Retour à la vie
Jean Marc Kerviche
Par Serge Grynbaum
Peu de temps après être sorti de l'armée, je me suis marié comme, à cette époque, beaucoup de jeunes gens de mon âge, et je me suis rapidement écarté de ma famille.
Vraisemblablement, une conséquence d'une hostilité croissante avec mon père qui m'obligeait toujours à faire ce que je ne voulais pas. Des rapports extrêmement difficiles générant une rivalité constante érigée entre nous après son retour de captivité, corrélative à son absence pendant laquelle je m'étais construit sans lui, alternant les séjours chez les uns aux hébergements chez les autres, trimballé de pensions, foyers et colonies, dans un climat de précarité affective désolante. Bien sûr, j'avais ma mère qui me visitait et se souciait de moi, mais lui était totalement absent… pendant toute une période, je ne savais même pas ce qu'il était devenu, ayant peu ou pas de nouvelles du tout.
Oui, après une absence de cinq années, années si particulières où l'enfant se construit, je me trouvais face à lui, démuni, car ma mère, selon les sentiments de l'enfant que j‘étais encore, lui manifestait un bien trop grand intérêt par rapport à moi, et à ce que je représentais.
Au cours des années suivantes, j'allais jusqu'à lui refuser toute ingérence de sa part et ne pouvais accéder à ses demandes et exigences. J'avais bien sûr des résultats scolaires désolants, et c'était peut-être aussi une façon de m'opposer à lui… Nos relations étaient en permanence conflictuelles. Elles ont ébranlé toute mon enfance, par son absence d'abord, je le répète, ce dont je n'avais nullement conscience à l'adolescence et dont j'ai réalisé beaucoup plus tard, il m'aura fallu du temps, qu'il n'en était en rien responsable, par ses exigences ensuite sans rapport avec les réalités auxquelles j'étais moi-même confronté.
Une scolarité désastreuse avec des résultats décevants… mais aussi comment se sentir responsable d'un état de fait qu'on vous a imposé en commençant par l'absence d'un père pendant plus de cinq années ? Cinq années pendant laquelle je me suis construit dans l'ignorance et la peur permanente à une période où personne ne pouvait répondre à mes questions.
Oui, comment peut-on effectivement exiger une assiduité sans accrocs quand on commence une scolarité à neuf ans et obtenir des résultats satisfaisants quand on la quitte à quatorze ? Cela n'a rien d'enviable et ne peut que vous desservir toute la vie.
Oui, j'ai été construit bizarrement et je suis devenu tout naturellement un révolté. Tout s'opposait à moi, rien ne m'était accordé, tant et si bien qu'en conséquence je contestais tout. Je désirais travailler dans le bois comme mon père, devenir menuisier ou ébéniste et lui me destinait au textile. Pourquoi ? Cette question m'interpelle encore aujourd'hui… Et j'ignore encore pourquoi je me suis conformé à ses exigences car je me suis soumis à son désir, et dès ma scolarité achevée à quatorze ans, je suis entré dans une usine de confection.
Au bout de trois ans, je m'occupais des machines en tant que mécanicien régleur. J'en étais arrivé à gagner plus que mon père et j'en étais fier… Puis j'ai fait les marchés à Corbeil, Lieusaint, Melun, négociant avec les uns, marchandant avec les autres, et je me déplaçais souvent jusqu'à Villefranche-sur-Saône à la recherche du meilleur que je modifiais à ma guise devant la désapprobation clairement affichée de mes rivaux directs tout en affichant en prime des prix défiants toute concurrence.
A tel point que j'ai repris l'affaire de mon oncle Max.
Oui, je le répète à l'envi, toute ma vie je me suis jeté dans le travail, alternant les voyages entre Tourcoing, Villefranche-sur-Saône, Corbeil-Essonnes, préférant traiter directement sans intermédiaires avec les fabricants pour définir exactement ce que je voulais plutôt qu'avoir à faire avec des grossistes n'intéressés que par le rapport pécuniaire.
Oui, il me fallait me déplacer pour avoir le meilleur en qualité et en prix ce qui me valait bien évidemment les critiques acerbes de mes concurrents sur les marchés de la région parisienne car je vendais des produits de meilleure qualité et aux meilleurs prix.
Des souvenirs avec mon père me reviennent de temps à autre comme ce qu'il nous a relaté à son retour de Bergen Belsen, un camp de prisonniers libéré par les Britanniques. Il m'avait dit avoir jeté un œil sur les listes des détenus du camp de déportation, non loin de l'endroit où lui-même était retenu, où une multitude de juifs apatrides de toute l'Europe, notamment Simone Veil et Anne Franck, se trouvaient séquestrés, lui n'ayant été que prisonnier de guerre. On lui avait interdit l'accès car le typhus régnait dans le camp et en regardant ces listes de déportés, il avait vu le nom de son frère, Samuel, typographe de son état.
Alors qu'il n'avait plus de nouvelle de lui, et qu'il le croyait mort, il avait fini par faire son deuil, mais une tante avait reçu quelques mois après une lettre de son frère venant de Suède. Mon père avait pris cette nouvelle pour un miracle. Son visage s'était comme illuminé. Son frère était ensuite revenu en France peu de temps après, suite à une visite du roi de Suède à l'Arc de Triomphe. Parlant couramment le Suédois, il avait interpellé le roi dans sa langue ce qui avait étonné celui-ci.
Il avait ensuite été invité à l'ENA pour débattre sur le thème de la Déportation.
Il faut dire que c'était un intellectuel lettré, contrairement à mon père. Il n'était pas de droite, mais plutôt conservateur comme on pouvait le qualifier à l'époque, alors que mon père était communiste, pur et dur, autoritaire avec les siens et plus particulièrement avec moi, légitimant Staline comme dans ces années d'après-guerre tous les communistes, Jacques Duclos et Maurice Thorez en tête. Il faut dire qu'à cette époque on ne connaissait pas encore les goulags et n'étions pas au courant du génocide perpétré en Ukraine, plus connu plus tard sous la dénomination de Moissons sanglantes.
Mon père lisait l'Humanité et ma mère des recueils de littérature yiddish.
C'est dire qu'il ne fallait surtout pas aborder la politique à table quand ils se rencontraient lors des réunions de famille.
Je me suis marié à mon retour d'Algérie et j'avais 32 ans quand mon fils Luc est né et mon père le considérait comme un génie car il travaillait très bien à l'école. Il retenait tout ce qu'il apprenait et obtenait tout de son grand père qui ne lui refusait rien. Oui, rien ne lui était interdit, il représentait une ouverture sur le monde, il était choyé, adoré et pour tout vous dire, j'étais moi-même devenu un papa gâteux.
Rendez-vous compte qu'il a obtenu son baccalauréat à 17 ans.
Oui, toute ma vie, je me suis noyé dans le travail… pour ne pas avoir à penser, à réfléchir, à ne plus songer revenir sur ce qui aurait dû être et qui n'a pas été, refaire le monde selon mes souhaits, l'organiser à ma façon… ce qu'il m'arrive de faire aujourd'hui par malice, je dois le reconnaitre, alors que je suis dans cette maison de retraite de Bondy qui m'accueille aujourd'hui, jusqu'à présenter, pour rire, au mari d'une pensionnaire cet ami qui écrit sous ma dictée mon histoire passée, comme étant mon rabbin.
Les insatisfactions, les désappointements, les aigreurs, les vicissitudes de l'existence, les maladies, les deuils, les passages obligés d'épreuves, les unes attendues, les autres imprévisibles, tous ces passages délicats de la vie, ces ennuis de toutes nature qui m'arrivaient, je les ai mis de côté car je me disais que rien n'était grave.
Eh oui, j'avais été conditionné dès mon enfance à prendre de la distance avec les problèmes de l'existence. Les chagrins, les larmes, je les ai effacés naturellement, je les possède en moi, mais ne les affiche pas. Mon père est décédé et ma mère l'a suivi trois ans après, à ce que je me suis laissé dire de dénutrition. Oui, elle ne se nourrissait plus que de pots destinés aux bébés.
Les circonstances qui nous ont fait naître, la façon dont nous avons été élevés, les carences affectives dont nous avons été victimes nous déterminent à jamais.
Toute la vie, nous déroulons nos insuffisances, et nous réagissons toujours sans réellement en avoir conscience avec notre entourage, comme auparavant on réagissait vis-à-vis de nous alors que nous étions enfants.
Et quand je suis seul, il me revient encore en tête les souvenirs de mon enfance, quand je passais mon temps à jouer dans la rue avec mes copains. J'adorais ces moments et j'avoue jouer encore aujourd'hui avec mes amis de cette maison de retraite de Bondy. Il m'arrive d'ailleurs encore de chanter de temps à autre avec un autre pensionnaire tout aussi farceur et boute-en-train que moi « l'Internationale » et « le Chant des Partisans », mais aussi quelques autres chants plus grivois afin de rire, nous amuser et taquiner les assistantes médicales, lesquelles en retour affichent peut-être pour nous faire plaisir, selon mon impression, une attitude à la fois distante et légèrement offusquée.
De toute façon, aujourd'hui, plus rien n'a d'importance…