Ressentiment mortel

Florian Gautier

Le Demi-Dieu Herla, idole du peuple mène les armées à la victoire face à l'Empire ennemi ! Son comportement irritant et celui du peuple exaspèrent Kal, simple soldat... Qui va commettre le pire...

Ressentiment mortel.

 

 

 

            Je prends une inspiration qui gonfle mes poumons avant de la relâcher avec un soupir de satisfaction. Je suis encore vivant. Bordel, ça fait du bien. Je laisse mon regard parcourir les alentours, parcourir la mer de cadavres amoncelés à nos pieds. Cela fait bien longtemps que j'ai appris à ne plus m'en émouvoir. C'est une obligation si on veut se soustraire à la folie de la culpabilité, notamment. Cette ville a été libérée de l'envahisseur. Nous avons réussi à vaincre. Depuis cet endroit, ce point culminant, nous pouvons voir l'armée ennemie qui fuit. Nous échangeons des regards, laissons éclater notre joie. Nous sommes vivants et nous avons réussi ! Je lève mon arme en l'air dans un geste triomphant, imité par mes compagnons. Mais notre euphorie n'est rien comparée à la joie du peuple qui se masse autour de nous, nous acclame. C'est un sentiment des plus agréables. Ils passent parmi nous, nous touchent, nous remercient... Cherchent quelqu'un. Nous savons tous qui. Et quand ils le trouvent, ils nous délaissent pour ne plus voir que lui. Le héros de Charan, pourfendeur du grand Ralan, Empereur de Valorn. Celui qui a changé une débâcle en un espoir. L'homme capable d'affronter une armée à lui tout seul. Le demi-Dieu Herla. La foule se presse autour de lui, nous pousse pour le voir, dans l'espoir de le toucher, d'être bénie. Nous n'existons plus à leurs yeux. Nous ne sommes plus rien. Marcus me dévisage, l'air de dire : Normal, c'est lui qui gagne les batailles. Je ne suis pas d'accord. Il ne les gagne pas seul. Je secoue la tête avec dégoût et me retire, seul. Les autres préfèrent rester près du peuple, pour récupérer les quelques miettes de gratitude et de reconnaissance laissées par le "héros". Pas moi. Je préfère rester à l'écart, errer seul dans cette ville, qui avait autrefois abrité ma famille.

Non, ceci n'est pas une histoire larmoyante, dans laquelle je vous explique que j'ai perdu tous les êtres qui me sont chers. Dans laquelle je m'apitoie sur mon sort ou me cherche des excuses. J'expose simplement les faits tels qu'ils se sont déroulés, ou du moins, tels que je m'en souviens. Je ne cherche pas à minimiser quoi que ce soit. Ma famille est bien vivante et a été évacuée à temps.

Cette ville... Elle est devenue méconnaissable sous le règne de l'Empire de Valorn. J'ai peine à croire que seulement trois années se soient écoulées depuis notre départ forcé. C'est dans cette rue que se trouvait la boulangerie de mes parents. Je n'arrive même plus à me rappeler à quoi elle ressemblait et encore moins de l'odeur du pain. Il ne reste plus que des maisons barricadées et en ruines. C'est dans la rue voisine que nous habitions. Mais je préfère ne pas savoir ce qu'il est advenu de notre chez nous. Je continue de déambuler dans les rues, sur les traces de mes souvenirs. On me réprimandera pour ça. Je n'ai pas le droit de quitter ma section. Mais je prends le risque, tant pis. De toute manière, je suis mieux ici que là-bas. Un bruit me fait me retourner. La rue est déserte... A première vue. Je plisse les yeux, avance d'un pas prudent, le corps tendu, prêt à l'action. Et c'est là que je vois cette filette âgée de six ans, peut-être huit, sortir des ruines d'une bâtisse pour venir vers moi. Elle hésite. Ses vêtements sont déchires et sales, de même que ses bras et son visage. Elle tient une poupée de chiffon dans la main et me regarde avec un mélange d'admiration et de peur. Elle s'arrête finalement à deux pas de moi. Je lui souris, range mon arme avant de mettre un genou à terre pour être à sa hauteur.

- Ne crains rien.

- Vous faites partie de l'armée ? (Me demande-t-elle.)

J'acquiesce.

- Oui, c'est exact.

- On est en sécurité maintenant ?

- Je te le promets.

Elle me sourit.

- T'es tout seul. C'est toi le héros ?

- Le héros ?

- Mon frère, il parlait du pourfendeur du démon Empereur. C'est toi ?

- Je... Non... Je ne suis pas le héros. Mais je combats avec lui, comme d'autres.

- Mon frère, il dit que seul le héros compte ! Je veux voir le héros.

- Tu sais, le héros comme tu dis, il ne se bat pas seul. Mes camarades et moi, on est là pour...

- T'es pas le héros, t'es nul ! (Crie-t-elle avant de partir en courant vers la place centrale.)

Je reste agenouillé, les yeux fixés sur sa chevelure crade et emmêlée alors qu'elle s'éloigne et disparaît. Nul...

ça fait mal d'entendre ça, que ça soit vrai ou non. On a beau essayer de se convaincre qu'on vaut mieux que ça... Mais entendre les mêmes mots, encore et encore...

Je me redresse et voit la foule qui se rapproche lentement, toujours massée autour du fameux héros qui essaye tant bien que mal de s'y soustraire. Nos regards se croisent et je vois la fatigue dans ses yeux, là où habituellement, je peux voir une forme de snobisme. Je pourrais presque l'entendre supplier pour avoir un peu de répit. Un héros. Voilà ce qu'il est, voilà comment les gens le perçoivent. Herla, le demi-dieu. A ses côtés, nous sommes tout. A côté de lui, nous ne sommes rien. Les mêmes scènes se répètent inlassablement. Nous sommes rejetés, dénigrés. Il est tout. Nous ne sommes rien.

Les jours passent, les batailles se succèdent. Ma lame, couverte de sang, est lourde dans ma main moite. Cette bataille est la plus éprouvante que nous avons vécue depuis bien longtemps. Nous sommes tous éreintés. Tous, sauf lui. Il se déplace avec aisance sur le champ de bataille, sa lame sifflant pour trancher les chairs et défaire nos ennemis. Ses ennemis. Il nous fait briller. Il n'y a aucune victoire qui ne soit pas la sienne, aucune avancée dont il ne soit à l'origine. Il est le fer de lance de notre armée, celui sur qui tout repose, celui que tout le monde aime. Rapide, agile, puissant... Nous portons armures, protections, dans l'espoir de dévier les coups mortels. Mais lui se contente d'une simple tunique qui révèle sa peau basanée, luisante sous le soleil couchant. J'empoigne ma lame, contrant un coup d'un adversaire vers ma gorge, avant de la planter dans le ventre de ce dernier. Il s'écroule dans un gargouillis. J'avance à la suite de Herla, essayant de me mettre à son niveau, de le soutenir dans la bataille. Il n'a aucun instant d'hésitation, pas la moindre faiblesse. J'essaye de l'aider, de prévenir les attaques sur son flanc gauche, qu'il laisse plus souvent à découvert. Mais il semble qu'il n'en ait pas besoin. Voire même que je le gêne.

- Pousse-toi Kal ! (Hurle-t-il au bout d'un moment, d'une voix exaspérée.)

Je recule d'un pas, essoufflé et l'observe longuement, indécis, alors qu'il continue de s'avancer face à l'ennemi, taillant dans les rangs avec une facilité presque déprimante. Je le revois au milieu des différentes foules qui se sont succédées au cours de cette guerre, récolter les lauriers des combats que nous avons menés avec lui, comme si nous n'étions rien. Je regarde sa lame, qui danse devant lui, puis la mienne, si lourde avant de raffermir ma prise. Je repense à son regard quand il croise le mien, si hautain, si suffisant...

Regardez-le, se pavaner, refuser l'aide qu'on lui apporte. Je m'avance d'un pas rapide, tranche la gorge d'un ennemi qui essaye de m'arrêter. Les corps s'amoncellent sous nos pieds, rendent le sol glissant et je manque trébucher. Je veux croire que c'est là la vraie raison quand ma main se pose sur son épaule. Que j'ai voulu me retenir pour ne pas chuter. Mais il n'en est rien car à ce moment là, mon équilibre est parfait. Ma lame s'anime, comme dotée d'une vie propre et s'enfonce dans son torse, juste au dessus de la hanche pour remonter sous ses côtes. Je le sens qui se tétanise sous mes doigts et tourne l'épée pour le blesser davantage, pour le faire souffrir. Il gémit pour mon plus grand plaisir avant de lâcher son arme. Il s'agite faiblement. Je retire alors la mienne dans un geyser sanglant. Il y a un battement, un instant durant lequel le temps s'est comme arrêté avant qu'il ne se tourne vers moi, me dévisage d'un air effaré. Il est pâle, faible, et ses yeux me questionnent, me demandent : Pourquoi. Je ne réponds pas et le fixe d'un air ahuri, comme si j'étais moi-même dans l'incompréhension la plus totale. Alors qu'en réalité, je sais parfaitement ce qui vient de se passer. Herla essaye de faire un pas avant de finalement tomber à genoux puis de s'étaler face contre terre. Il n'y a plus qu'un silence lourd qui règne, un silence de mort. Les combats ont cessé. Tous les regards sont tournés vers nous. Vers moi. Le demi-dieu Herla est à mes pieds, raide mort, tué de ma main. L'horreur s'empare de mes camarades, la joie de nos ennemis. Avec un seul acte, je viens de changer le cours de la guerre. Aveuglé par la colère, par la jalousie, je viens de nous condamner à la défaite. Un seul acte, un seul instant... Qui détruit tout ce pour quoi nous avons lutté et souffert. Je regarde ma lame et la main qui la tient, toutes deux couvertes de son sang avant de la laisser tomber avec un dégoût mêlée de frayeur. Je lève les yeux vers le ciel où de sombres nuages s'amoncellent, nés de la colère d'un parent dont on a pris l'enfant. Et je pousse un hurlement de rage incontrôlé. Je recule de quelques pas, perdu, avant de me laisser tomber à genoux, les épaules voûtés, désormais sans volonté. Les mots de la petite fille résonnent dans mon esprit.

T'es pas un héros, t'es nul !

Des mots entendus des dizaines de fois, de la bouche de dizaines de personnes... On croit que ça ne nous touche pas... Mais ces mots me définissent pleinement aujourd'hui.

A ses côtés, nous étions tout. A côté de lui, nous n'étions rien.

Je ne suis pas un héros. Je ne suis rien. Un rien qui vient d'anéantir son propre peuple...

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