Remontage de pendule

Go Mat

Encore une journée à faire visiter des maisons hors de prix à ces abrutis de Parisiens. J’étais vraiment payé à ouvrir et fermer des portes, à répondre aux questions débiles de pseudo acheteurs qui n’avaient même pas les moyens de rembourser leur crédit sur l’achat de leur automobile. Des questions de merde du genre : « - Le propriétaire ne pourrait-il pas baisser de moitié son prix? »

Vraiment un boulot à la con, sachant que 90% d’entre eux viennent uniquement au cas où… au cas où quoi ?! au cas où ils gagneraient au loto… au cas où subitement, la maison verrait son volume doublé de moitié… où l’actuel propriétaire voudrait bien changer toute la décoration gratis ?! Faut pas rêver, mesdames et messieurs, être propriétaire ça coûte cher, à part si vous êtes blindés aux as, ou fils/fille à papa. Et moi, je me fais chier pour vous… j’ouvre et je ferme des portes… j’écoute vos jérémiades et plaintes en tout genre... Mais qu’est-ce que j’y peux, moi, qu’il vous manque 20 000 euros pour boucler le budget, que vous trouviez que le salon n’est pas assez à la mode ou que la chambre est trop petite ?! Qu’est-ce que j’y peux, bordel ?!

Et tout ça, pour un salaire dérisoire… Je ne suis pas propriétaire, moi, et je ne demande même pas à l’être, réfléchissez bien, monsieur qui êtes là devant moi avec votre dame… Quoi qu’il arrive on se faire toujours plumer de toute façon… de tous les côtés… par le boulanger, l’assureur, le banquier, les agents immobiliers, et même par le croque-mort… Oui, c’est connu ! Jusqu’à la mort on se fait baiser, trouer les poches, vider la bourse, on vous prend au collet et on serre jusqu’à la fin… On vous arnaque, on vous gruge, on vous blouse, on vous filoute, on vous roule dans la farine, on vous carambouille, pour tout dire on vous entube ! Et tout le monde fait ça avec tout le monde tout le temps…

Faut pas rêver, je disais, votre maison elle va vous saigner pendant vingt ans… elle va vous prendre vos meilleures années… il faudra vous serrer la ceinture, et si vous ne le faites pas, votre maison vous la perdrez, en même temps que votre femme, vous verrez… Vous vous retrouverez vite sous les ponts, on vous interdira de voir vos enfants, parce que vous ne vous laverez plus, parce que vous puerez l’alcool, parce que votre barbe sera sale... « Papa, tu piques », vous dira votre rejeton qu’aura fait le mur pour vous retrouver sous les cartons en plein mois de novembre…

Je sens bien que vous me regardez bizarrement, que vous vous méfiez… Encore un agent immobilier véreux… Un demi-million pour cette bicoque, c’est vraiment se foutre de la gueule du monde… C’est ça, on va réfléchir… Je vais encore vous sourire comme un con, comme il est d’usage dans le milieu… Des courbettes, suis payé à faire ça aussi, des courbettes… « Mais je vous en prie, après vous », allez-y… continuez à vous foutre de ma gueule ! Vous pouvez, ça ne vous coûte rien…

Je m’énerve, je m’énerve, mais c’est pas tout ça, faut que je rentre chez moi… Je salue les secrétaires de l’agence, c’est pas de leur faute… Vu ce qu’elles sont payées… Je rapporte les affaires de la journée au patron, pas de quoi sauter au plafond, sauf que lui il s’en fout, il part aux Seychelles dans deux semaines… Il se prend les 95% du bénéfice, à nous 5 on a les 5% qui restent ! Autrement dit, lui, il se gave, les bicoques il a que ça, partout, même qu’il ne sait pas quoi en faire. Il a même des bateaux, un yacht, un hors-bord, tout juste s’il n’a pas un hélicoptère ou un avion… Il en a tellement… Il va en crever, finalement, vous pouvez avoir les poches remplies, n’empêche… Il est gras comme un cochon de foire, il  ne va pas aller bien loin, à la soixantaine tout au plus… Manger au restaurant tous les jours, c’est pas bon, vaut mieux manger du riz tous les jours dans son F2, et pas de viande tous les jours, rien à becqueter, c’est la santé ! Mais là, on dirait qu’il va s’envoler, qu’il a été dessiné par Montgolfier !

Je sors à peine du bureau qu’il y a un drôle de quidam qui m’interpelle.

-          Monsieur Sergent, qu’il me dit.

-          On se connaît ?!

Sachant que je connaissais la réponse, ni d’Eve ni d’Adam. Je ne l’avais jamais vu ce cuistre-là qui continuait de m’entraver la circulation.

-          Non, mais je connais un ami qui m’a parlé de vous…

-          Ah oui, qui ça ?

-          Ce n’est pas la question la plus importante. Ce qui compte, c’est la plutôt celle-ci : êtes-vous prêt monsieur Sergent à entrer dans l’Histoire ?

-          Entrer dans l’histoire, de quelle façon vous voulez dire ?!

Je pensais qu’il ne devait pas tourner rond… Sorti de l’asile, je me dis ou alors échappé…

-          En testant la machine que j’ai élaborée pour remonter le temps…

Ben ça devait être ça, j’étais tombé sur un fou… qui divaguait complètement, une machine à remonter le temps, et pourquoi pas du fer qui se transforme en or ?! Fallait l’enfermer… Je cherchais des yeux autour de moi, dès fois qu’un képi serait dans le coin… Mais non, comme d’habitude… Jamais là quand on a besoin… Sûrement en train de se toucher dans leur bureau…

-          Je vous parle sérieusement, monsieur Sergent !

-          Je suis désolé, mais j’ai du mal à vous croire…

-          Je vous invite dans mon laboratoire, vous verrez que je ne plaisante pas…

Me voilà alors entraîné dans cette folie… je le suivais, comme on suit un Géo Trouvetout, par curiosité… juste pour voir jusqu’où le gars pouvait aller.

 Et là, je fus sacrément surpris en arrivant… Nous passâmes les grilles d’un château gardé par des sbires patibulaires.

-          Le service d’ordre. Mon laboratoire est financé par un riche mécène russe. Il nous accueille bien volontiers.

Un homme se tenait devant le perron... Un mec plein aux as, ça se voyait de suite… Il devait avoir la quarantaine et s’exprimait avec un accent indubitablement slave.

-          Bienvenue monsieur Sergent. Je suis heureux que vous ayez accepté de venir. Je vous aurai bien accompagné dans ce voyage à travers le temps, mais je n’ai pas vos compétences.

Je commençais à m’inquiéter… Entendre un fou raconter des sornettes, passe encore… mais deux… Une sourde angoisse commençait à monter en moi. De quelles compétences parlait-il d’ailleurs ? C’est en entrant dans la pièce qui servait de laboratoire que je pris conscience que ces gens ne plaisantaient pas… Au centre, il y avait une sorte de capsule… Je ne saurais trop l’appeler autrement… On y entrait visiblement par une porte… Elle était transparente... Je restais quelque peu interloqué…

-          Il ne va pas sans dire mon ami, que vous recevrez à votre retour une forte somme d’argent.

-          Combien, demandais-je ?

-          Un million d’euros.

-          C’est beaucoup d’argent, et il n’y a vraiment aucun risque ?

-          Tout a été minutieusement étudié, me répondit Géo Trouvetout, il n’y a aucun risque vraiment.

-          Mais dans quelle époque vais-je aller ?

-          Oui, alors là, c’est vrai, qu’il reste ce point de détail…

-          Ce point de détail, c’est-à-dire ?!

-          On ne sait pas régler pour l’instant le point d’arrivée.

-          Vous voulez dire que je peux me retrouver à n’importe quelle époque, vous imaginez… des dinosaures en train de me poursuivre ou des hommes de Neandertal qui voudraient me frapper avec leur massue !

-          Calmez-vous, monsieur Sergent, tout de même, vous n’irez pas aussi loin. 100 ans peut-être, mais guère plus…

-          100 ans ! C’est suffisant pour se retrouver à Verdun en pleine première guerre mondiale… Non, non, je n’irais pas ! C’est trop dangereux votre truc !

-          Vous allez nous décevoir, monsieur Sergent, dit tout à coup le russe. Igor et Ivan...

Deux mastodontes s’avancèrent vers moi. Ils me collèrent une caméra sur le front, me soulevèrent et ni une ni deux m’enfermèrent dans cet engin.

-          Monsieur Sergent, nous sommes désolés, mais nous sommes obligés de vous enfermer. La capsule se déverrouillera automatiquement à votre arrivée. La caméra nous permettra de suivre vos exploits. Bonne chance monsieur Sergent !

Je donnai des coups de poing à la paroi, mais rien ne se produisait. J’entendais Géo Trouvetout en train de faire un décompte.

-          Vous feriez mieux de vous attacher monsieur Sergent, ça va secouer dur ! 10 avant mise à feu, 8,7,6…

Résigné, je m’assis et me cingla. J’attendais, tel le condamné à mort sa sentence… La capsule vibrait de plus en plus fort et une rotation commença… J’avais peur comme jamais auparavant, une peur qui me scotchait au siège, qui faisait monter mon sang à ma tête.

-          5,4,3…

Mon cœur s’accélérait de plus en plus sans que j’aie le sentiment de ne rien pouvoir faire…

-          2,1, 0…

Tout tourna autour de moi… Je vis une grande lumière blanche, puis des lueurs de différentes couleurs… Je me sentis transporter à travers le temps et l’espace. Je perdis sans doute connaissance à ce moment-là… Dans quelle affaire étais-je embarqué ? La grande peut-être, l’ultime… J’étais peut-être déjà passé à trépas… J’allais peut-être franchir le Styx… Ah Sergent, qu’est-ce qu’il t’avait pris de suivre ce passant ?

Mais l’atterrissage, si ce terme peut convenir, me ramena au fait que j’étais bien vivant… Il fut des plus rudes. Je fus secoué en tout sens…

 Je voyais au-dehors les rayons du soleil. La capsule avait définitivement arrêté sa course… D’une manière inquiétante d’ailleurs, aucune lumière n’éclairait le tableau de bord… L’urgence était de sortir de cet engin… Mon premier réflexe fut de me déharnacher, puis d’activer l’ouverture de la porte. A mon grand soulagement, celle-ci marchait et je pus m’extraire péniblement de cette machine. J’étais en plein champ, en pleine terre, genoux pliés… Et c’est en me relevant que je le vis juste en face de moi. Un paysan en guenille, interloqué, qui ne savait quoi faire… Il tenait ce qui ressemblait à une bêche entre ses mains. A ce moment-là, je dois reconnaître, j’étais moi-même bien ennuyé… Quel discours allais-je lui tenir ? J’avais l’impression que la peur lui avait paralysé tous les muscles…  Où étais-je tombé ? Je pris la décision de lui parler :

-          Bonjour, monsieur. Ne vous inquiétez surtout pas, j’essayai un nouveau véhicule et j’ai atterri malencontreusement dans votre champ…

Le paysan se raidit sur ses pattes, il détala avant que je n’aie pu dire quoi que ce soit d’autre. Il hurlait à qui voulait bien l’entendre.

-          Un sorcier, un sorcier !!!

Il ne fallait pas que je reste davantage ici. Et la capsule, que pouvais-je faire ? J’étais contraint de la laisser sur place en espérant que les paysans ne commencent pas par la brûler… Je décidais de me diriger dans la direction opposée à celle du paysan. Quelques minutes plus tard, je me retrouvai dans une forêt.

J’étais désemparé, je ne savais pas où aller… En plus, j’avais l’impression de tourner en rond. Tout à coup, je vis un garçon perché sur un arbre… Lui aussi fut surpris, mais immédiatement il siffla à travers la forêt…  Aussitôt des voix s’élevèrent du champ : « A mort, à mort le sorcier !!! » 

Je n’y croyais pas… J’aperçus une horde de paysans se diriger droit sur moi. Je courus aussi vite que je pus dans la direction opposée, mais je sentais que je perdais du terrain face à des gaillards aguerris, courts sur pattes, mais rapides.

Malgré tout, mon rythme s’accéléra, je pestais intérieurement contre Géo Trouvetout, le russe et toute leur clique… Cette rage me fouettait et je repris un peu d’avance. Mais alors que je prenais une petite avance, le sol s’affala soudainement sous mes pieds… Un piège… Mes poursuivants arrivèrent quelques secondes plus tard. Une assemblée m’entourait désormais. Ils étaient habillés de peaux de bêtes, certains portaient des casques…

-          Ah je savais que ces pièges à loups allaient nous servir, dit l’un d’eux.

-          C’est pas tout ça, mais qu’est-ce qu’on va en faire ?

-          On va le brûler pardi ! Qu’est-ce que tu veux qu’on va fasse d’autre ?

-          On pourra le mettre en broche et le découper, ça nous ferait de la viande pour l’hiver.

Inutile de dire que je n’en menais pas large… Mais où étais-je donc arrivé ? De la sueur coulait sur mon visage. Comment allais-je m’en sortir ?

-          En attendant de savoir ce qu’on en fait, sortez-le de là…

Je fus sorti et exposé au milieu du champ… Exposé comme un objet, pareil… Un animal de foire… J’avais de la boue partout sur le visage… J’étais épuisé, apeuré…

Puis, un homme paré d’une fourrure plus étincelante s’avança. Ce devait le chef, il se mit à mes côtés et s’adressa à une assemblée d’environ une centaine de villageois…

-          Mes chers villageois, voici un homme qui s’est introduit sur nos terres d’une manière bien étrange ! Il a déboulé dans notre champ sans qu’il y soit invité et, ce avec son étrange véhicule. Nous devrions le brûler ou le pendre sans nous poser la moindre question…

Je devais avoir un visage aussi pâle qu’un linge… J’attendais la sentence.... Le chef continua.

-          Mais, vous connaissez mon grand sens de la justice, aussi je vais laisser l’accusé s’expliquer… Alors, étranger, qu’as-tu à dire pour ta défense ?

-          Je… A vrai dire… Je suis venu du futur contre mon gré, on m’a obligé à entrer dans la machine à remonter le temps… La capsule qui est là…

Tous les villageois me regardaient circonspects… Une villageoise leva la main.

-          Et de quelle année viens-tu alors ?

-          2013 madame, 2013.

C’est alors que se produisit un événement complètement inattendu. Devant mes yeux éberlués, un rire fusa, puis un autre et encore un autre… La centaine de personnes qui était là se mit au diapason… Ce fut un véritable concours, à qui mieux mieux… Ils se mirent à pouffer, se bidonner, se tenir les côtes, se taper le cul par terre, enfin bref, ce fut pour eux un grand moment. Je crû même que l’un d’eux allait passer à trépas tellement il avait du mal à respirer. Le chef lui-même partit d’un rire sonore impressionnant déployant sa grande dentition. Au bout d’une bonne minute, il demanda le silence.

-          Mais nous sommes en 2013, bougre d’âne, tu es ici dans une reconstitution historique. Nous sommes amateurs des rites gaulois. Ah, tu as nous fait bien rire !

Je crois que jamais je n’eus aussi honte. Ils me détachèrent de mes liens avant de m’offrir une bonne cervoise. J’étais à peine à cinq kilomètres de mon point de départ. Le chef me ramena dans son break rempli d’instruments en tout genre.

-          Quand même, elle est bien bonne ton histoire de machine à remonter le temps !

Signaler ce texte