Alfred Jarry : La cervelle du sergent de ville. La Revue Blanche, 15 février 1901. Éditions de comptoir.
[27] Michel Foucault : L’ordre du discours, Leçon inaugurale- Collège de France- Paris 1971.
[28] Michel Foucault : L’ordre du discours, Leçon inaugurale- Collège de France- Paris 1971.
[29] Michel Foucault : Raymond Roussel par Michel Foucault, éd. Gallimard, collection Le chemin, Paris, 1967, p.22.
[30] Michel Foucault : Les mots et les choses, opus cité, pp.46-52.
[31] Michel Foucault : Raymond Roussel par Michel Foucault, opus cité, pp. 56-63.
[32] Michel Foucault : Les mots et les choses, opus cité, pp. 87-98
[33] Raymond Roussel : Comment j’ai écrit certains de mes livres, opus cité, p. 138.
[34] Times, Litterary Supplement : « Roussel The Unread »
(" Roussel le non lu") 1995, pp. 13-15.
[35] Leonardo Sciascia : Portraits d’écrivains, éd. Fayard, Paris, 1982.