Rencontre nocturne, rue de la Chaussée d’Antin

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Rencontre nocturne, rue de la Chaussée d’Antin

Il est peut-être deux ou trois heures du matin. Je remonte la rue de la Chaussée d’Antin déserte. J’ai passé la rue de la Victoire. J’approche de la place de la Trinité devenue d’Estienne d’Orves. Au bout du trottoir, débouchant de la place de la Trinité apparaît la silhouette titubante d’un homme. Nous sommes seuls dans la rue. Je n’ai pas peur. Alors que nous ne sommes plus qu’à quelques mètres l’un de l’autre, il sort un papier de sa poche et le tient bras tendu devant lui dans ma direction. Nous sommes maintenant à une distance qui doit être celle correspondant à l’abordage respectueux entre deux personnes qui ne se connaissent pas. Assez naturellement, je me suis arrêté. Il est debout devant moi, continue de tendre ce papier à bout de bras, me le mettant à présent sous le nez. Ce papier, c’est sa carte d’identité. L’homme a peut-être soixante dix ans. Il a l’air fatigué. Une barbe de quelques jours se dessine dans le contre-jour créé par l’éclairage public de la place toute proche. Sa tête est basse. Il est vêtu d’un costume sombre sur une chemise peut-être blanche avec une cravate sombre au nœud largement desserré. Il pourrait porter un deuil. Je sens bien qu’il me présente sa carte d’identité pour me signifier qu’il ne veut pas m’agresser. Une façon de dire : « voila, je suis celui-là, je vous livre mon nom, mon prénom, je ne peux donc pas vouloir vous agresser comme l’heure tardive et le caractère désert de la rue pourrait le faire facilement imaginer ». Souhaitant un peu bêtement me montrer encore plus pacifique que lui, je lui dis que je ne suis pas de la police et que je n’ai pas besoin de voir ses papiers.

« Gare de Lyon ? », dit-il d’une voix un peu sourde, comme si là étaient les seuls mots qu’il puisse articuler.

Je comprends mal et lui fait répéter. Cette fois, je comprends.

« Vous voulez aller Gare de Lyon, c’est ça ? ».

Il opine péniblement, grande fatigue. Constatant sa fatigue, je ne peux m’empêcher de le prévenir.

« C’est loin vous savez. Vous voulez y aller à pied ? »

Il opine à nouveau. Je me tourne dans la direction opposée, celle d’où je viens, et distingue les lumières des grands boulevards, là-bas au bout. Je me dis que je vais le faire passer par les boulevards jusqu’à République, puis par Bastille. Alors je lui dis :

« Vous voyez les lumières là-bas ? Vous marchez jusque là et vous prenez à gauche. Puis, vous continuez tout droit, toujours tout droit. Vous passez la porte Saint-Denis, c’est comme un arc de triomphe… »

Je fais même un geste de la main pour lui donner une idée de l’allure de la chose et me passe alors en tête le souvenir de ce touriste pakistanais qui, à Richelieu Drouot m’avait demandé comment marcher jusqu’à l’Arc de Triomphe, à qui j’avais indiqué le trajet à suivre, et auquel j’avais ensuite presque regretté de ne pas faire une blague en l’envoyant dans la direction opposée en lui faisant passer la porte Saint-Denis pour l’Arc de Triomphe.

« … puis la porte Saint-Martin. Vous continuez toujours tout droit et vous arrivez place de la République. C’est une grande place. Là… »

Je me demande comment lui faire prendre le boulevard des Filles du Calvaire, être certain de bien le faire naviguer. Il aurait peut-être fallu que je lui fasse prendre tout le long le trottoir de droite et il se serait alors en quelque sorte laissé porter en longeant la place, mais je ne me vois pas recommencer ni lui faire cette précision maintenant et je me débarrasse un peu rapidement de la question :

« … ce sera écrit sur les panneaux… ».

Il me revient alors en tête ce type qui nous avait abordés, un cheminot et moi, un matin à la gare de l’Est en nous demandant à quel quai partait le train pour je ne sais plus quelle direction, et que le cheminot avait quelque peu envoyé promener en lui disant qu’il n’avait qu’à lire les panneaux d’affichage, puis, alors que le type restait là figé devant nous, lui avait demandé s’il savait lire : le type avait répondu que non. On lui avait demandé rapidement comment ça se faisait : il n’était pas sorti de son coin de banlieue depuis son retour de captivité, moins de quarante ans plus tôt. Alors, du coup, me rendant compte qu’il faut donc bien savoir lire pour s’orienter avec des panneaux et que je viens justement de dire à cet homme « … ce sera écrit sur les panneaux… », je continue ma phrase par une question :

« …mais vous savez lire ? ».

L’homme secoue sa tête de droit à gauche en soupirant « Non ». Cette réponse ne me surprend quasiment pas. Elle me démontre plutôt la pertinence de ma question. J’éprouve même une certaine satisfaction en ayant l’impression d’avoir vécu et perçu cette situation avec intelligence. Je me sens en vie et sensible au monde.

« Bon… Quand vous serez là-bas, vous demanderez à quelqu’un, d’accord ? ».

Il opine encore une fois et s’éloigne.

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