Rose pâle

My Martin

La beauté a disparu

Novembre

J'habite une maison, à l'arrière, une cour au sol cimenté. Cour en longueur, car la ville est ancienne, les habitations sont construites sur des parcelles en lanière, suivant le cadastre du Moyen Âge. Les matériaux de construction ont été extraits du sol, alors un labyrinthe de galeries superposées s'étend sous la ville. Utile en temps de guerre, Wisigoths, Arabes, Anglais, Guerres de Religion, ... Des jeunes ont acheté une maison dans le quartier, l'un d'eux s'est lancé dans des travaux de rénovation, il a creusé le sol qui a cédé sous lui, il est tombé dans une galerie inconnue.

Des arcs de cercle de pavés délimitent les massifs. Jardinage minimum, pas d'arrosage. Près d'une buanderie, un vieux troène cherche la lumière, passe ses branches chez la voisine. Il perd sans cesse ses feuilles vernissées, elles bouchent les gouttières. La voisine, une excitée, fan de randonnées cyclistes, me coince à Monoprix rayon yaourts et m'intime l'ordre de faire élaguer. Rappels. L'élagueur vient officier chaque année.

Lui aussi, il faut le relancer : il organise en été des bains de forêt, pour se ressourcer, se reconnecter avec la nature (concept venu du Japon, urbains stressés) : les stagiaires prennent les arbres dans leurs bras et communiquent leurs émotions. Lorsqu'il a lâché son arbre, il vient élaguer.



Dans un massif poussent un sureau (les graines sont apportées par les oiseaux qui viennent nidifier ou picorer les miettes jetées dans la cour), un chèvrefeuille (il embaume), une fougère, des plantes inconnues ou qui ont dégénérées à partir de plantations ratées de Jardiland (clématite, ...)



des plantes invasives, le raisin d'Amérique (on l'utilise pour colorer le vin), au rhizome formidable, inarrachable. Poison


et un rosier.



Une treille blanche arrondie sur le haut, en lattes de bois, est fixée au mur. Les branches se sont insinuées dans le treillis, l'ont déformé, cassé, écarté du mur.

En période de floraison, je coupe les fleurs fanées pour donner de la vigueur au rosier, au moyen de mon sécateur télescopique. Pour les pucerons, il lutte seul pour sa vie.



Novembre, le rosier fait de longues tiges, je coupe. Puis je sectionne en tronçons pour jeter dans la poubelle de la cuisine. Attention aux épines ensuite en tassant la poubelle avec un pied, en chaussettes. Surprise, un bouton de rose tardif, dans son enveloppe verte. Opération de sauvetage. Tige coupée sous deux embranchements.



Eau, vase soliflore de cristal taillé (Saint-Louis France, verrerie royale, 1767). Vase placé dans un cendrier de faïence rond.



Table rectangulaire contre mur (en fait table ronde, deux parties rondes pliantes), en compagnie



d'une lampe en faïence de Martres-Tolosane. Abat-jour coordonné peint.

Les faïenciers sont jadis venus de Moustiers-Sainte-Marie (Alpes-de-Haute-Provence) où la concurrence était rude. Le bois finit par manquer. Alors ils se sont installés dans le piémont pyrénéen, où abondait l'argile rouge ad hoc, les forêts, mais à l'écart des circuits commerciaux. Décors en plusieurs motifs, dont des grues à la parade, long cou, tête baissée ou rejetée en arrière.

Au Japon, elles sont vénérées car symbole de longévité, bonheur et chance ; elles vivraient mille ans et transporteraient les âmes au paradis. Quiconque plie mille grues en papier origami dans l'année, verra son vœu de santé, longévité et bonheur, exaucé.

Le lundi 6 août 1945 à 8 heures 15, la bombe américaine "Little Boy" explosa, 580 mètres au-dessus d'Hiroshima. Sadako Sasaki (deux ans) ne fut apparemment pas touchée. Mais neuf ans plus tard, une leucémie se déclara, "le mal de la bombe". Pour que selon la légende, les dieux exaucent son vœu (guérir et reprendre sa passion, la course à pied), Sadako entreprit de plier mille grues en papier. Elle réalisa 644 pliages, en utilisant aussi les étiquettes de ses flacons de médicament.

Sadako mourut le 25 octobre 1955, à l'âge de douze ans. Ses camarades d'école continuèrent les pliages, pour atteindre le chiffre de milles grues.

Faïence poreuse, émail à l'étain (si on laisse tomber une pile d'assiettes, un léger son métallique se fait entendre).

Si l'on casse un objet, le ramener à la fabrique : signature, on identifiera qui l'a décoré et la pièce sera refaite à l'identique.

La reine d'Angleterre aurait un service en Martres ; elle ne s'en sert pas chaque jour, elle se lasserait.



un crocodile du Nil en bois, acheté chez un calligraphe d'origine égyptienne. Il vend de beaux carnets en papyrus, des plantes, des fleurs, sont incluses dans la matière. A la demande, il écrit le nom de l'acheteur sur la couverture en arabe. Carnet si beau que l'on n'ose rien écrire, on le range soigneusement et on l'oublie.



sur le crocodile, un porte-plume en verre de Murano (manche spiralé, merveilleuses couleurs fondues). La plume métallique repose sur le dos du crocodile.



un bouddha de jade vert, assis, mains sur les genoux (jade, pour vingt-six années de mariage). Bouddha de Prospérité. Finement sculpté, dos de la pierre incliné, scié à la machine.



un briquet "Vous avez le feu vert de DD du Pwatoo, king of Pwatooland"



un coffret en bois de belle taille. Bois brillant, les stries partent en étoile du centre du couvercle et se prolongent sur les côtés. Il faisait partie du mobilier d'une chambre déménagée de Vendée, pour une personne pieuse : boîte à bijoux, alors beaucoup de bijoux ? Boîte à foulards ? Boîte à mantilles, le catholicisme étant très vivace en Vendée ? Boîte à coiffes ? Dans ce mobilier, il y avait par ailleurs une boîte quadrangulaire verticale, un nom à l'intérieur au crayon -boîte à coiffe ?-.



Mardi 24 novembre 2020

Mon bouton de rose, je suis son évolution, je prends mes repas face à lui. Il se plaît bien.

Les pétales verts s'écartent.

Le bouton apparaît.



Vendredi 27 novembre 2020

Les pétales s'ouvrent chaque jour.

La rose, tu es belle. J'ose à peine te contempler, le matin devant mes Kellogg's Corn Flakes, The Original since 1906.

Blanc à peine rosé, subtil parfum.



Samedi 28 novembre 2020

La fleur s'est épanouie, rayonnante.

Je l'admire et pense au poster du groupe punk que j'ai punaisé au mur dans le bureau à l'étage. Trois jeunes voisins, punk (accédant à la propriété). Il représente les trois jeunes en combinaison intersidérale, à l'arrière-plan, une tête coupée dans un casque d'astronaute et une soucoupe volante. Tel la rose, sans corps, liquide nutritif, survie artificielle, ni vie, ni mort.

La fleur est l'organe sexuel des plantes. On s'offre, on reçoit des bouquets d'organes sexuels coupés.



Dimanche 29 novembre 2020

Recherche internet, nourrir les fleurs coupées, changer l'eau, couper la tige, verser dans l'eau du sucre et de vinaigre blanc. D'accord pour le sucre, pas le vinaigre (je n'aimerais pas boire du vinaigre blanc).



Lundi 30 novembre 2020

La rose fleurit puis les pétales frisent, se bordent de noir. Eau changée, tige coupée, shoot de sucre, vinaigre blanc (pour les fleurs, égale la morphine en soins palliatifs).

La rose, tu es la plus belle. Je le pense (tu dois le percevoir), je te le dis. Tes pétales sont souples et délicats.



La forme de la fleur demeure, les pétales se racornissent.

Mieux vaut abréger les souffrances. Des pétales dans le cendrier.





1964, Françoise Hardy


   ... À l'aurore je suis née

   Baptisée de rosée

   Je me suis épanouie

   Heureuse et amoureuse

   Aux rayons du soleil

   Me suis fermée la nuit

   Me suis réveillée vieille

   Pourtant j'étais très belle ...



La rose, j'ai pris seize photos de toi, en sept jours. J'ai écrit ce texte pour me souvenir, je vais choisir une photo pour la couverture internet. Quelle photo ? Le début, bouton vert dans le vase, avenir incertain ? La photo prise du dessus, fleur épanouie ? Final, les pétales dans le cendrier, "les histoires d'amour finissent mal, en général" ?

Comment se souvenir ? Photo bébé nu, allongé sur le ventre ? Adolescent, adolescente ? Compagne ou compagnon ? Vacances ? Fêtes de faille ?

Fauteuil roulant en Ehpad, l'arrière-petit-fils assis sur les genoux.

Je ne me souviens pas de ton prénom mais je t'aime.



Faut-il figer le temps qui passe ? Albums sur une étagère, fichiers de photos que personne ne regarde, photos, albums dans les brocantes, mariages, communions, militaires, photos de classe dans les poubelles.



1971, Léo Ferré


   ...Avec le temps

   Avec le temps, va, tout s'en va

   L'autre à qui l'on croyait pour un rhume, pour un rien

   L'autre à qui l'on donnait du vent et des bijoux

   Pour qui l'on eût vendu son âme pour quelques sous

   Devant quoi, l'on s'traînait comme traînent les chiens

   Avec le temps, va, tout va bien...



La photo, les pétales dans le cendrier ? Ainsi chacun sera libre d'imaginer ta beauté.

La rose dirait, "photo en fleur épanouie, lorsque j'ai été au summum de ma beauté. Tu aimerais que l'on se souvienne de toi, en présentant deux ou trois os de ton squelette ?"



Discutable : les Égyptiens, leur société était construite sur l'Au-delà, les pyramides machines à ressusciter -leur construction a fédéré les énergies, fondu l'Égypte dans le même creuset de gré ou de force-, Pharaon pivot du monde, garant de l'équilibre du monde.

Ils ont conquis l'éternité, exposés dans les vitrines des musées à jamais.

Voir la Momie Hurlante.



Où es-tu, la rose ? Au paradis des roses, à la roseraie de Bagatelle, dans un château de conte de fées, roses anciennes, roses botaniques ? En compagnie des roses à particule, chez Meilland, chez Delbard, "Baronne Edmond de Rothschild", "Crème Chantilly", "Jubilé du Prince de Monaco", "La Sevillana", ...

dans le "Jardin des Rosiers" de Patsy Boughton ?

parmi les vagabondes des bords de chemin, les sans-grades, les sans-noms, coquelicots, reines-marguerites, asphodèles ?..



Ou dans mon souvenir, tant que je vivrai ?

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