Retour aux sources
la-dom
De loin, le bâtiment ressemble à une coupole posée sur un plateau. La lourde porte, arquée, est une mosaïque de pièces de verre multicolore, jointes entre elles par une alliance de matières taillées. Elle scintille au moindre rai de lumière. Fleurs et branchages d'une incroyable pureté sont ciselés dans les parties métalliques de l'encadrement des vitraux.
Malia s'avance. De plus près, apparaissent alors des têtes aux crânes lustrés et aux joues creuses, sculptées finement dans les tronçons de marbre. Sa main caresse instinctivement les corps enlacés aux postures érotiques, façonnés dans le bois. Elle est saisie par la sensualité de leur cambrure. Les visages androgynes et le relief des bouches en demi-lune lui sont familiers. "Quel bonheur ! pense-t-elle. Ni le temps, ni la distance qui nous sépare de notre pays originel n'ont réussi à modifier nos traits et notre physionomie". Malia est une femme élancée, d'une beauté inouïe.
Pour ouvrir la porte, Malia effleure à présent de son index la surface en cristal du boîtier qui lui a été légué par son prédécesseur. Elle est venue ici avec lui et une vingtaine de ses semblables, mais ils se tiennent pour l'instant à l'écart, en bordure de forêt. Pour la première fois depuis des milliers de nuits, le panneau bombé s'ébranle. Dans un léger souffle, il se détache de la plate-forme et glisse lentement, épousant la voûte au millimètre près. Les rayons brillants et chauds de la planète "Safran" toute proche, frappent les vitraux en mouvement, dans un feu d'artifice de reflets colorés. La réverbération fait plisser les fines paupières de Malia. Agilement, elle se hisse à hauteur de l'entrée et s'introduit à l'intérieur de l'engin. Un poste de pilotage aux écrans vert translucide est calé contre les parois sphériques. Malia actionne une nouvelle touche sur le côté du boîtier et la carapace intégrale de ce "cargo de l'espace" se déploie telle une coccinelle. Partout pénètre la lumière du jour. Tout paraît figé, en ordre, sans vie, et pourtant l'âme des occupants de l'appareil plane autour d'elle.
Dans l'embrasure d'une porte épaisse, Malia distingue des étagères. Elle pénètre dans la pièce carrée d'une grande hauteur, entièrement habillée de rayonnages dédiés aux livres. Un faisceau de lumière provenant d'un hublot, éclaire un gros album qui trône sur une table au beau milieu de la pièce. Malia l'entrouvre avec précaution. Des centaines de clichés incroyablement bien conservés, témoignent au fil des pages de la vie quotidienne de ses ancêtres sur la planète Terre. La fin du recueil est une séquence d'images animées, directement projetées dans son esprit. Les yeux fermés, elle peut visualiser les terriens explorant le petit astre, vierge de tout être vivant à cette époque là, qu'ils nommèrent "Félicité" et dont elle est aujourd'hui la puissante héritière. L'émotion envahit Malia qui laisse couler les larmes sur ses pommettes saillantes. Son cerveau déchiffre et mémorise immédiatement des milliers d'informations. Cependant Malia n'y trouve pas de réponse à la question que la population pose inlassablement à ses dirigeants et à laquelle elle a juré de répondre. Aucun élément n'explique en effet les véritables raisons du départ en masse des habitants de la Terre et de leur décision irrévocable de s'installer sur cette planète. Les quelques écrits transmis de génération en génération ne font mention de rien. Cataclysme ? Contamination ? Surpopulation ? Escapade expérimentale ? Les natifs de "Félicité" sont obnubilés par ce vide mystérieux dans le déroulement de leur Histoire. Cette amputation est une douleur profonde qui les empêche d'avancer et d'imaginer un futur serein.
L'éventualité d'un retour aux sources vers cette Terre d'origine inconnue a été envisagée maintes fois et Malia est préparée pour accomplir cette mission. Elle agite son bras droit pour inviter ses congénères à la rejoindre. Le groupe prend place aux commandes de l'appareil. En quelques secondes un fuselage en acier enveloppe hermétiquement le "navire spatial" laissant place à une baie vitrée panoramique au dessus du tableau de bord. Le vaisseau trépide puis décolle lentement.
Une étrange sensation de vertige s'empare de Malia quand, sous ses pieds, elle voit s'éloigner peu à peu sa "Félicité" au travers du plancher transparent...