Rendez-vous au café
Lise Capitan
Chercher ses mots, tourner et retourner les phrases et les idées dans sa tête, imaginer toutes les réponses possibles, s’imaginer ce que ça pourrait donner une fois les paroles transformées en actes. C’était en général ce qui se passait dans la tête de Jean-Marc avant qu’il n’ouvre la bouche. Au moment où il parvenait enfin à entrouvrir les lèvres pour prononcer quelques mots, il était généralement trop tard. Et cette fois-ci, comme toutes les autres fois, il ne dérogea pas à la règle.
— Je crois qu’on ferait mieux de faire une pause, Jean-Marc.
Cerise avait lancé cette phrase, comme une petite goutte de rosée négligemment tombée sur une fleur. Pour Jean-Marc, c’était un véritable glaive, et de taille imposante, qu’on lui enfonçait sauvagement entre les omoplates. Sa langue ne fit qu’un tour :
— Mais, je...
— Non, non, ne dis rien maintenant. Je te laisse le temps de digérer ça et on en reparlera plus tard. Et sinon, alors, c’était comment ta soirée poésie ?
— Euh...
— Bouge pas, je vais chercher les boissons.
Cerise se leva et traversa la salle du café pour passer commande au comptoir. Partagé entre l’envie d’admirer les douces courbes de sa silhouette avançant souplement vers le fond de la salle et celle de lui courir après pour l’étriper, Jean-Marc se raisonna. Mais comment avait-elle osé prononcer une phrase pareille. Et sans même l’autoriser à y répondre, qui plus est. Nan mais elle se croyait où là, cette petite pimbêche. D’un autre côté, qu’est-ce qui a bien pu la pousser à dire ça. Là encore, c’est le noir complet. Aucune explication. Que dois-je faire ? Lui prouver à quel point je l’aime et à quel point le couple que nous formons est parfait et n’aurait aucun intérêt à faire une pause ? Et si elle insistait ? Elle risquait peut-être de trouver une bonne raison à cette « pause », le fameux premier pas vers la rupture totale. Non, on ne peut pas prendre ce risque-là. Et si j’acceptais tout bonnement sans rien dire... Ah, là, elle s’y attendrait pas à celle-là. Elle se trouverait bien attrapée. Oh, ce serait peut-être un peu cruel de lui faire ça. Et si je déballais tout, si je lui disais tout, même ce que je lui cache depuis le début. C’est peut-être ces secrets qui empêchent notre relation de suivre son long cours tranquille.
Interrompant le flot de pensées qui submergeait le cerveau accablé de Jean-Marc, Cerise vint s’asseoir, un demi frais et mousseux dans chaque main.
— Hé ben, tu penses à quoi ? Ça a l’air grave.
— Non, du tout. C’était très bien.
— De quoi tu parles ?
— Ben, de la soirée poésie...
— Ah oui. Bien sûr. Tu as pu lire un de tes textes ?
— Non, y avait trop de monde déjà, en fait...
Le joli mensonge. Jean-Marc avait eu tout le loisir de lire son texte, seulement, il s’était tellement tâté, avait tant et tant hésité, qu’il était déjà l’heure de clore la soirée, tirant ainsi un trait définitif sur toute possibilité de lire un de ses poèmes « primaux », comme il aimait à les appeler.
Cerise le regarda d’un air profondément désolé.
— Quel dommage.
— Oh, ce n’est que partie remise... Un peu comme...
— Et les autres poèmes, ils étaient bien ?
— Ouais, ouais, mais j’aimerais bien...
— Oh là, tu as vu l’heure. Il faut que je file si je veux être à l’heure pour mon interview de 15 heures !
Cerise s’empara de sa besace kaki posée au pied de sa chaise. Son smartphone se mit à sonner et elle consulta la provenance de l’appel, un sourire au coin des lèvres. Elle se leva et claqua un baiser sur le front de Jean-Marc en lui balançant :
— Bon, on se tient au courant ?
De ses yeux exorbités, Jean-Marc suivit la jeune silhouette qui s’éloignait en s’esclaffant au téléphone. Il prononça alors à haute voix, mais dans sa barbe :
— Si seulement on pouvait faire retour arrière dans la vraie vie, je serais le roi du monde.