Rendez-vous dans six mois

Isabelle Vasco

Concours L’AUTOROUTE

RENDEZ-VOUS DANS SIX MOIS

Episode 1

Claire vomit. Paul se cramponne à sa berline. Maud renifle. Louis son frère a disparu. Une fugue ? « Il est mort ! » hurle Maud. Paul crie que son fils a fugué. Au relais routier personne ne se souvient de l’avoir vu. Claire s’évanouit. L’inspecteur Blandier flaire l’affaire qui va le propulser commissaire.

Episode 2

Claire à l’hôpital. Père et fille au commissariat. Maud maintient sa version suicide et Paul celle de la fugue. Blandier s’acharne. Cherche la faille. Son collègue doute. S’informe sans le prévenir. Paris confirme le suicide. Fin de la garde à vue.

Episode 3

Mamie, Lydia, son mari Robert sont devant le commissariat. Face à eux Paul s’effondre. Il se souvient. Maud le rejette. Impossible de voir Claire à l’hôpital. Elle est trop mal. Mamie reprend la route. Lydia et Robert déposent Paul à Paris. Maud part chez eux pour le reste des vacances.

Episode 4

Mamie ne sort plus de son atelier. Claire refuse toute visite. Paul ressasse ce cauchemar depuis le suicide. Pourquoi lui ? Pourquoi eux ? Sombre dans la dépression, l’alcool. Perd son emploi. Ses amis et surtout Nadine ! Claire demande le divorce. Lydia et Robert envoient Maud dans un pensionnat en Angleterre.

Episode 5

2 septembre. 1ère lettre de Louis postée du Maroc adressée à Mamie qui de suite appelle sa fille. Claire donne rendez-vous à Blandier chez elle à Paris. Le corps carbonisé n’était pas celui de Louis. Trop perturbée, Maud ne réagit pas. Pour Paul, une dernière manigance de Louis avant son suicide. Paul vit dans un studio et veut qu’on lui fiche la paix.

Episode 6

3 octobre. 2ème lettre de Louis. Moult récits de son voyage mais rien sur sa fugue. Blandier prend un congé et part au Maroc avec Claire. Planifient une stratégie de recherches mais sont très perturbés par le climat, le bruit, les gens. Mamie cherche un indice en repensant à sa dernière entrevue avec Louis.

Episode 7

15 octobre. 3ème lettre. Louis décrit en long et en large ses émotions. Maud rejoint sa mère pour les vacances. Tombe amoureuse d’Hassan qui prétend avoir rencontré son frère et qui les entrainent tous sur une fausse piste. Disparaît après avoir soutiré de l’argent à Claire. Perte de temps. Maud anéantie repart. Claire garde espoir. Blandier rage de son manque de flair.

Episode 8

5 novembre. 4ème lettre. Mamie se fâche prête à la déchirer. Se ravise. Pense à Claire. Détails de Louis de plus en plus féériques. Mamie est transportée par le récit. Claire et Blandier eux aussi sous le charme du Maroc partagent une grande complicité. Claire radieuse a pardonné à Louis. Songe s’installer ici avec lui dès leurs retrouvailles.

Episode 9

6 décembre. 5ème lettre. Mamie jubile. Une nouvelle contrée à découvrir. Elle en oublie son « crabe ». Un touareg parle du jeune français qu’il a rencontré dans un camp de nomades. Fin du congé de Blandier. Claire poursuit seule avec leur guide. Blandier n’a pas le courage de lui dévoiler ses sentiments.

Episode 10

Noël. 6ème lettre arrivée hier. A côté du tube de somnifères un mot de Mamie : « Pardon, mon petit ange m’attend». Louis s’est suicidé suite à l’annonce faite à Mamie par le médecin : « six mois tout au plus ». Il n’a pas pu le supporter. Lettres postées par un ami complice pour adoucir ces derniers mois. «Je t’attends Mamie chérie ! » Claire serre la main de Blandier, triste mais apaisée.

RENDEZ-VOUS DANS SIX MOIS

Episode 1

C’est elle qui a eu l’idée de ces vacances à Audinac. Pas lui. Lui, Paul, serait bien resté à Paris. Une semaine à flemmarder sur son canapé, une pile de DVD et quelques canettes de bière auraient fait l’affaire. Il passe son temps dans les avions, les aéroports, les hôtels et les salles de conférence. Alors lever le pied, décompresser, se déconnecter de tout et surtout de tous, oui, c’est cela dont rêvait Paul.

Mais elle non. Elle, Claire, elle en a marre de Paris et ses boutiques. Des ados jamais contents mais surtout jamais présents, même quand ils sont à table. Comme son mari. Il n’a même pas remarqué sa nouvelle couleur de cheveux. Pire : certainement qu’il s’en fout. Donc les vacances à Audinac, oui, c’est important. C’est même vital pour Claire. Audinac c’est l’odeur de son enfance. Le regard toujours envoûtant de François, son premier amour. Mais là, sous le soleil tapant, sur l’aire de repos de la station-service où ça pue la pisse, là, maintenant que Louis a disparu, Audinac se profile comme une destination maudite.

Elle ne demandait pas la lune, Claire. Juste une petite semaine de vacances dans son village natal, chez sa mère où elle aurait pu se laisser faire. Ne rien faire, tant sa mère était heureuse de les accueillir et de revoir ses chers petits-enfants. Surtout Louis. Son « petit ange » comme elle l’appelle. Mamie l’avait promis : elle s’occuperait de tout. Le rêve. Il vient de s’écrouler. Le rêve.

Cela fait plus de deux heures qu’ils recherchent Louis. Ils ont déjà fait trois fois le tour du relais routier, dedans, dehors et les environs. Ont visité et revisité les WC. Interrogé tout le personnel. Harcelant plus particulièrement ceux qui les avaient servis à la cafétéria et au kiosque. Le pompiste qui a fait le plein de la berline avant leur départ s’est lui aussi fait « kidnapper » un long moment. N’a-t-il pas remarqué Louis près de la voiture ou ouvrant le coffre ? Les clients n’ont pas échappé aux mêmes questions effrayantes de Claire et celles agressives de Paul. Ils ont demandé aux chauffeurs de camion de lancer un appel à leurs collègues afin de vérifier si l’un d’entre eux aurait embarqué Louis ou l’aurait aperçu faisant du stop. Mais rien. Aucune nouvelle. Aucun signe de la présence ou du passage de Louis nulle part. Vingt minutes maintenant qu’ils ont signalé, par téléphone, la disparition de Louis à la police du coin mais toujours personne à l’horizon.

La situation prend des allures de cauchemar. Paul transpire comme un bœuf, fait les cents pas devant la station. Il fulmine contre son con d’adolescent qui, il en est sûr, à profiter de cette pause pour faire une fugue. Cette fois c’en est trop. Dès qu’ils l’auront retrouvé, c’est retour à la maison et inscription au plus vite dans un pensionnat. Que Claire soit d’accord ou pas, c’est pareil. Sa décision est irrévocable.

Claire fume clope sur clope assise sur le trottoir en bordure de parking. A côté de la berline. Elle ne sait plus où elle en est. Elle sait que Louis est capable d’à peu près tout pour leur empoisonner la vie mais là, l’instinct de mère peut-être, elle est inquiète. Pire : elle angoisse complètement. Même la dispute violente avant leur départ ce matin entre son père et lui ne justifie pas cette éventuelle fugue. Louis serait bien parti en vacances à Barcelone avec ses potes Marco et Luis, mais en même temps il n’aurait pour rien au monde raté une semaine de vacances à Audinac. Car pour lui, Louis, Audinac, c’est Mamie. Mamie qui elle seule l’encourage dans sa passion pour la BD. Pas assez sérieux pour ses parents. Seule Mamie, toujours, comprend quand il a le spleen. L’angoisse qui lui tenaille le ventre. Les envies récurrentes de suicide qui lui taraudent sans cesse l’esprit. Mamie à son âge, elle était pareille. Bien nulle part. Mal dans sa peau. Le dégoût des choses et des gens en général. L’envie d’en finir l’a souvent persécutée. Jusqu’au jour, libre enfin du joug de ses parents qui n’avaient jamais rien perçu de son mal-être, trop affairés à engranger du fric dans leur manufacture de Foix, jusqu’à ce fameux jour où elle a découvert  la peinture. Une renaissance. Mieux, une naissance, la vraie ! Un baluchon sur le dos et quelques économies en poche, elle fugua pour Florence, rejoindre ce beau Toscan de Giovanni qui, quelques mois auparavant lors de son séjour à Audinac, cherchant l’inspiration au pied de ses somptueuses Pyrénées enneigées, l’avait initiée à la peinture et à d’autres plaisirs bien plus charnels mais tout autant exquis. Même si l’idylle s’est très vite transformée en feu de paille, cette aventure lui a offert un refuge et une liberté qui lui ont permis d’affronter le reste de sa vie et surtout la monotonie du quotidien auprès d’un époux fade, sans ambition mais de bonne famille, imposé par son père dès son retour de Florence. C’est donc au fond du jardin, dans sa cabane en bois que Mamie vibre chaque jour quelques heures durant au contact de ses pinceaux et quelque peu shootée à la térébenthine. Elle y passe même la quasi-totalité de ses journées depuis le décès de Gustave il y a six ans. Son si fade époux mais si gentil qu’elle n’a jamais eu le courage de le quitter, ni même de le tromper. Rien ne pouvait être plus fort ni plus attrayant que la peinture. Alors oui, Mamie comprend que trop bien ce qui se passe dans la tête et le corps de son petit ange. Mais elle est totalement impuissante face à l’autoritarisme borné et obtus de son beau-fils qui à chaque fois qu’elle le voit lui rappelle affreusement son père. Elle est également totalement désarmée devant la si grande passivité de sa fille. Elle lui ressemble si peu qu’elle peine souvent à croire que c’est bien elle qui a mis au monde cet être-là. Malheureusement le portrait craché de feu son père !

Non, vraiment, Louis ne peut pas avoir décidé de fuguer et par là-même faire souffrir sa Mamie adorée. C’est impossible, Claire en est certaine. Quelque-chose de grave est arrivé. Ca sent le cramé. Claire ne sait pas rendue compte qu’une mèche de ses cheveux s’est collée à son mégot de cigarette. Elle le jette. Passe la main dans ses cheveux grillés et là, tout-à-coup, la nausée lui prend à la gorge. Juste le temps de se pencher, d’écarter les jambes et elle vomit. D’en face, Paul scrute la scène, impassible. Elle le dégoûte. C’est plus fort que lui. Ca fait longtemps qu’il ne l’aime plus. Longtemps qu’il lui en veut. Il ne sait même pas de quoi il lui en veut. Peut-être du fait qu’il croise sa lâcheté à chaque fois qu’il la regarde dans les yeux. Ces yeux de femme vaincue, perdue, inexistante, sans attente. Incapable de lui dire part ! Incapable lui aussi de quitter ce cocon familial si oppressant mais somme toute, si rassurant. Alors oui, pour tout cela il lui en veut. Il lui en veut profondément de lui renvoyer à travers son regard une image si peu flatteuse de son égo. Il en veut aussi à ses deux enfants de lui pourrir la vie quotidiennement. Des enfants qu’il n’a pas forcément désirés. Pris au piège du faire « comme tout le monde ». Le mariage et ensuite, logique, procréer. De plus, ça faisait bien dans un CV de jeune cadre dynamique : marié et père de deux enfants. Un garçon et une fille. Tout était parfait. Il s’en était convaincu. Jusqu’à il n’y a pas très longtemps encore. Jusqu’à la rencontre qui a bouleversé sa vie. Classique. Nadine. Pimpante. Vivante. Intelligente. Jeune. Fraîche, désirable et surtout célibataire. Y résister : une folie. Pire : il ne s’en serait pas remis. Il aurait sombré. Un quinqua bedonnant de plus. Ouf ! La nymphe Nadine a croisé son chemin et bouleversé son destin. Mais cette parenthèse revigorante a un prix. Nadine est gourmande de cadeaux en tous genres. Surtout dans le genre luxe. Elle aime aussi les bonnes tables et les bons vins qui vont avec. C’est une gloutonne de la vie et elle n’en a jamais assez. Impossible de lui résister. C’est trop bon. Et il le sait, il en perdrait la tête. Quitter Claire pour Nadine ? Pas question. Le goût d’interdit pimente tellement leurs échanges charnels. Il en est convaincu, officialiser sa relation avec Nadine perdrait très vite tout son charme et sa saveur. L’impression bien vite de déjà vécu. Un copié-collé de sa vie avec Claire. Car il le sait, elles sont toutes pareilles : excitantes et excitées par l’idée que c’est le bon ! Prêtes à tout pour se faire passer la bague au doigt mais ensuite, l’irréparable commis, bonjour les charentaises et bigoudis. Non merci. Une fois ça suffit. Pourtant, l’âge se rappelant sans cesse à son bon souvenir, il sait bien qu’un jour proche viendra où Nadine lui annoncera froidement qu’elle le quitte pour un plus jeune et surtout, prêt à l’épouser, avec cerise sur le gâteau, cela va de soi, fortuné. Cette idée lui glace le sang et attise encore plus sa colère envers cette fichue famille dont il se passerait bien. Chienne de vie ! Merde de vacances ! Connard de gamin ! La furie déforme son visage déjà cramoisi par la chaleur de cet après-midi de juillet torride. Il se dirige droit vers sa berline. Bien décidé à cuisiner sa pétasse de fille qui certainement est au courant du plan machiavélique de son sale morveux de frère. Fini la fête ! A partir d’aujourd’hui, ces deux-là vont vite comprendre qui commande dans cette famille de dégénérés. Je vais les caser les deux jusqu’à l’obtention du bac et ensuite, qu’ils se démerdent. Je ne veux plus en entendre parler. Assez payé. Assez supporté. Cet épisode classé, c’est sûr, ma vie va changer. Fini les contraintes. Idem avec leur mère. Marre de vivre avec une pouffe botoxée et qui se fait teindre les cheveux en blond Maryline pour paraître plus jeune. Sordide. Je mérite mieux et je vais le leur faire savoir illico presto. Après tout, tant que Nadine ne m’en demande pas plus et qu’elle ne fait pas mine de vouloir me larguer, je peux très bien vivre seul. Aucun souci financier, même avec une pension confortable pour cette pauvre Claire et ses maudits enfants, donc pourquoi me priver d’un futur léger et radieux. Promis Nadine, dès que j’aurai retrouvé et casé ce petit con ainsi que son effrontée de sœur par la même occasion, je mets les voiles, direction : vive le célibat et la dolce vita ! A tout bientôt mon cher amour. C’est dans cet état d’esprit et sans s’en rendre compte que Paul se retrouve déjà la main sur la portière ouverte de la voiture.

Maud, elle, passé le choc, n’est guère affectée par la disparition de son frère. Bon débarras, est-elle en train de twitté à ses copines. C’est à ce moment-là qu’elle sent son Smartphone lui échapper des mains, relève la tête et le voit atterrir violemment sur le bitume du parking. Aïe, son père l’attrape vigoureusement par le bras et la tire à l’extérieur. Cet imbécile ne sait pas communiquer autrement qu’en les prenant, elle, sa mère et son frère disparu (le veinard !) pour des cocktails : brasser, secouer, avec un rythme soutenu : en hurlant ! Il en faut plus à Maud pour l’effrayer. Des menaces. Encore et toujours des menaces. Elle sait que son père est un lâche et que jamais il n’aura la force de franchir la limite. De passer à l’acte. C’est tout le reflet de sa misérable vie. Quant à sa mère, inutile d’espérer un quelconque soutien. Elle n’a ni l’envergure mais surtout ni l’audace de tenir tête à son cher et odieux mari. Misérables. Je vous le confirme. Autant l’un que l’autre. Les deux font la paire. L’un avec un égo démesuré et une lâcheté soulignés par une grotesque teinture des cheveux, favoris et sourcils bien trop black pour son âge et l’autre, engoncée dans son tailleur d’abnégation, étranglée par un carré de soie de soumission et s’aspergeant tous les matins du parfum chic-conventions. Poussant tous deux la perfection jusqu’aux injections à répétition de no-emotion. Beurk ! Bravo frangin ! Pour une fois tu m’épates. Tu t’es enfin fait la malle. Pas étonnée depuis le temps que tu en parles et que tu le dessines dans tes funestes BD. Juste dommage que tu m’aies laissé dans ce merdier sans me prévenir. Je savais qu’un jour tu finirais par le faire mais j’étais loin d’imaginer qu’ils tenaient tant à toi et loin d’entrevoir le cataclysme créé par ta disparition. Respect mon frère ! Mais également obligée de constater que, même disparu, tu réussis encore à me faire vivre l’enfer avec ces deux-là ! Pour sûr, si l’on se retrouve un jour, je te le ferai payer !

Paul extirpe violemment sa fille de la voiture sous le regard hagard et impassible de Claire, atrocement livide. Il plaque Maud contre le capot et la somme de tout lui raconter sinon il va lui en coller une dont elle se souviendra à vie. Maud tourne rapidement son visage afin d’éviter le coup. Elle sent bien que cette fois ce n’est pas du pipo. Son père est hors de lui. Elle ne l’a jamais vu comme ça et c’est sûr qu’il va passer à l’acte. Il la serre si fort qu’elle se met à gémir et même à pleurer. Elle qui lui a toujours fait face, toujours désarmé, là, elle tremble, elle a peur et elle crie « Maman au secours ! »

Mais Claire est incapable de réagir. Tétanisée par l’angoisse et par le visage déformé de cet homme qui partage son lit depuis bientôt 20 ans. « Qui est-ce ?» Il ne semble nullement tourmenté par la disparition de son fils. Que de la colère et du mépris dans ce regard effroyable. Un frisson lui parcours l’échine. Claire tente en vain de se secouer pour venir en aide à sa fille mais son corps ne l’écoute plus. Elle retombe maladroitement sur le trottoir et s’égratigne les genoux. Et, la tête recourbée sur ses jambes elle fond en larmes. Se laisse complètement glisser sur le trottoir. Secouée par des spasmes de plus en plus violents. Elle peine à respirer. Tend péniblement sa main vers son mari et sa fille mais personne ne réagit. Ni l’un ni l’autre ne prenne conscience qu’elle est en train de sombrer dans une profonde détresse.

Paul finit par relâcher son étreinte, crache par terre toute la salive amère contenue dans sa bouche. Son regard passe de Claire à Maud et le désarroi l’anéanti. L’oblige à s’appuyer contre la voiture afin de ne pas chuter lui aussi.

Maud renifle, s’essuie les yeux et le nez sur le dos de sa main. Son mascara n’a pas tenu le choc et sa petite robe dos-nu non plus. Elle est tout de travers, collée à son corps si frêle d’ado, laissant apparaître un de ses petits seins tout nu. Dans l’empoignade avec son père, deux de ses faux-ongles ont été arrachés. De loin, elle ressemble plus à une junkie en manque qu’à une ado de bonne famille. Les passants observent ce triste tableau sans comprendre ce qu’il se passe dans cette famille. Personne ne s’arrête. Personne ne s’emmêle. C’est les vacances. Pas de temps à perdre. Chacun sa merde.

L’inspecteur Marc Blandier arrive enfin à la station. Le pompiste, d’une main molle, lui signale l’emplacement de la berline de la famille en détresse. L’inspecteur lui pose les questions de routine : à qu’elle heure sont-ils arrivés, quand ont-ils commencé à s’alarmer et à réclamer l’aide et l’attention des gens de la station et des clients ? « Rien vu, rien entendu, M’sieur. Il y’a dix minutes que j’ai pris mon service. Et sans attendre d’autres questions, Mohammed se dirige vers la pompe No 5 où un break avec plaques hollandaises et caravane à l’arrière vient de s’arrêter. L’inspecteur se dirige maintenant vers l’entrée de la cafétéria. A peine la porte entrouverte et malgré la clim, l’odeur de friture lui colle aux narines. Pas le temps de s’en remettre que les effluves de vieille transpiration d’une touriste boudinée dans son T-shirt 100% acrylique lui montent au nez. C’en est trop pour Marc Blandier ! Esthète, épicurien, maniaque de la propreté. Toqué d’hygiène, sans cesse en train de se laver les mains. Bref ! Blandier passerait bien son tour et appellerait volontiers ses collègues au secours. Mais c’est l’été. Les vacances. Effectif réduit. Il faut assumer. En passer par là pour, peut-être, un jour, supplanter son chef. Enfin obtenir le grade de commissaire et jouir du luxe de confier ce genre d’enquêtes merdiques à ses subalternes ! Certainement encore une fugue d’ado. C’est d’un banal à en mourir… Mais justement, il n’y a même pas de cadavre à se mettre sous la dent. Histoire de mieux supporter le contexte. Histoire d’être rassuré de ne pas s’être déplacé pour rien. Mais non : rien ! Pas la moindre charogne à l’horizon. Sa chemise lui colle à la peau sous son veston en lin. La tête lui tourne. Signe indéfectible que cette affaire va l’asphyxier. Le tournebouler. Lui gâcher le reste de la journée. Un vrai gâchis. Du temps perdu. Finissons-en ! « S’il vous plaît, pourrais-je parler au gérant ?

Le collègue de Blandier a rejoint la famille en ayant pris soin de leur faire apporter des boissons rafraîchissantes. Ils s’installent sur l’aire de pique-nique à l’ombre d’un pin parasol. Paul a tout de même eu pitié de Claire. L’a aidée à se relever et soutenue jusqu’au banc. Maud tremble encore mais s’est quelque peu ressaisie. Elle a réajusté sa robe. Caché son sein. S’est nettoyé les yeux tant mieux que mal avec le kleenex gentiment offert par un gendarme. Puis s’est assise face à son père en le dévisageant de ses yeux noirs de haine et d’incompréhension. En revanche, pas un seul regard pour sa mère. Elle ne peut pas. Elle lui fait trop pitié. Ses parents lui font honte. Elle a la rage contre son frère. C’est plus fort qu’elle. Des couteaux lui transpercent le ventre. Elle voudrait fuir. Courir jusqu’à l’épuisement. Puis se retourner pour constater que cette tragédie est bien loin derrière elle et qu’elle ne peut plus l’atteindre. Des larmes ruissèlent sur son visage. Le gendarme lui tend un autre kleenex. Cette ado le bouleverse. Il doit lutter pour ne rien laisser paraître. Rester professionnel. De marbre en toute circonstance. Ce soir, chez lui, il craquera. Mais pas avant.

Le sergent pose les questions d’usage : nom, prénom, âge, etc. afin d’enregistrer leur annonce de disparition. Il leur fait remarquer que Louis a eu 18 ans en mars dernier. Par conséquent il a atteint l’âge adulte et il est libre de ses mouvements. Si la fugue est confirmée les recherches s’arrêteront nettes. Claire tente de rassembler le peu de force qu’il lui reste pour les convaincre qu’il ne s’agit pas d’une fugue. Aucun son ne sort de sa bouche. Elle tente d’avaler un peu d’eau mais impossible de déglutir. Elle bave. Encore une fois le gendarme intervient. Sa main tremble. Il n’est plus du tout sûr de tenir le coup. Il prend le prétexte d’une voiture mal garée pour s’éloigner de cette scène trop affligeante pour lui. Ca fait un bout de temps que les nerfs le lâchent. Il sent bien qu’il n’est plus apte pour ce boulot. Mais à trois ans de la retraite il n’a guère le choix. Tenir et encore tenir. Heureusement qu’il vit seul. Une épouse ne supporterait pas de le voir boire comme çà tous les soirs. Pleurer tout son sou et s’abrutir devant la télé jusqu’à ce que le sommeil l’emporte. Arrivé près de la voiture en effraction, un petit môme se met en garde-à-vous face à lui. Il se redresse et un maigre sourire réanime son visage blafard.

Blandier, pour l’instant, en a fini avec le personnel et les clients du relais. Il se dirige vers la famille en respirant à fond malgré l’air brûlant qui s’engouffre dans sa bouche et irrite instantanément ses poumons. Un furieux besoin de se laver les mains le persécute. Il est nerveux. Quelque-chose ne tourne pas rond dans cette affaire. Il prend sans ménagement la place de son collègue. Lit les premières lignes du rapport ainsi que les signes distinctifs du fils disparu et reprend l’interrogatoire. « Alors, que s’est-il passé avec votre fils ? Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? Et à votre avis, pourquoi aurait-il fugué ? »

C’en est trop pour Maud qui éclate en sanglot. Claire s’évanouit et tombe du banc. Paul se soulève d’un bond, le coup part. Il gifle sa fille qui est projetée contre le gendarme derrière elle. Maud vient de hurler à la figure de Blandier : « Mon frère n’a pas fugué, il s’est suicidé il y a un mois déjà !! »

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