Regarder derrière

yeager

"Apprécier la vie comme si on allait mourir demain."

Ils sont drôles ceux qui me demandent de vivre ainsi. Ils pensent que c'est facile d'oublier ce qui tourmente, sous prétexte que je pourrais mourir demain ? Ils imaginent que je peux vivre totalement en laissant de côté la tristesse qui m'entoure ?

J'ai essayé. J'ai échoué.

Alors j'ai imaginé que je ne mourrai pas demain. Ni après demain. Et j'étais heureux. Immortel. Plus peur de mourir. 
Pouvoir voir s'éteindre le soleil.
Vieillir mes enfants.
Continuer de caresser les mains de plus en plus vieilles de celle que j'admire le plus. Sentir son souffle court mes nuits éblouissantes.
Pouvoir me rendre encore une fois, deux fois, une infinité de fois dans des îles aux paysages déchirés.
Voir encore et encore ma plante fétiche fleurir.
Jouer au ballon avec mes vieux, très vieux (et vieilles) ami.e.s.
Ne plus me retourner et voir la camarde à grands pas abattre ceux et celles qui comptent pour moi.

Et puis, le monde m'a ramené à la réalité : égoïsme, xénophobie, homophobie, sexisme, capitalisme, pouvoir, richesse non partagée écœurante, famine non résolue dans un monde qui déborde de richesse.

Je me suis alors retourné, et j'ai fait signe à la grande Mort qui s'était arrêtée de marcher. Elle rigolait. Non, elle pleurait. Elle savait que je finirai par l'appeler, elle savait que je ne l'arrêterais pas dans son ignoble rôle de faucheuse.
Je lui ai fait signe, et je l'ai attendu, mais pas trop.

J'ai regardé alors le soleil se lever, mes enfants grandir, ma compagne dormir paisiblement et respirer délicatement. J'ai préparé des voyages vers des îles improbables ; j'ai décidé de ne plus laisser ces riches en paix insulter la misère par leur simple présence ; j'ai promis de ne plus laisser le pouvoir m'imposer quoi que ce soit et de le combattre quand il agira sur n'importe quel être vivant. J'ai accepté toutes les invitations de mes ami.e.s à des parties de jeu, de foot, de rire. J'ai accepté de perdre mes proches.

Et puis, j'ai commencé à vivre comme si j'allais mourir tout à l'heure.

G.Y.

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