Réquisitoire contre la gentiane
Gabriel Kayr
La liqueur de gentiane est une boisson jaune obtenue par macération de la racine de grande gentiane, qui pousse principalement en Auvergne, mais pas que. On en distingue plusieurs appellations : Suze, Avèze ou simplement liqueur de gentiane. Les bienheureux qui n'y ont jamais goûté auront du mal à me suivre ; qu'ils fassent un effort d'imagination, et je leur promets des découvertes ethnologiques auprès desquelles l'histoire raisonnée de l'invention du blue-jean, l'ouvrage majeur de Claude Levi-Strauss, ressemble à une étiquette de Monoprix.
Déjà, pour avoir l'idée de bouffer une racine, et plus encore de la faire macérer, faut être nécessiteux ou soumis, déçu du fruit, mou du grain ou dur de la feuille. Il ne manque pas de matières premières à distiller, sans aller se courber, comme la pauvresse de village sur l'origine du monde, pour fouir d'un doigt gourd les pentes arides de ces vénérables crêtes granitiques qui sont à l'Auvergne ce que les falaises sont à la Normandie, ou la mer du Nord aux derniers terrains vagues.
Ensuite la macération est, comme l'élection présidentielle et l'accouplement des escargots, une lente opération qui nécessite patience et longueur de temps, mais on sait qu'elles font plus que force ni que ta mère, d'après le proverbe. Cette patience, l'Auvergnat l'a. Il parle encore langue d'oïl par endroit, c'est dire qu'il est fait de ouaïte et de si. Projeté par un dieu pressé sur une rocaille avaricieuse, il n'eut d'autre choix que l'adaptation. L'échine s'est raidie, le bras raccourci, le doigt, au lieu de pointer le ciel pour récuser l'injustice d'un arrêt inhumain (allez passer un hiver à Aumont-Aubrac, vous verrez si j'exagère), s'est replié vers la terre et la parcimonie d'un sous-sol basaltique que sa sueur quotidienne acheva de fertiliser même les samedis. Il y a de l'épique dans cette humilité. Condamné à l'Auvergne, le bougnat plie mais ne rompt pas. A d'autres les prairies grasses qui font le camembert, les soleils salés des gravières du Médoc, les chênes à truffes ou les vergers de mirabelliers ; puni d'avoir hésité à prêter à Dieu avec intérêts, l'Auvergnat est arrimé à son plateau comme la gratounette à son éponge.
Et quel plateau ! Pays arriéré déjà sous le 1er Empire : Napoléon, qui s'y connaissait en emmerdeurs et aimait bouffer à la Créole, voulait construire partout des routes, sauf là. Ça dure encore. Quoi de plus Central que ce massif volcanique, et nonobstant quoi de moins touristique, de plus évitable ? L'autoroute y est récente, le pont neuf, le TGV inédit, à l'heure où Londres est la banlieue de Paris. Presque plus facile d'aller sur la lune, et une fois là, beaucoup plus simple de communiquer.
Car l'Auvergnat a la parole rare du taiseux laborieux, qui sait ce que coûte l'effort d'articuler un son, et plus encore de lui donner un sens. Du coup, il se fait comprendre d'un geste, moins qu'un geste même, un signe, un tressaillement de l'âme. C'est cela surtout qui surprend l'étranger accoutumé aux vantardises chamarrées d'accent du sud, aux longues complaintes nordiques aux relents de houblon, ou aux ineffables soupirs des Bretons qui ont toujours perdu quelqu'un en mer. Vérifiez : un Breton qui n'a perdu personne en mer n'est pas un vrai Breton, c'est un Basque qui se planque.
Cette rare parole auvergnate est donc précieuse, car ce qui est rare est cher, on le sait depuis Socrate. Mais elle est également d'or, c'est-à-dire qu'elle fait foi, c'est plus rare… Un Auvergnat vous donne sa parole avec la même économie de mots. Mesdames, s'il vous propose de surveiller votre porte-monnaie pendant que vous allez aux ouatères, nul besoin d'avoir le pipi furtif. Vous pouvez vous lâcher, voire en profiter pour vous chipoter la lingotière, vous retrouverez vos sous à droite en sortant. On cite le cas d'un jeune sous-officier teuton qui, en 1916, avait égaré son fume-cigarette dans la femme d'un notaire de Marvejols. Vingt ans plus tard, il repasse dans le coin en remontant d'Oradour. Il est maintenant commandant dans la SS et fume toujours. Se gardant de commenter la forte odeur de brasero qui, outre le nouvel uniforme, l'empêcha d'abord de bien le reconnaître, celle-ci le lui laissa reprendre intact et sans se faire prier…
L'Auvergnat communique donc par bloc et une bonne fois pour toutes. Il ne vous dit pas qu'il vous trouve sympathique, il sort la tome ; il ne vous fait pas de reproches, il range son couteau après l'avoir essuyé à son pantalon, il ne vous indique pas un itinéraire, il tend le bras ; à vous de deviner le reste. Le GPS a été inventé par un Américain qui s'est une fois perdu en pleine Margeride sur la départementale 985 et a dû demander son chemin ; rentré à l'hôtel, il se jura d'éviter ce trauma à ses contemporains, par n'importe quel moyen.
Preuve de cette économie : une chanson a rendu l'Auvergnat célèbre. Une, pas deux hein ! Ce serait trop. L'Auvergnat est décidément sobre, et chiche même de ses grands hommes : Pompidou le Cantalou, Michelin l'increvable, Fernand Raynaud le bienheureux ou le plus onctueux de tous : Saint-Nectaire. N'en déplaise aux pisse-froid, Hortefeux et Giscard ne sont auvergnats que par opportunisme électoral ; l'un est rhénan, l'autre éreinté, les deux sont fatigants.
Donc, l'Auvergnat sait faire durer. Son temps est celui des ères géologiques, ses montagnes étaient déjà vieilles quand les Alpes ont percé, et ça leur a même donné un petit coup de jeune. On ne lui fait pas le coup de la correspondance, on ne le convainc pas du manque de temps. Il dure, il sait des salaisons les saisons et leurs cycles ; souvent même il recycle. En témoigne cette authentique anecdote dont l'origine se perd dans la nuit d'Etampes : en l'an de grâce 1286, un soir qu'ils devaient partir en croisade pour fêter leur retraite (car à cette époque on ne partait pas en croisière, mais en croisade. C'était plus long, mais beaucoup plus drôle, sauf bien sûr pour l'émule du Pape), les trois évêques des diocèses de Rodez, Saint-Flour et Mende se payèrent un dernier gueuleton. Mais ils burent trop de gentiane, une dispute éclata et ils finirent par se foutre sur la gueule à grand coup de mître. Echauffés par les vapeurs traîtresses de cet alcool diabolique, les deux premiers bourrèrent le troisième de coups de poing au ventre, jusqu'à lui faire vomir toute la patate et la tome dont étaient lestés leurs estomacs de soiffards séculiers. Constatant que sous leurs coups les tubercules s'étaient mués en purée au fromage, ils oublièrent aussi sec la croisade pour inventer l'aligot. On planta une croix à l'endroit de la rixe, et depuis lors aucun évêque ne boit d'Avèze en public car il est dit « qui boit l'Avèze cherche des crosses ».
Cela d'ailleurs appelle un commentaire à propos d'une autre formule fameuse, dont les futurs bacheliers profiteront utilement, eux qu'on accuse de ne plus connaître l'Histoire au vain prétexte qu'on ne la leur enseigne plus. Vous savez que lors de l'élection d'un nouveau pape, après le conclave mais avant l'enfumage, la tradition voulait qu'on assît l'impétrant sur une chaise percée. Un cardinal passait ensuite derrière la chaise, glissait une main dessous, et devait constater par le truchement de ses doigts que l'élu en avait une bonne paire. Ce rituel visait à attester qu'aucune femelle n'avait pu se glisser ni usurper le Saint Siège à la faveur de l'androgynie trouble suscitée par les soutanes moirées doublées en résille de Padoue. L'Histoire a retenu la formule latine que le vérificateur prononçait la main sur les burnes à bulles : « Duos habet, et bene pendentes ». Soit « il en a une paire, et elles pendent grave ». Mais l'Histoire et la Curie ont prudemment oublié la suite, de la plus haute importance pour le cas qui nous occupe. En effet, si le cardinal constatait que sa manipulation durcissait de l'héritier de Saint-Pierre l'optionnel appendice, ce qui attestait un penchant inversé certes répandu mais pratiqué, si j'ose dire, du bout des lèvres et sans publicité, le cardinal rajoutait à ses constatations : « Mollo Siffredisque cum linda de Suza » , c'est-à-dire à peu près « s'il l'a raide, il mérite qu'on la Suze ». Alors seulement le pape était déclaré infaillible et on débouchait la Suze, ce qui prouve que cette boisson était en honneur même à Rome.
Attention toutefois à bien trier vérité historique et légendes urbaines. En effet et contrairement à une idée fort répandue, les Auvergnats n'en mettent pas dans le biberon des enfants. Car les Auvergnats ne nourrissent pas leurs enfants : ils les laissent se démerder tous seuls. De là un sens précoce de la débrouillardise et une nostalgie du téton que je ne démentirai pas, moi qui ne trousse des phrases que par substitution.
Mais je m'égare.
De la racine de gentiane on obtient donc l'Avèze ; la Suze utilise le même ingrédient de base, mais la recette en est helvétique. Le goût est identique et plus crispant qu'une chanson de Céline Dion. Ça vous tétanise le zygomatique, c'est pas de l'alcool pour rigoler. L'amertume vous saisit, qu'on adoucit avec du cassis, ce qui en fait un fond de culotte (car il ne s'use qu'assis… Suivez ?). Avec l'Avèze, c'est tout aussi dégueu mais un peu moins sonore… Ou bien on la mêle de pétillant et de crémant de pêche pour obtenir un apéritif rafraîchissant. Mais à boire seul, ça évoque la dureté de la vie rurale, l'hiver long et sans charme, le vent et l'aubépine (d'alouette), ça a la couleur de la fleur de genêt, dans les prés la tige ressemble à un phallus lépreux. Non vraiment, pour imaginer boire ça un jour, faut avoir l'hygiène métaphorique ou une vocation d'apothicaire.
On ne sait d'ailleurs pas qui, le premier, eut cette idée choquante de se faire macérer la racine, mais les plus récentes recherches sur l'antiquité - celles qui ont enfin permis de situer correctement Alesia et de prouver sans contestation possible que cette bataille fut non pas une défaite mais à l'inverse une grande victoire - ces recherches donc attestent que les Romains déjà connaissaient les propriétés de la gentiane et l'ont identifiée dans les commentaires de César, car il raconte (chapitre 12, livre XIV) qu'on en distribuait aux légionnaires avant la bataille (le fameux « coup de l'étrier » du cavalier, par exemple) et de là vient le « Avèze César » lancé par les troupes au moment de l'assaut. Ce qui est certain, c'est que le bas Moyen-Âge en oublia le secret, et il fallut l'incurie des Capet additionnée aux rigueurs du climat pour que des paysans entreprennent d'en retrouver la mémoire.
Donc, c'est une boisson de péquenot. Mais, et c'est là tout son intérêt, de péquenot libre ! Caractéristique importante de l'Auvergne et de ses habitants : jamais aucune invasion barbare ne réussit à les soumettre. Libres ils naquirent, libres ils demeurent et on ne peut comprendre leur goût pour cette potion si l'on néglige ce farouche attachement à leur liberté qui en fait les Ecossais du royaume de France et les émules de Charles Baudelaire. Pourquoi donc les Auvergnats boivent-ils de l'Avèze ? Ils ne sont pas romains, et préfèrent le pro-éthylisme au prosélytisme. C'est pourtant simple, ça crève les yeux, mais vos imaginations sont plus étiques qu'un veau de Salers vermifugé. C'est à cause de Charles Baudelaire, ai-je dit, le poète indépassable, qui écrivit, un jour qu'il avait pris une biture à la Gentiane dans un troquet du XII° arrondissement, ce vers inoubliable : « homme libre toujours tu chériras l'amer ».
Donc la gentiane est coupable etc.
Il est vrai que certaines gentianes eurent une réputation de poison. Bravo, j'ai énormément apprécié.
· Il y a plus de 10 ans ·yl5
Serviteur ;-)
· Il y a plus de 10 ans ·Gabriel Kayr