Robot

themistoclea

Quand t'es dans le désert...

Je suis né en 1968 et mon nom est Joël.

En ce temps-là, mes parents s'aiment, et aiment aussi la douzaine d'autres membres de leur "communauté", d'ailleurs. Je suis pour eux un bébé de l'amour et de l'espoir : on croit alors que tout est possible, révolution culturelle, monde meilleur, prise de conscience et ouverture d'esprit. Le monde est ce qu'ils en feront, tout ne peut que s'améliorer, sous les pavés la plage, blablabla…

Ils décident de m'élever dans cet esprit : petite ferme paumée en Normandie, poules et potager bio, bibliothèque bien fournie, soirées à refaire le monde autour d'un feu de camp, guitares, shiloms et chansons à texte. On m'apprend la tolérance, la joie de prendre son temps et le plaisir d'aimer, de partager, de donner. Mais quand j'ai huit ans, la mort surgit.

Mon père est rongé par le sida. Ma mère entre en dépression chronique et bouffe des cachetons toute la journée en regardant le télé-achat, bavant devant des produits en plastique qu'elle se paye à coup de crédits à la consommation et qui s'entassent dans le garage. Du coup, je me débrouille comme je peux, j'essaie d'y croire, mais la réalité me rattrape. J'ai dû la chercher avec ardeur d'ailleurs, en manque de cadre et de sécurité, puisqu'elle m'a trouvé et m'a happé avec tant de facilité, cette saloperie de réalité.

Des études merdiques, des fêtes de fac qui finissent en partouze et qui me font croire que je profite pleinement de la vie, j'entretiens l'illusion d'avancer magistralement vers une existence parfaite en me découvrant un homme.

Diplôme en poche, je tente toujours de croire qu'on peut changer les choses, que la société a un potentiel caché de bonheur qu'elle ignore et qui ne demande qu'à être dévoilé. Je m'engage politiquement, pose des affiches, rencontre ma femme dans une manif, clame mes idéaux haut et fort. Je m'aperçois vite que derrière les grandes idées se cachent bien souvent de vils profits, du baratin, des marchands d'esclaves, des zones d'ombre où personne n'ose mettre les pieds tellement l'odeur vous prend aux tripes.

Cherchant le bonheur ailleurs, je décide de fonder une famille, mirage de perfection et de pédagogie. J'éprouve furtivement la sensation égoïste et futile de servir à quelque-chose, à quelqu'un. J'emprunte de l'argent à une banque sans scrupules, monte une petite agence de com qui devient grande, snif des rails de coke le vendredi soir et reluque les petites secrétaires en mini-jupe. Les enfants grandissent, le divorce pointe, il faut payer les études des gamins qui se prolongent et la pension alimentaire.

Métro, boulot, dodo.

Plus le temps de lire, plus le temps de compatir, plus le temps de penser, et encore moins aux autres. Je bosse comme un débile douze heures par jour et je m'effondre le soir sur mon canapé devant des émissions lobotomisantes. Dans mon petit studio, j'ingère de la bouffe précuite bourrée d'hormones et d'OGM, un verre de sky, puis deux, puis trois, pour enfin atteindre le sommeil qui me libère jusqu'au lendemain.

Fini le temps des concerts engagés, à moi la variété crachée par les radios de masse en allant bosser dans ma grosse bagnole diesel. Je ne trie pas mes déchets, mais je râle contre le trou dans la couche d'ozone et je vote vert aux municipales pour me donner bonne conscience, ça compense, non ? Je cherche l'âme sœur sur des sites de rencontres payants, mais je fini sur youporn. Je me soulage en me tapant une fois par mois des putes russes siliconées dans un bordel de luxe en sirotant des cocktails hors de prix avec rondelles de citron et petits parasols. Peu m'importe qu'elles aient été violées à douze ans et embringuées par des mafieux, je donne un max de fric tous les ans à une ONG quelconque pour me donner bonne conscience.

Mes gamins ne m'appellent plus. Ils ont fait leur vie et ont eu des enfants, que je n'ai jamais vu et que je ne verrai probablement jamais. J'ai placé ma mère dans une maison de retraite qui me coute un bras et je ne vais pas la voir non plus d'ailleurs. Quant à mon ex-femme, elle raconte des horreurs sur moi à ses innombrables "amis facebook", de sombres inconnus pour qui elle restera toujours un vague pseudonyme. Je n'ai pas d'amis, moi, ni de chair ni virtuels. Je n'ai pas le temps.

Parfois, rarement, je me pose des questions. Je rêve d'une ferme en Normandie, de poules et de gens qui dansent et chantent autour d'un feu de camp. D'un monde meilleur, d'humains qui se voient, qui s'aiment, qui s'écoutent, se comprennent et avancent ensemble vers un monde meilleur. Et puis très vite, la réalité reprend le dessus.

La société actuelle est un énorme pilon qui cogne sur la gueule de l'humanité, encore et encore. Et nous nous laissons faire, rassurés par la médiocrité, par les œillères chéries enfilées avec tant de facilité et de soulagement. Tendre l'autre joue et surtout, surtout, se taire et consommer, consommer, consommer…

Ce soir, je vais gober mon premier Tranxène avec mon Whisky. Demain, j'en prendrai probablement deux.

Je rêvais d'être libre... Je suis un putain de robot.

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