Romane

Alice

Elle regarde cette page blanche, perplexe.

Elle effleure les touches sans vraiment les presser. Elle non plus ne se presse pas. Elle sait qu'elle n'écrira plus. Ses yeux se promènent au-delà de son monde fait d'images, elle a besoin de parler à ses mots qu'elle a au dedans, c'est comme ça qu'elle aime et comprend sa vie. Mais nullement celle des autres. C'est pourquoi elle est incapable de s'occuper de moi.

J'aurais très bien pu me contenter de ce qu'elle me donnait. Je n'ai jamais rien demandé, elle me connaissait bien assez pour le savoir. j'ai toujours su rester à ma place, celle où je devais aller, sur mon chemin tout écrit, bien docile, j'aimais tant la poésie qu'elle donnait à mon existence. Elle disait que j'étais belle, peut-être un peu trop à son goût, elle n'a jamais fait la moindre allusion à un homme, ni même à sa vie privée. Je crois qu'elle est seule, qu'elle le sent et qu'elle m'a rejetée pour ces mêmes raisons qui l'avaient poussées à m'avoir.

J'étais si différente d'elle : moi je ne me contentais pas de répéter mon rôle dans l'intimité de mon esprit, je le jouais. Elle le martelait : "il faut se faire désirer pour l'être réellement par l'autre", ça revenait sans cesse. Il faut croire que j'ai réussi, elle était fière de moi, elle criait haut et fort à qui veut bien l'entendre :

"Romane va bien, elle a rencontré quelqu'un, comme ça, par hasard, dans la rue. Il l'a vue et il savait.

_ Mais que sait il?

_ Qu'il l'aime.

_ C'est un peu gros, non?"

Oui. C'était gros, bien trop gros, grand, impossible. Elle soupirait. Je m'appelle Pauline, mais ça lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Elle préférait Romane parce que je venais d'elle, un clin d'œil à ce que je devais être, la seule chose qu'elle ait pu faire de bon, selon elle. Je m'aimais comme ça, je ne lui reprochais rien. Romane ou Pauline, elle me faisait avancer et m'avait poussée à accepter ce rendez-vous, elle a provoqué notre rencontre. Je devais y aller, elle parlait énormément de lui, butait sur son prénom, était-ce Antoine ou Vincent ? Il aurait pu être n'importe qui, ce type. Il était forcément beau, elle l'avait choisi pour moi. Je ne pouvais que l'aimer et en être heureuse.

La page est vierge, elle sait qu'elle est désormais incapable de la remplir. Je suis seule, laissée pour ses comptes au rouge, comme ses joues quand elle repousse l'ordinateur, rageuse. Moi j'ai froid. Tout est blanc, immaculé, je pouvais jadis me promener sans avoir peur de me perdre. Elle a tout recouvert, repassé, effacé. Je n'ai plus nulle part où pousser.

Elle aurait pu me laisser ma chance, j'étais le fruit de tout son travail, sa fierté, la vie qu'elle n'aura probablement jamais. Peut-être que ma mise à mort ne sera pas vaine, que c'est finalement moi qui lui ai montré comment le vivre, son récit. Elle aussi pourrait le rencontrer dans la rue, boire un verre avec lui et se faire aimer. Elle, elle aimera toujours, qu'importe la personne. Sauf moi. Elle n'avait pas le recul, et bien trop de cette ambition qui retombe au moindre courant d'air. Elle devait être bien trop pleine de ses mots, elle les a tous effacés, et moi avec.

Je me demande ce que j'aurais pu devenir. Elle n'avait pas encore levé le voile sur ma vie, je sentais qu'elle avait des choses à dire, un secret qui laissait planer un continuel doute sur son sujet. Cela me concernait-il vraiment? On lui reprochait de ne pas être claire, elle se faisait plus vague encore, recouvrant les sceptiques avec des «  vous verrez  ». Alors ils attendaient. J'attendais. Elle pouvait me délaisser des jours entiers sans me toucher. Je pensais que je ne l'inspirais plus. Je restais dans une immobilité totale. Le temps se suspendait, il m'arrivait de ne jamais atteindre ma destination. Figée, à attendre qu'elle me dise de continuer. Elle pouvait également me faire changer d'avis, repartir à reculons jusqu'à me faire oublier où j'étais. Depuis son silence et, pire encore, son geste qui m'a été fatal, je ne saurai jamais où je devais aller.

Voilà quelques temps maintenant qu'elle a effacé son histoire. Elle aurait vraiment pu m'appeler Pauline, je lui étais apparue comme ça, mais je venais du fin fond de son dedans, j'aurais du être son roman, alors j'étais sa romane. Elle avait mis un point d'honneur à ma féminité, elle avait sculpté du bout des doigts ma personnalité, elle avait de l'ambition pour moi, mais elle avait surtout peur. Et si ce qu'elle avait à raconter ennuyait les gens  ? Pourquoi était-ce si simple, dans les livres, de rencontrer l'amour et que ce dernier soit réciproque  ? Je lui faisais le culot d'être heureuse à sa place, elle aurait voulu que ce soit moi qui lui dicte ce qu'elle devait faire. Elle écrivait pour trouver des réponses dans sa fiction. Je n'ai jamais été son reflet, j'étais ce qu'elle avait trop peur d'être. Cette peur ne la fera plus jamais écrire, je ne rencontrerai jamais cet homme, je ne saurai pas qui j'étais réellement, ce qu'elle avait à régler et avec qui et, surtout, si ma courte existence sur quelques pages en aurait valu la peine.

Elle aura au moins eu le mérite de m'avoir marquée par son sens du suspense et du drame.

Signaler ce texte