Résolution

Jean Marc Kerviche


            Je n'ai plus le souvenir de mon arrivée à l'hôpital Robert Ballanger et je ne sais plus si c'était dans la matinée ou dans l'après-midi du lundi 11 aout 1986. Je sais seulement que c'était trois jours après ce fameux jour où l'on m'avait annoncé qu'un cancer se développait en moi au plus profond de ma gorge.

            Je me rappelle qu'après l'avoir raccompagnée à la sortie du service, je quittais Grazia et remontais dans la chambre qui m'avait été assignée par les infirmières. Une chambre au quatrième étage d'un bâtiment flambant neuf que j'allais devoir occuper pour la première séance d'une chimiothérapie qui allait durer plus de quatre jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

            Je me retrouvais seul au milieu de cette chambre les bras ballants ne sachant que faire de mes dix doigts.

            Je me rappelle encore mes premières impressions et n'ignorais plus que mon espérance de vie était désormais comptée. Avant cette mémorable annonce, devrais-je dire ce verdict, comme tout individu, je n'en avais nulle conscience, sans estimation précise de la durée d'une vie 

            Oui, j'étais désormais seul. Toute mon passé défilait dans ma tête, me revenait tout le déroulé de mon existence. Je me remémorais mon père et mon parrain emportés par cette même maladie.

            Je me rappelais mon parrain quand nous l'accompagnions mon père et moi de Quistinic du côté de Lorient à Septeuil, non loin de Mantes-La-Jolie, courir de guérisseurs en charlatans, patienter des heures dans une file d'attente qu'on veuille bien nous recevoir, et multiplier les interventions et consultations de toutes sortes.

            Je les avais vus tous les deux, intubés, drainés, trachéotomisés, décharnés… rendus à l'état de squelettes incapables de se déplacer seuls, dans l'impossibilité de bouger, de se mouvoir… je me souvenais avoir porté mon père de son fauteuil à son lit et ressentais cette impression diffuse particulièrement dérangeante pour un fils aimant… et pensais : « un fils ne devrait pas avoir à porter son père, c'est contre nature. »

            Oui, j'avais assisté à sa souffrance pendant plus de neuf mois, en vain, et versé des larmes sur tout le trajet seul au volant d'une voiture qui me ramenait sur Paris après l'avoir quitté, obligé que j'étais de reprendre le travail.

            Et quantité d'autres relations de famille, de travail, une quantité de connaissances ayant contracté le cancer avaient également disparu. Personne jusqu'alors n'avait survécu au crabe. Je savais que l'issue était fatale… je l'avais lu dans un livre que j'avais acheté alors que je n'avais pas atteint ma dix-septième année… un livre rose avec en couverture une photo d'une cellule cancéreuse évolutive.  

A cette époque, j'ignorais encore à quoi je me destinais professionnellement. Ma mère me voyait dentiste, et moi plutôt médecin… oui, j'étais passionné par l'anatomie… ou encore biologiste, découvreur de virus ou autres bactéries. Il n'en avait rien été. Je n'étais devenu que dépanneur en téléphone. Une façon comme une autre de réparer ce qui ne marche pas correctement… en quelque sorte un redresseur de torts.

            Oui, je me retrouvais seul dans cette chambre dans l'attente des premiers examens avant la pose d'un cathéter sous une clavicule qui allait me délivrer des drogues vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant quatre jours.

Que devais-je faire ? Que me restait-il ? J'étais désemparé. A mon tour, j'étais atteint par un cancer. Mon père était parti depuis onze années et j'allais devoir affronter les mêmes épreuves : un calvaire de combien de station jusqu'à son terme accompagné par une angoisse lancinante, une souffrance permanente et très certainement la décrépitude avant l'inéluctable.

            Souffrir pendant neuf mois, pour une échéance fatale m'était impossible à envisager.

            Tout tournait dans ma tête. J'avais trois enfants, un de dix-huit ans et deux de douze, une adorable nouvelle compagne, et c'était tout ce qui me rattachait à la vie. Je venais de démissionner le mois précédent pour un nouvel emploi plus rémunérateur et surtout plus glorifiant auquel j'allais devoir renoncer vu ce qui m'arrivait. Et je ne savais pas encore ce qui allait advenir de moi avec ce traitement et ce qui allait en résulter.

            Mon regard se porta vers la baie vitrée et je restais un moment à observer le ciel. Des nuages s'amoncelaient au loin, menaçants. Je me sentis soudain seul, seul à décider de ce qui serait ou pas, seul à décider de mon avenir. J'ouvris la fenêtre et j'appréciais la hauteur de l'immeuble qui me fascinait.

            Je considérais le sol, bituminé… plutôt bétonné.

            J'hésitais, restais un instant dans l'expectative. Encore une seconde, peut-être deux, et tout serait fini… « Adieu, l'angoisse qui m'étreignait à cet instant, les souffrances inévitables à venir, le handicap et la décrépitude. J'étais déjà au-delà de ce qu'il était possible de juger. »

            Mais pourquoi tout aussi soudainement ai-je refermé la fenêtre ? 

            Je n'en avais sur l'instant aucune idée. Peut-être à cause d'une seconde nature, recadrant mes objectifs comme j'en avais l'habitude ayant toujours été dressé à faire face. C'était devenu au fil du temps un conditionnement chez moi… je m'attendais toujours au pire, ainsi, tout ce qui pouvait m'arriver devenait relativement moindre de ce que je prévoyais. Une habitude qui m'était venue au cours de plusieurs années d'expérience. Au début de ma vie professionnelle, quand j'imaginais qu'un dépannage s'avérait aisé, je rencontrais toujours des difficultés et je passais plusieurs heures pour le résoudre alors que, quand je prévoyais de gros problèmes, il m'était extrêmement aisé de les résoudre en très peu de temps. Et peu à peu, les années aidant, j'adorais les difficultés et les obstacles à franchir et, me conditionnant toujours dans l'attente du pire, rien ce qui pouvait m'arriver se révélait une surprise.

            Je m'attendais désormais à tout et je m'entends encore aujourd'hui proférer une phrase que je lançais à travers la chambre comme une résolution définitive :

            « Même si je dois ramper, je continuerai d'avancer »

(Peut-être ai-je très certainement bénéficié du regard souriant d'enfants sans bras et sans jambes rampant dans un couloir d'une institution de Gonesse où je me rendais pour dépanner quelques années auparavant… Je leur en suis aujourd'hui reconnaissant)

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