Restons-en là...

Jean Marc Kerviche

La suffisance mène à la bêtise.


    L'avenue de Paris, principale artère de Villeneuve, était connue pour être la plus importante concentration de commerces de l'est parisien. On y trouvait de tout : des magasins d'alimentation mêlant profusion et qualité des produits, des bazars vendant des vêtements, des chaussures, des jouets, de la quincaillerie, bref, tout ce qu'il était possible d'imaginer, mais aussi, de nombreuses échoppes d'artisans et une quantité invraisemblable de petites boutiques de luxe présentant le dernier cri en provenance des grands couturiers parisiens.

    Les jours de foire et de marché, arpentait le pavé, une bande tonitruante de petits métiers, sonnant, chantant, s'accompagnant à l'orgue de barbarie, à l'accordéon ou au violon devant les terrasses des cafés.

    L'animation était quasi permanente. A toute heure du jour, il y avait foule, et évidemment l'endroit était toujours le siège d'encombrements inextricables. La maréchaussée avait le plus grand mal a faire respecter les arrêtés du maire en matière de stationnement, et celui-ci, en dernier recours, menaçait d'interdire l'avenue aux véhicules. Il faut dire qu'on se garait n'importe comment, en double file, sur les trottoirs ; à certaines heures, il était même risqué de s'y engager, si l'on ne voulait pas rester bloqué. Et ça commençait dès le matin avec l'arrivée du véhicule hippomobile des glacières de Paris, qui sans se préoccuper des véhicules qui le suivaient, s'arrêtait devant chaque commerce d'alimentation.

    L'établissement le plus important, non par la taille, mais par la renommée, se trouvait être la charcuterie traiteur Devoluy. On l'appelait d'ailleurs par déférence gastronomique, la Grande Maison Devoluy.

    Elle occupait tout le rez-de-chaussée d'un immeuble cossu, un des mieux situé sur l'avenue, la totalité du sous-sol, l'appartement du premier qui servait de bureaux, le deuxième et troisième étage occupé par les propriétaires eux-mêmes en usage privatif, ainsi que toutes les chambres de bonnes du dernier étage, en général destinées au personnel supplémentaire, petites mains, recruté dans les fermes avoisinantes auquel on faisait appel, pour les fêtes de fin d'année, pour Pâques, ou pour les grandes occasions, notamment la période des communions, des mariages, mais aussi pour y loger le personnel itinérant comme les compagnons cuisiniers ; également les dépendances alentour situées derrière l'immeuble, ainsi que la cour toujours encombrée par les voitures de livraison. Seuls, au quatrième et au cinquième étage, deux irréductibles locataires résistaient encore à la main mise des Devoluy sur la totalité du bâtiment.

Réputé, par la qualité de ses produits, le magasin ne désemplissait pas. A certains moments, il eut fallut pousser les murs.

    On ne voyait jamais monsieur Devoluy. Il ne sortait pratiquement pas de son laboratoire et si son visage n'était pas apparu dernièrement sur la gazette éditée par le conseil général, pour un concours, de niveau national, récompensant la meilleure choucroute et immédiatement collée sur la vitrine, personne n'aurait pu dire qui il était.

Ce n'était pas le cas de sa femme. Avec la suffisance qui sied à la fonction, madame Devoluy était comme en représentation. Imposante quant à sa taille, elle trônait au milieu du magasin, juchée sur deux tabourets, oui deux tabourets, il fallait bien ça, faisant office de perchoir, et tout à son aise derrière sa caisse, était visible de tous.

    Au coup de feu, comme on dit dans le métier, alors que toutes les vendeuses s'affairaient auprès des clients, elle épiait la petite maladresse, percevait la plus imperceptible lassitude et ne se gênait pas pour lancer les critiques les plus acerbes à l'adresse de la malheureuse prise sur le fait, puis, comme pour rechercher sinon l'approbation tout au moins l'assentiment des clients les plus proches, elle se lançait dans ses lamentations habituelles : "Ah ! Le personnel !... Vous savez, on ne trouve plus de personnel consciencieux… Il faut toujours veiller au grain ! »

Visiblement, la pensée que les clients eussent pu être, eux aussi, des employés, ne l'effleurait pas un seul instant. Certains esquissaient un sourire en réponse et réservaient leur commentaire.

    La dizaine de vendeuses tournaient autour d'elle comme les ouvrières d'une ruche virevoltent autour de leur reine pour l'alimenter, les visages fermés à toute émotion, attentives à ne pas, un seul instant, se faire prendre en défaut. On ne répliquait pas à Madame Devoluy. On ne répondait pas non plus. On s'exécutait. Et quand tout était à son goût, le sourire commercial aux lèvres, prête au plus affable des compliments pour un client fidèle, à la limite de la mièvrerie, la patronne jetait un regard circulaire sur son magasin. On devinait alors chez elle une pointe d'autosatisfaction, légèrement teintée d'ironie dédaigneuse. On eut dit qu'elle régnait. Louis XIV, à son époque, ne devait pas être différent.

* * *

    Sylvie arriva en novembre, pour le remplacement d'une employée qui partait accoucher.

    Exceptionnellement, Madame Devoluy avait répondu favorablement à un office de placement qui dépendait de la chambre syndicale des hôteliers, débitants de boissons, limonadiers, restaurateurs.

    C'était la première fois qu'elle répondait par l'affirmative à cet organisme qui la sollicitait depuis des lustres. Elle pensait que si les gens y étaient inscrit, c'était non seulement parce qu'ils ne trouvaient pas de travail, mais parce qu'ils étaient, tous, bons à rien. Pour la première fois donc, elle s'était laissée faire, non parce qu'elle s'était laissée attendrir, mais parce que cet employé avait trouvé les mots. La renommée du traiteur, honoré par la France entière, n'ayant pas échappé à ce dernier, il l'avait flattée en ne tarissant pas d'éloges à l'égard de son mari. Elle accepta de la prendre deux jours, en remplacement précisa-t-elle. Ça lui laissait le temps de se faire une opinion et elle se promit, après avoir raccroché, d'explorer le cadre de ses relations.

    La jeune fille reçut un accueil particulièrement froid.

Mme Devoluy, qui tenait généralement à ce que tout passe par elle, avait curieusement délégué la réception de l'intruse à Rolande, la plus âgée des vendeuses, avec la consigne, prétextant que le travail serait plus vite terminé en fin de journée, de lui donner, pendant le service à la clientèle, toutes les corvées habituellement réparties avec équité entre les vendeuses ; ça allait du nettoyage des tables de préparation, des vitrines, des plats de toutes sortes, des couteaux, de tous les ustensiles divers servant au service, avec en plus, sans bien évidemment gêner le service et la clientèle, le passage de la serpillière sur le sol de façon à ce qu'il soit en permanence propre.

    Madame Devoluy s'attirait ainsi les bonnes grâces de son personnel féminin à peu de frais. Du haut de ses deux tabourets, elle se contentait d'observer Sylvie du coin de l'œil pour voir si cette dernière ne rechignait pas à l'ouvrage.

    La petite s'acquitta très naturellement de la tâche qui lui était assignée, sans sourciller. Rapide dans ses gestes, elle était également adroite de ses mains. Les deux premiers jours passèrent, puis les semaines. La période des fêtes passa sans que quiconque ait le moindre reproche à lui faire. Madame Devoluy se félicitait en s'attribuant le seul mérite d'avoir trouvé la perle rare et lorsque la vendeuse remplacée fut de retour, personne ne fut étonné que Sylvie conservât son poste.

    Quand il y avait un coup de feu, on lui demandait de servir. Elle aidait, de bonne grâce, ses collègues, et revenait à sa tâche aussitôt que la pression baissait. Bien sûr, de plus en plus souvent, n'ayant pu exécuter le travail qui lui incombait, elle restait après le départ des autres, mais cela ne paraissait pas la gêner et la patronne fermait les yeux.

    Jusqu'alors, Madame Devoluy avait gardé ses distances, mais intriguée par tant d'abnégations, profita, un soir après la fermeture du rideau alors qu'elles se trouvaient seules, pour se rapprocher d'elle. Elle qui, habituellement était tenu au courant de tous les faits et gestes de son personnel, elle s'y intéressait seulement pour en tirer profit, l'interrogea sans ambages sur les relations qu'elle pouvait avoir. Elle la savait célibataire et ne comprenait pas qu'à vingt ans, elle ne fréquenta pas un quelconque jeune homme.

    Sylvie répondit, mais resta discrète quant à sa vie privée. Néanmoins, Madame Devoluy apprit que Sylvie louait une chambre de l'autre côté de la ville chez un couple de retraités, et que si le montant de son loyer était peu élevé, la patronne sauta sur l'occasion, il pouvait être carrément nul si elle acceptait de prendre une chambre au dernier étage.

    Sylvie accepta.

    On lui réserva alors peu de temps après une chambre au dernier étage, et comme rien n'est jamais gratuit, on lui demanda de rendre, en compensation, quelques petits services, en sus de son travail, comme par exemple le nettoyage des bureaux. La petite ne fit pas d'objection.

    Ce fut d'abord de temps en temps, puis, la jeune fille n'osant pas refuser, les petits services se transformèrent rapidement en travail effectif et... extensible, tant et si bien que le matin, elle faisait le ménage chez ses patrons, prenait dans la foulée son service au magasin, puis, achevait sa journée en nettoyant les bureaux après le départ des comptables. Une fois la porte de sa chambre fermée, il n'était pas rare qu'après s'être allongée sur le lit, elle s'endormit jusqu'au matin.

* * *

    Au bout de deux ans, elle était devenue, on peut le dire sans exagérer, le souffre douleur de tous, une véritable souillon à qui on confiait les travaux les plus sales et tout ce que les autres ne voulaient pas faire. On atteignait le sordide, lorsqu'il lui arrivait de travailler au laboratoire pendant les absences du patron et du maître de cuisine. La sentant sans défense, les apprentis charcutiers en profitaient pour chahuter avec elle. Ils lui tenaient des propos qu'ils accompagnaient de gestes d'une telle obscénité que souvent ça se terminait par des larmes.

    Un matin, alors qu'elle était occupée par le ménage chez les patrons, on vit arriver la police au magasin. Une somme de vingt francs avait disparu de la caisse des comptables.

    L'enquête rapide et expédiée par des enquêteurs qui ne s'embarrassaient pas de circonspection s'orienta naturellement en direction des quelques personnes habilités à se rendre à la comptabilité. On vérifia les emplois du temps de chacun. On éplucha tout, fit des recoupements et ce qui devait arriver arriva. Sylvie avait non seulement le double des clés, mais était bien évidemment la dernière à avoir quitter les locaux du fait de son travail.

    Les soupçons se transformèrent en certitude pendant la fouille de sa chambre. En sa présence, les gendarmes mirent la main sur dix-huit francs dissimulés au fond de sa valise.

    Ils ne lui donnèrent pas le temps de s'expliquer, lui passèrent les menottes aussitôt et sans plus d'égard, lui firent dévaler les escaliers au risque de trébucher. Ils durent la rattraper plusieurs fois, jusqu'à ce que, par un jeu particulièrement cruel, ils la laissèrent s'affaler sur le palier du premier étage. Les comptables attirés par l'animation étaient sortis pour voir ce qui se passait. Elle dut en se relevant seule, affronter leur regard.

    Puis, à grand renfort de claquements de portières, on l'installa sur le siège arrière d'un véhicule noir qui démarra aussitôt. C'était la première fois qu'elle montait en automobile. Elle jeta un dernier regard vers la charcuterie à travers les vitres. Le trottoir était noir de monde.

    On quitta l'avenue non sans mal, en se frayant un passage parmi la foule des badauds qui cherchait à voir l'infortunée. Puis l'automobile prenant de la vitesse défilèrent à toute allure des rues qu'elle ne connaissait pas, ce qui lui donna le tournis, avant d'entrer par l'arrière de la gendarmerie.

    On la laissa pendant plus de trois heures dans une des cellules sans se soucier le moins du monde de ses besoins. Elle appela plusieurs fois, jusqu'à pousser des cris, en vain. Elle s'abandonna dans un coin honteuse.

    On attendait monsieur le commissaire.

    Il arriva dans le courant de l'après-midi, s'assit dans le bureau du chef et demanda qu'on fasse entrer la voleuse.

    Elle dut reconnaître la mort dans l'âme, sous le regard inquisiteur des gendarmes présents, qu'elle avait été chassée de chez ses parents à cause de la naissance d'un petit garçon, que celui-ci était gardé par une nourrice qui lui réclamait neuf francs de pension par mois et que l'argent qu'ils avait trouvé était en réalité des économies qui correspondaient au montant des deux derniers mois.

    Tout collait. On avait donc affaire à une dépravée ayant besoin d'argent qui n'avait pas hésité à voler pour son enfant. On lui demanda où étaient cachés les deux francs qui manquaient, et les questions devinrent plus pressantes, plus humiliantes.

Le commissaire la prenait pour plus futée qu'elle en avait l'air et ne la croyait pas. Et c'est ce qu'il lui laissa entendre à l'issue de l'interrogatoire, en la menaçant des pires tourments. Elle sortit de l'échange brisée et on la ramena en cellule à la nuit tombée.

    L'officier de paix devait, malgré tout, vérifier ses déclarations. Il confia la tâche à un collaborateur sans omettre de lui préciser qu'il avait tout son temps. Il ajouta avec un sourire que de toute façon cette petite expérience apporterait le plus grand bien à cette « boniche » et que dans tous les cas, cela ne lui ferait aucun mal. On n'allait tout de même pas s'embarrasser pour si peu.

* * *

    L'affaire fit grand bruit sur l'avenue. Tout le monde était au courant et quelques clients et commerçants voisins venaient s'entretenir avec madame Devoluy, pour l'assurer de leur soutien. Ce qui était certain, c'est que cette petite moins que rien n'allait pas s'en tirer comme ça.

    On n'entendait des phrases du genre : « Vous vous rendez compte !... Elle vous a trahie... Quelle honte !... après la confiance que vous lui avez témoignée !»

    Confortée par ce renfort spontané, la charcutière, les lèvres pincés, écoutait tous ces gens qui racontaient des histoires, tous en avait une, mettant en cause la probité du personnel de maison, des on-dit qu'on leur avait rapportés, sans se préoccuper de véracité ; des histoires qui accentuaient sa rancœur.

    Madame Devoluy répondait : « Vous avez raison ! Quand je pense que je lui ai fait confiance... ça m'apprendra !... Mais oui, c'est l'agence de placement qui me l'a envoyée... De la racaille, je vous dis de la racaille ... Ah ! On m'y reprendra !... "

* * *

    La journée s'écoula ainsi, à écouter les uns et les autres.

    Le soir arriva. Monsieur Devoluy rentrait de Paris, où il s'était rendu pour la remise officielle de prix récompensant les meilleurs ouvriers de France. Une de plus.

    Il s'étonna de l'absence de Sylvie. Elle avait pris l'habitude de venir les voir avant de monter se coucher comme ces domestiques qui avant de quitter leur tâche demande à ceux qui les emploient s'ils n'ont plus besoin d'eux. Madame Devoluy jeta, sur un ton péremptoire

    - Celle là !... elle dort en prison !

    Il sursauta

    - Quoi !...

    - Oui !... Ce soir, elle dort en prison… Tu m'entends bien... Toi qui la protège tout le temps, qui lui donnerait le bon dieu sans confession... Eh bien ! Figure-toi qu'elle a pris dans la caisse !

    - Qu'est-ce que tu racontes ?... Quelle caisse ?

    - La caisse de la comptabilité !... Elle a pris les vingt francs en billet de la monnaie du matin... on a retrouvé la somme chez elle !

    Monsieur Devoluy resta interdit l'espace d'une seconde. Il lâcha.

    - Vingt francs !... Dans la caisse de la compta !... Mais c'est moi qui les ai pris ce matin !... J'étais très en retard !... Je ne voulais pas remonter chez nous ... J'aurais pris le risque de te réveiller !... Bon, je sais !... J'aurais pu t'appeler de Paris !... ... Mais comment tu as pu imaginer un seul instant !... On va réparer ça tout de suite !... Où est-elle ?... Je vais aller la chercher !...

    La sonnerie du téléphone retentit.

    Madame Devoluy décrocha, attendit qu'on lui passa la communication et resta muette le temps du message et sans même formuler de réponse elle raccrocha doucement. Blême et soudainement soucieuse, elle se tourna vers son mari.

    - C'est inutile Pierre Marie !...

    - Quoi !... Qu'est-ce qui est inutile ?

    - D'aller la chercher !

    - Et pourquoi donc ?

    - Restons-en là !... Crois-moi... Cette histoire ne peut nous attirer que des ennuis...

    Il explosa

    - Vas-tu enfin m'expliquer !!!

    - ... On vient de la retrouver morte dans sa cellule... Elle s'est pendue...

    Monsieur Devoluy était atterré, il n'avait plus de mots pour exprimer ce qu'il ressentait. Le silence s'installa une longue minute avant que la charcutière ne reprit dans un souffle

    - ... Je ne comprends pas pourquoi...

* * *

    Dans les jours qui suivirent, plus précisément le 21 mai 1927, un quotidien de Seine et Oise, titrait à la une l'exploit d'un américain de vingt cinq ans, premier homme à traverser l'atlantique en avion, dans le sens New York-Paris, une distance de 5805 Km en 33 heures 25 minutes, sans escales, sans radio, et uniquement aux instruments, son nom : Charles Lindbergh. Cet événement augurait une ère nouvelle.

    On pouvait lire également en dernière page dans les colonnes réservées aux faits divers, l'histoire d'une malheureuse qui n'avait pas supporté l'opprobre, avec en exergue : « Elle a fauté, Dieu l'a puni... »

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