Rébecca la diablesse
Gilbert Marques
Rébecca pourrait passer pour une vieille dame respectable aux yeux de qui ne la connaît pas et si elle vivait ailleurs que dans ce petit village campagnard apparemment sans histoire. Perdu au milieu des champs, isolé dans un cocon de cultures céréalières, oublié des grands mouvements migratoires, il survit, replié sur lui-même. Ses habitants, conservateurs dans l'âme, ne s'intéressent guère à tout ce qui vient d'autre part. Ils considèrent n'être pas vraiment concernés par les événements qui secouent le monde sauf si leurs habitudes en sont perturbées au point d'éveiller leur curiosité maladive. Depuis très longtemps, ils ont créé une frontière imaginaire entre leur territoire et l'ailleurs. Faute d'accueillir de nouvelles âmes, la population vieillit et les villageois continuent à vivre entre eux, chacun sachant tout des autres. Comme il ne se passe presque jamais rien d'exceptionnel, sauf quelques inévitables enterrements, ils en sont réduits à disséquer toujours les mêmes faits, y compris les plus anodins, survenus parfois il y a presque des siècles. Ils les convertissent en éléments majeurs dont l'importance bouscule l'ennui.
Depuis des années, Rébecca est ainsi devenue l'intarissable source de ces discussions interminables. En ville ou dans une bourgade plus importante, cette femme de caractère passerait sinon inaperçue, tout au plus comme une originale mais dans ce microcosme où elle est née, elle fait figure de... personnage. Cette étiquette collée sur son nom n'est ni respectueuse ni tout à fait anodine. Revêtue d'un certain mystère, elle laisse planer toutes les suppositions possibles et imaginables qui, au fil des années, ont tissé à Rébecca une réputation sulfureuse.
Mais qui est donc Rébecca pour mériter pareille attention ?
Les avis à son sujet sont partagés selon qu'ils émanent des femmes ou des hommes. Ils s'accordent seulement sur le fait qu'il s'agit d'une maîtresse femme, mégères pour les unes, odalisques pour les autres. Comme la plupart d'entre eux, Rébecca n'est pourtant qu'une septuagénaire vivant tranquillement sans s'occuper de rien ni de personne. C'est justement cet apparent détachement qui intrigue et donne naissance à tous les ragots.
Les femmes ne lui pardonnent pas de ne pas vivre comme elles et surtout d'avoir osé quitter le village dans sa jeunesse puis d'en être restée absente pratiquement continuellement pendant plus de cinquante ans. Elles se demandent aussi pourquoi elle disparaît encore assez souvent durant plusieurs mois. Ces absences font jaser et, puisque Rébecca parle peu sinon pour échanger des banalités, les voilà bien obligées de remplir les vides. Le mystère stigmatise l'imagination qui déborde. Jalousie ? Peut-être mais plus sûrement incompréhension suscitée par la peur de l'inconnu. Indéniablement, les anciennes camarades d'école de Rébecca auraient aimé être comme elle, libres de toute entrave. Probablement l'envient-elles encore aujourd'hui d'avoir eu l'audace de plonger dans le grand chaudron de Satan que symbolise toujours, à leurs yeux, la grande ville où elles ne sont presque jamais allées. Rébecca y était partie et y avait vécu puis, au bout de quelques années, en est revenue selon elles plus fière et plus hautaine que jamais. Dépit de n'avoir jamais su ce qu'elle y avait fait duquel il résultait dénigrement et critiques. Quand quelqu'un tait son passé, il a nécessairement commis des actes inavouables dont il a immanquablement honte. Il ne peut bien entendu en être autrement pour Rébecca qui s'évertue à cacher quelque chose. La preuve ? A son retour, elle est restée habiter chez ses parents puis ces derniers disparus, elle a fait rénover la maison pour la transformer en une pimpante demeure autant qu'il est possible d'en juger de l'extérieur car pour rentrer chez elle, c'est une autre affaire. Avec quel argent a-t-elle pu financer ces travaux ? L'héritage... Impossible ! Cette famille, sans tirer le diable par la queue, n'en avait pas moins trimé pendant des générations pour joindre les deux bouts et conserver quelques biens au soleil. Tout le monde ici le sait pour avoir vécu de la même manière. Alors ?
Alors, Rébecca ne dissimule rien. Elle tente seulement de préserver son intimité en sachant pertinemment attiser de la sorte une curiosité chronique. Laissant les questions sans réponse, elle sait apporter de l'eau au moulin de la malveillance résultant du désœuvrement. Elle n'ignore rien des bruits courant sur son compte mais elle s'en moque et ne démentit pas. Elle continue à vivre en marge de la vaine agitation villageoise en l'observant d'un regard ironique.
Un éternel sourire figé sur ses lèvres, elle promène son chignon bien ordonné par les rues en jetant d'une voix douce et fluette des "bonjour" que les commères prennent sinon pour des injures, tout au moins comme des provocations.
- Voilà que maintenant elle se prend pour la châtelaine...
Plutôt grande, toujours aussi mince qu'au temps de sa jeunesse, Rébecca vaque à ses occupations sans s'inquiéter des yeux inquisiteurs qui
l'épient. Toujours tirée à quatre épingles, elle conserve, malgré l'âge, des allures de jeune fille et si le temps a quelque peu fripé son visage, il ne lui a rien ôté de sa beauté ni de son charme.
- On voit bien qu'elle n'a jamais eu de mari ni porté d'enfant dans son ventre...
La jalousie s'exprime, venimeuse, sans rien savoir de la vérité. Et elle pose tant de questions que la recherche d'hypothétiques réponses occupe les longues nuits d'insomnie et les interminables journées d'inaction. Ainsi ces braves dames patronnesses essaient-elles de reconstituer l'existence de Rébecca dont elles ne savent presque rien sinon un lointain passé commun. Elles, aujourd'hui vieilles au corps déformé par les rhumatismes ou les trop nombreuses grossesses, ne comprennent pas comment Rébecca peut encore garder des apparences physiques de femme et surtout comment elle a pu vivre loin du village. Réduites à imaginer, elles finissent par rêver éveillées, faisant à leur corps défendant de Rébecca leur héroïne... diabolique. Aucune d'entre elles ne consentirait à le reconnaître mais chacune, en son for intérieur, admire Rébecca depuis déjà toute gamine. Raison valable pour lui en vouloir davantage. De toutes, elle fut toujours et demeure la plus belle, la plus instruite et sans doute la plus intelligente. Elles le reconnaissent à contrecœur, du bout des lèvres. Il lui avait fallu du courage, bien que sa famille fut de situation modeste, pour ne pas hésiter jadis à tenter l'aventure de la vie citadine mais quel pacte a-t-elle bien pu signer là-bas, dans ce creuset de tous les vices, pour revenir si peu changée ? Nul doute qu'elle y a acquis des pouvoirs effrayants afin que le temps n'ait sur elle aucune prise. Naïves et devenues les égéries de Dieu dont elles se sont éprises sur le tard, il ne subsiste rien de leurs espoirs de jeunesse abîmés par un quotidien laborieux. Il leur reste une unique consolation, ressasser leur rancœur à l'égard de Rébecca qui incarne ce qu'elles auraient voulu devenir. Elle est la seule à avoir réalisé ce destin dont jeunes filles, elles avaient toutes rêvé.
Rébecca partie, elles avaient vainement attendu un homme capable de les sortir des griffes de l'histoire qui se répétait de génération en génération mais aucun chevalier blanc n'était venu les enlever et le conte de fée avait tourné court. En désespoir de cause, elles s'étaient contentées d'un gars quelconque parmi ceux qu'elles connaissaient depuis toujours, perpétuant ainsi ce que leur mère, leurs grands-mères et d'autres femmes avant elles avaient accepté comme une fatalité à laquelle il était impossible d'échapper. Elles se reprochaient de n'avoir pas eu le courage de Rébecca mais se cherchaient des excuses en jugeant aujourd'hui son attitude d'alors inconsciente. Pourquoi, comme elle, n'avaient-elles pas foulé aux pieds les traditions et récusé l'éducation reçue ? Respect des parents, peurs ataviques ? Elles ont sacrifié leur vie, leur propre vie en suivant un chemin tout tracé dont elles n'ont pas su ou pu dévier. Toujours plus facile de rester sur les rails... Seule Rébecca avait tout remis en question pour s'accomplir mais le jeu en avait-il valu la chandelle ?
En dévotes qu'elles sont devenues, ces dames patronnesses ne le croient pas. Il avait fallu une autre main que celle de Dieu pour tout casser de ce que les ancêtres avaient patiemment construit. Rébecca est peut-être riche mais cette fortune que lui prête la rumeur ne peut qu'avoir été mal acquise. Rébecca n'a jamais travaillé et ne travaille toujours pas. Rébecca est seule, désespérément. Elle n'a jamais eu ni mari ni enfant. Rébecca est une impie. Elle ne fréquente pas l'église et n'assiste à aucune cérémonie, même pas aux enterrements. Puis Rébecca disparaît des semaines entières sans rien dire à personne. Puis elle revient au village comme si de rien n'était. Puis Rébecca reçoit des étrangers qui arrivent dans de grosses voitures pour repartir à la nuit tombée. Puis de petits camions entrent dans sa cour, chargent ou déchargent de mystérieuses cargaisons pour disparaître ensuite sans laisser de trace. Et Rébecca continue à se taire et pas moyen de l'espionner. Sa maison se situe au bout de la rue principale avec un jardin entouré par les hauts murs d'une végétation impénétrable. Aucune possibilité enfin d'écouter les conversations échangées, tout se passe toujours à l'intérieur. Alors ?
Alors, les langues bien déliées tricotent une légende. Hors de question d'interroger une Rébecca maîtresse du démon ! Tout juste si en la croisant, on ne se signe pas. Sa frêle apparence, sa feinte bonhomie et sa douceur sont autant de trompe l'œil car elle a fait pire. Elle est en effet soupçonnée d'avoir séduit les hommes dont ces matrones ont été ou sont encore les épouses. Certes, ils sont maintenant presque tous morts et enterrés mais s'il y a prescription, il n'y a ni oubli ni pardon. Dans le temps, tous lui ont couru après et une fois de retour, aucune raison pour que les choses ne reprennent pas leur cours interrompu. Rébecca faisait sa mijaurée et sans doute était-elle parvenue à les séduire même si aucun n'avait jamais été pris en flagrant délit d'adultère. Malgré l'absence de preuve ou d'aveu, le doute subsiste, pernicieux. Est-il naturellement normal qu'une femme vive aussi longtemps sans un homme dans son lit ? Par quel sortilège les tient-elle à sa merci car elle continue à tourner la tête aux quelques survivants sur qui il ne faut pas compter pour avouer avoir eu un commerce coupable avec cette Jézabel. Ils la vénèrent et vont la voir pour un oui pour un non. Selon eux, elle leur ouvrirait sa porte uniquement pour les soigner. Posséderait-elle en plus des dons de guérisseuse ?
Dûment interrogés, ils se taisent en baissant les yeux ou bien bafouillent dans leur barbe des réponses inintelligibles. Les plus hardis se mettent en colère et coupent court à toute demande d'explication. Leurs compagnes, suspicieuses toujours, se sont résignées à ne plus poser aucune question depuis longtemps mais ne manquent jamais de lancer des allusions perverses. Lassés de ce manège, elles continuent à râler et à rouspéter mais rien n'y fait, leurs hommes font comme s'ils n'entendaient rien ou bien leur intiment d'arrêter de salir la réputation de Rébecca. Avec leur franc parler paysan, ils n'y vont pas par quatre chemins :
- T'avise pas d'aller lui casser les pieds ! Cancanez tant que vous voulez toutes autant que vous êtes mais foutez-lui la paix. Manquerait plus qu'elle s'en aille…
Pauvres femmes frustrées de n'avoir pas la liberté de dire à Rébecca ce qu'elles pensent d'elle et surtout de ne pas pouvoir pénétrer dans son domaine comme dans un moulin, elles obéissent, contraintes et forcées. Elles n'en ont pas moins la certitude que les hommes protègent une vraie sorcière. Comment pourrait-il en être autrement ?
Alors surgissent de nouveau les anciennes superstitions.
- Sûr qu'elle tient le diable par la queue pour les ensorceler !
- Et comment elle peut avoir le pouvoir de les guérir et pas nous ?
- Et qui... Et que... Et quoi...
Les hommes rient de ces commentaires et s'allient dans le secret du silence pour épaissir le mystère.
- Ah, si elles savaient, elles seraient bien déçues...
Mais à quoi bon les détromper ? Pendant qu'elles pérorent sans fin au sujet de Rébecca, elles les laissent tranquilles et ils n'en demandent pas davantage.
Cette situation ambiguë amuse Rébecca qui en joue sans avoir rien à se reprocher. Ces hommes qu'elle reçoit lui racontent tout. Tous, au fond de leur cœur, éprouvent envers elle un peu plus qu'une solide amitié cimentée par leur complicité mais comment réagiraient-ils s'ils savaient que Rébecca garde toujours dans une poche de sa blouse maculée de peinture, un petit magnétophone pour enregistrer leurs conversations ? Elle parle peu mais les incite à se livrer sans réserve. Ainsi croient-ils être les seuls à partager une partie du secret de la belle puis, comment avouer à leur épouse sans déclencher leurs sarcasmes, que s'ils se rendent aussi souvent et aussi régulièrement chez elle, c'est uniquement pour… poser ? Elle peint en effet leur portrait même s'ils ignorent qu'elle s'inspire aussi d'eux pour écrire des histoires dans des livres avec des personnages qui leur ressemblent.
Rébecca a ramené ces talents de la ville où elle était jadis partie
étudier la médecine. Un jour, elle a rencontré par hasard un artiste dont elle s'est éprise. Il l'a patiemment initiée jusqu'à lui faire découvrir sa véritable vocation. Elle a alors quitté la faculté pour les Beaux-Arts puis ils se sont installés ensemble, pensant, comme tous les amoureux, construire un avenir. Le sort en décida autrement. La maladie emporta le jeune homme sans que Rébecca put l'aider ni que leur fut laissé le temps de se marier et d'avoir des enfants. Se sentant trompée, abandonnée, la jeune femme résolut de retourner vivre auprès de ses parents durant un temps, dans le village de son enfance. Elle y avait retrouvé le calme et la tranquillité faute d'une sérénité dont elle aurait à l'époque eu bien besoin pour créer. Revenue chez elle, en ville, elle trouva dans l'écriture le moyen d'apaiser sa douleur puis de l'exorciser pour la transformer en une inspiratrice féconde. Rentrée au bercail depuis, loin du bruit et des sollicitations mondaines, elle n'a jamais cessé de mener les deux carrières de front et elle s'est battue contre l'adversité pour atteindre la notoriété. Elle est aujourd'hui devenue un peintre renommé et un écrivain reconnu. Elle expose partout dans le monde que ses livres sillonnent avec succès.
Si ses amis le savent, ses voisins ignorent côtoyer une célébrité. Peu friands d'informations, ils lisent rarement les journaux et ne regardent pas beaucoup la télévision quant à la culture et à l'art, ce leur sont des univers étrangers. Puis que leur apporterait de savoir que Rébecca est une femme importante ? Certes, elle serait alors respectée mais elle perdrait ses muses et le rêve s'écroulerait. Elle préfère donc se taire en leur rendant hommage à sa façon. Ses portraits de paysans ornent musées, galeries et collections privées. Ses livres racontent l'histoire et la vie difficile de ces gens qu'elle aime. A leur insu, même ces femmes qui disent la détester, sont croquées puis leurs visages torturés immortalisé par les pinceaux ou
sous la plume acérée mais jamais méchante.
D'ailleurs, et d'une certaine façon, Rébecca ne donne pas entièrement tort à ces anciennes copines. Elle aussi se demande souvent d'où lui viennent ses dons. Est-ce cadeau de Dieu pour compenser sa solitude ou bien vengeance du Diable pour avoir enfreint les lois divines ? Elle ne le saura jamais même si elle pense que son talent de peintre vient d'en haut et celui d'écrivain d'en bas. Les personnages de ses tableaux respirent la paix, inspirent confiance. Ceux de ses romans sont souvent les mêmes mais dépeignent la face cachée, l'entité. Ce à quoi Rébecca ne parvient pas avec ses pinceaux, elle y arrive avec son stylo. A croire qu'elle renferme en elle deux femmes contradictoires et complémentaires, une sorte de Docteur JEKYL et Mister HYDE au féminin. D'une main, elle tient celle de Dieu et de l'autre, la queue du Diable. Ainsi écartelée, elle ne sait plus depuis longtemps auquel se vouer. Parfois, elle essaie de faire le bien en se servant des rudiments de médecine dont elle se souvient pour soulager les autres mais elle a surtout consacré la majeure partie de sa vie à la futilité de l'art.
Ceux d'ici ont plus besoin d'un médecin que d'une artiste. Elle ne leur a jamais rien donné de concret mais elle leur a beaucoup pris. Ainsi leur doit-elle tout, y compris sa réussite dont elle ne les paie pas de retour. Qu'importe donc que les autres femmes la vouent aux gémonies, sans doute le mérite-t-elle, ou que les hommes l'admirent. Elle a ouvert sa porte mais eux seuls sont entrés. Elle ne sait pas pourquoi et regrette que ses amies d'antan n'en aient pas fait autant. Sans doute ont-elles eu peur de ce que Rébecca est devenue, ce qui explique qu'elles aient préféré la transformer en une espèce de mégère qui grillera en enfer plutôt que de redevenir complices comme autrefois.
Rébecca accepte sans broncher l'augure de cette conscience populaire et de prendre la direction que lui indique la queue fourchue du Diable dans ses pires cauchemars. Elle a découvert, depuis une éternité, que l'enfer existe aussi sur terre...
MARQUÈS Gilbert
Texte tiré du recueil Dissection