Routine

etreinte

Il sort de chez lui : un studio vieillot en face d'un restaurant vietnamien toujours vide.
Le ciel est bas. Derrière les nuages, l'astre du jour semble encore sous les draps. Les couleurs paraissent filtrées. Tout est gris, sombre. Des façades d'immeubles jusqu'à la mine du propriétaire asiatique assis à la terrasse de son propre établissement qui compte le temps non plus en minutes ou en secondes mais en mégots de cigarettes qui s'accumulent dans le cendrier en verre devant lui. Se ruiner la santé est un passe-temps de qualité que chacun s'approprie à sa manière. Rien de mieux pour tuer le temps que de l'écourter.
Il le salue d'un geste las et l'homme bridé soudain se réveille et lui rend son salut accompagné d'un enthousiasme et d'un sourire éclatant. Ce geste est devenu partie intégrante d'un rituel quotidien, rien qu'un élément décoratif de plus sur l'autel de la routine, cette déesse personnifiée qui dans les faits nous guide plus que n'importe quelle divinité. Il fait toujours ça. Sort de chez lui, salue le patron vietnamien au bord de la faillite et du suicide, monte dans sa Clio et s'en va mériter son salaire.
Il va travailler pour gagner de l'argent qu'il doit dépenser pour rester vivant.
Des milliards d'années de réactions chimiques, du big bang au gang bang, du néant à l'infini, du désert à la vie, des cellules aux Hommes, pour en arriver à un mode de vie aussi vide et restreint. Nous ne sommes pas libres, nous l'étions avant d'évoluer.
On n'est jamais mieux asservi que par soi-même.
Il s'engage sur la voie rapide et laisse ses pensées défiler en même temps que l'asphalte devant lui. Nous avons pris ce qui constituait la vie et nous l'avons désossée. Nous avons remplacé ses cartilages par des préoccupations futiles qui ne nous correspondent pas mais qui à force semblent plaisantes par habitude. Comment peut-on éprouver de l'intérêt pour quoi que ce soit quand on est conscient que rien n'a de sens autour de soi ?
Une voiture est arrêtée sur la bande d'arrêt d'urgence et son conducteur pisse contre un arbre de l'autre côté de la barrière de sécurité. C'est triste à dire, mais la majorité des gens sur cette planète sont comme Bruce Willis dans 6ème sens, ils ne savent pas qu'ils sont déjà morts.
Il est nostalgique de souvenirs qui ne lui appartiennent pas, rêve de ce qu'il ne peut voir et sur sa droite se trouve déjà sa destination, son lieu de travail.
Il bosse dans un drive, où plus de sept heures par jour il fait les courses à la place des gens. Il ne se sent pas différent des centaines de codes barres qui transitent entre ses mains à longueur de journée. Des salut ça va qui s'enchaînent sur des bien et toi avant de mourir dans des ouais tranquille. Interactions banales entre Humains qui n'ont rien à se dire, au service du confort d'une poignée d'autres.
Il évite de consulter l'heure pour ne pas se décourager tandis qu'il scanne divers produits. Gel douche aux extraits de gingembre et patchouli, tranches de jambon bio, raviolis en boîte, préservatifs fins et farine de blé fluide type 55. Les bips de son appareil se calquent sur son pouls. Ses collègues parlent fort, il les entend rire, se raconter des ragots, s'insulter pour de faux et parfois même pour de vrai, mais jamais en face.
Les supérieurs donnent des ordres, et personne n'a le choix. On ne demande pas à naître. Il fait semblant de s'impliquer mais au fond de lui il rêve de tout voir brûler, d'une prise d'otage dans laquelle il serait la victime, d'un rouage bien huilé de la société d'hyper consommation dans lequel il serait le grain de sable.
Il fait nuit quand il ressort de là. On se dit à demain, on se souhaite une bonne soirée pour être poli. Il pose ses mains noires toutes sèches sur le volant et refait le chemin inverse jusqu'à chez lui. Il est à nouveau seul. Il l'a toujours été, même entouré de monde.
Une clope, un repas, une clope, un porno dans lequel un homme déverse son jus dans une flûte à champagne avalé cul-sec et chatte moite par une teenager déguisée en reine des neiges, une clope, une douche, une clope, une série américaine en VOSTFR, un somme et le réveil sonne déjà.
Lundi. Lundi. Lundi. Lundi. Lundi. Lundi. Dimanche.
Le ciel est aussi bas que la veille. Le soleil procrastine.
Il sort de chez lui mais aujourd'hui ne voit pas le propriétaire du restaurant. À la place, il distingue un panneau accroché sur la porte d'entrée sur lequel il lit :
"À vendre."
Il monte dans sa Clio et faire taire une voix qui lui hurle de fuir loin en montant le son de l'autoradio jusqu'à faire trembler les vitres.
Une nouvelle journée recommence.
Il s'engage sur la voie rapide, rêve d'accidents, s'imagine foncer dans le terre plein central à plus de cent kilomètres à l'heure, et ça le calme un peu.

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