Rue des Carmélites

Georges André Quiniou

Lorsqu'il se retrouve dans son bureau avec trois femmes voulant visiter le même appartement, un agent immobilier comme Monsieur Jeanneau pense peut-être gagner du temps en les y emmenant ensemble.


Elles étaient là toutes les trois, qui attendaient; assises toutes les trois sur ces chaises de plastique moulé gris alignées le long du mur. Évidemment, elles ne s'adressaient pas la parole, n'échangeaient pas même un regard, sinon furtif, à la dérobée, comme il convient à des gens que le hasard seul a réunis là provisoirement, indépendamment de leur volonté. Il faudrait parler d'un couloir plutôt que d'une véritable pièce, un couloir très large ou alors une entrée tout en longueur. Lorsqu'on avait franchi la porte donnant sur le boulevard, on montait quelques marches pour se trouver tout de suite dans cette sorte de vestibule qui tenait lieu de salle d'attente. Une porte de contreplaqué verni, au fond, portait l'inscription "DIRECTION" et une autre, à droite en arrivant, dans la demi— cloison de verre clarite à gros grains — seule source de lumière naturelle ici —, ouvrait sur le réduit de la secrétaire qui les avait accueillies l'une après l'autre, en leur indiquant seulement de s'asseoir là et d'attendre. En fait, il s'agissait sans doute d'une seule grande pièce qu'on avait ainsi divisée dans la largeur pour en utiliser l'espace au maximum et, du coup, il n'y avait plus d'espace pour personne. La secrétaire, au moins, bénéficiait d'une fenêtre, étroite et haute, contre laquelle elle avait casé un bureau métallique grisâtre patiné d'une crasse discrète, un modèle qu'on ne voyait plus nulle part depuis près de vingt ans. Entre l'extrémité du bureau et la cloison de verre il lui restait tout juste de quoi se faufiler, en se mettant de biais, comme elle l'avait fait à l'arrivée de chacune d'elles. Car c'est là qu'elles avaient frappé tout à l'heure, sur cette porte translucide où adhéraient encore quelques-unes des lettres de métal doré : "SECRET-R-AT". Sur la porte directoriale, en revanche, aucune des lettres n'était tombée; peut-être avait-on pris soin de les recoller.

La plus âgée des trois femmes — on pouvait lui donner une cinquantaine d'années — concentrait dans l'éclat platiné de son impeccable coiffure toute la faible lumière du couloir. Arrivée la première, elle s'était installée tout au fond, le plus près possible de la Direction. Plusieurs bagues imposantes chatoyaient à chaque imperceptible mouvement de ses mains sur le sac de croco noir qu'elle maintenait dans le giron de son élégant tailleur pied de poule gris bleu. Elle se tenait bien droite sur sa chaise, déjà déterminée à faire respecter son droit de priorité au cas où le directeur sortirait de son bureau. C'était le genre de femme qui, dans une queue, devant un cinéma ou au guichet de la Poste, se replace ostensiblement dans la file au moment où vous arrivez de manière à bien vous faire comprendre qu'il n'est pas question de resquiller.

Elle commençait à regretter vaguement d'avoir pris ce rendez-vous; ces locaux vétustes et étriqués ne lui inspiraient pas confiance; ce qu'elle appréciait dans les agences c'était les aménagements clairs et modernes, spacieux, qui lui rappelaient, toutes proportions gardées, son bureau paysager du Crédit Lyonnais depuis qu'on avait tout rénové; un minimum de tape-à-l'oeil dans la décoration intérieure lui semblait la garantie d'une affaire florissante; et puis cette sorte d'officine où un homme travaillait apparemment seul avec une secrétaire entre deux âges confinée dans son réduit lui paraissait suspecte. Elle s'en voulait d'avoir répondu à l'annonce sans savoir où elle mettait les pieds, d'autant que des appartements comme celui-là, on pouvait certainement en trouver d'autres, et par de meilleures agences, il y en avait au moins une dizaine cette semaine dans INTER-SERVICE. Elle écarta très vite l'idée qu'en réalité elle n'avait nul besoin de cet appartement, pas plus que d'aucun autre d'ailleurs, même s'il comportait une pièce de plus que le sien. Chaque samedi, au cours de ses visites, arrivait toujours un moment où cette idée réapparaissait insidieusement mais elle avait appris à n'en plus tenir compte; après tout, puisque ça lui plaisait de visiter des appartements, ça ne faisait de tort à personne et maintenant cela ne la gênait plus, presque plus.

Elle prêta l'oreille à la frappe laborieuse de la secrétaire sur une vieille machine mécanique et fut confortée dans le sentiment d'être bien mal tombée cette fois-ci, mais puisqu'elle y était... En revanche c'était tout à fait le genre qui devait convenir à la petite brune assise à sa droite, avec son jean et son T-shirt blanc; une tenue pour visiter les agences ! Qu'est-ce qu'elle venait faire là ? on lui aurait donné à peine vingt ans. Elle était arrivée quelques minutes après elle, et pour la même annonce (elle l'avait entendue parler à la secrétaire; elle aussi avait rendez-vous apparemment) mais on se demande bien où elle pourrait trouver les 400 000 francs ! Elle avait choisi de s'asseoir juste à côté d'elle alors qu'il y avait encore deux autres chaises libres et aussitôt avait sorti un livre de son espèce de cabas de jonc tressé. Simone Perrodin profita de ce que sa voisine était plongée dans sa lecture pour s'autoriser un regard plus direct  : une belle fille tout de même, faut reconnaître; mais quand on a une poitrine comme ça on ne va pas mettre un T-shirt moulant ! En tout cas, ça ne faisait sûrement pas une concurrente sérieuse; elle venait probablement voir l'appartement pour se rendre compte, mais étant donné le prix... Les agences sont bien obligées de faire visiter tous ceux qui le demandent.

La jeune femme releva la tête et Simone ne put faire autrement que lui adresser un demi sourire contraint auquel l'autre répondit gentiment avant de remettre le nez dans son livre. Elle avait un joli visage rond plein de santé, avec un teint légèrement mat de brune, parsemé de quelques discrètes éphélides qui conféraient à toute sa physionomie une sorte de naïveté primesautière; d'épais cheveux noirs, coupés court, lui faisaient comme un casque insolent; mais ce fut surtout l'intense éclat bleu de ses yeux qui mit Simone mal à l'aise. Derrière la porte du secrétariat le téléphone avait sonné; on entendait la secrétaire lire une fiche descriptive à un client, mais il s'agissait d'une maison. Puis le crépitement sporadique de la machine avait repris comme avant. Encore une qui a trouvé son diplôme de dactylo dans un paquet de Bonux, pensa Simone, délicieusement consciente de la trivialité de cette expression qu'elle empruntait à son nouveau et tout jeune garçon de bureau; chez nous, elle ne ferait pas long feu ; et cette agression verbale in petto suffit à calmer l'irritation qu'elle ressentait contre elle-même.


Estelle Berthelot s'était étonnée, en arrivant, de voir déjà deux personnes attendre si tôt le matin dans cette petite agence qui ne payait pas de mine. Elle avait frappé à la porte de verre avant d'entrer dans le secrétariat pour se présenter et annoncer qu'elle avait rendez-vous à huit heures et demie. On lui avait répondu de bien vouloir attendre dans le couloir, Monsieur Jeanneau n'allait plus tarder. Elle allait juste s'asseoir lorsque la voix de la secrétaire l'avait rappelée à l'ordre d'un ton à peine aimable : "S'il vous plaît ! Vous refermez la porte ! " Elle était revenue tirer la lourde porte clarite qui avait fait vibrer toute la cloison. Puis, répondant au hochement de tête de la dame platinée qui la suivait du regard depuis son arrivée, elle avait pris place auprès d'une jeune fille qui, absorbée dans sa lecture, ne leva même pas les yeux sur elle. Il ne restait plus qu'à espérer qu'elles n'étaient pas là toutes les deux pour la même annonce, sinon elle en avait pour la matinée, et encore heureux si l'une d'elles ne lui soufflait pas l'affaire avant que ne vienne son tour de visiter, comme la semaine dernière pour ce magnifique T4 en viager. Elle leur aurait bien posé la question mais n'osait pas; celle qui lisait avait l'air complètement hors du coup, bien trop loin d'ici en ce moment pour qu'on pût envisager de la déranger, et l'autre, retranchée derrière sa carapace de fard et son rouge de vieille cocotte, décourageait par avance toute velléité d'engager une conversation. Les lèvres minces d'Estelle s'étirèrent en un fin sourire en pensant à Jacques qui devait se trouver dans une situation à peu près semblable à l'heure actuelle, occupé lui aussi à se chercher un appartement; il est vrai que pour lui un deux pièces suffirait amplement puisque aux dernières nouvelles Sophie tenait à garder son studio. Mais qu'est-ce que cela changeait ? Il fallait chercher de la même façon. Elle décida de prendre sur elle de l'appeler vers midi pour savoir où il en était et — qui sait ? — avec un peu de chance lui annoncer que pour elle c'était fait. Elle ne supportait plus ce meublé sans lumière, six mois c'était trop, surtout avec Camille qui n'avait même pas sa chambre; maintenant que tout était enfin réglé cela lui reviendrait moins cher d'acheter, quitte à rembourser un petit emprunt complémentaire, que de payer tous les mois un pareil loyer. Jacques non plus d'ailleurs n'avait pas intérêt à garder un loyer sur le dos, encore qu'avec son salaire ça pose moins de problèmes.

Ses réflexions furent interrompues par le claquement de la porte d'entrée. Les trois femmes se tournèrent d'un même mouvement vers l'homme qui gravissait lestement les quelques marches permettant d'accéder au couloir. Il leur adressa un rapide signe de tête en poussant la porte de verre et toutes trois lui rendirent son salut de la même façon mais trop tard  : il avait déjà disparu. Simone Perrodin s'était levée et avait repassé le sac de croco à son bras; lorsqu'il ressortit elle avait déjà fait deux pas vers lui.

"Madame Perrodin ?

— C'est moi." Elle fit encore un pas à sa rencontre, interposant sa silhouette autoritaire entre lui et les deux autres clientes restées assises. Finalement, il présentait beaucoup mieux qu'elle ne l'aurait imaginé; il présentait même bien; la veste de son complet gris clair n'était peut-être pas boutonnée mais cela seyait à la vivacité de son allure; il portait avec une certaine négligence, sur l'obligatoire chemise blanche tout ce qu'il y a de convenable, une large cravate de soie bleu vif, chamarrée de motifs orangés, qui fit très bonne impression à Simone. Il lui tendait une main décidée :

"Vous excuserez mon retard; Alain Jeanneau...

— Mais j'avais tout mon temps, le rassura-t-elle tandis que les breloques de sa gourmette d'or massif tintinnabulaient sous l'effet d'une vigoureuse poignée de main, évoquant les clochettes qu'agite l'enfant de choeur au moment de l'Élévation.

— Je suis désolé.

— Je vous en prie..., j'ai vraiment tout mon temps." Un sourire haut en couleurs révéla, sur la denture largement découverte de Simone, quelques traînées de rouge à lèvres. Décidément ce Monsieur Jeanneau lui plaisait. Il n'avait pas plus de quarante ans et l'on voyait tout de suite qu'il s'agissait d'un véritable homme d'affaires. Les boucles noires serrées de ses cheveux, le nez petit dans la rotondité d'un visage avenant, la carnation rosée du sanguin, lui conservaient encore un air presque poupin. Simone l'avait aussitôt pris en mains. Elle expliqua quel genre d'appartement elle cherchait; lorsqu'elle avait lu l'annonce — mais elle ne l'avait pas trouvée dans les autres journaux, comment cela se faisait-il ? — elle avait tout de suite pensé que cela pourrait lui convenir; bien sûr, il fallait toujours visiter, une annonce n'est pas suffisante, mais quelque chose lui disait...

C'est alors qu'Estelle intervint. Elle s'était d'abord levée elle aussi, autant pour manifester sa présence que pour ne pas rester le nez sur le postérieur de Simone. C'était une femme jeune et gracile dont émanait une aura de douce fragilité. Sa longue jupe plissée de crêpe beige, le fin cardigan de même couleur sur un chemisier de soie blanche, l'élégante simplicité avec laquelle elle les portait surtout, firent reconnaître à Simone l'appartenance héréditaire à une classe sociale dont elle ne ferait jamais partie. Etroit et racé, le visage aurait pu paraître sec sans les souples cheveux châtains qui l'encadraient et le velours timide de deux yeux bruns presque trop grands. "Pardonnez-moi, hasarda-t-elle, je crois que j'avais aussi un rendez-vous pour la même annonce...

— Ah ! fit Jeanneau. Une minute..." et disparaissant derrière la cloison, on l'entendit interroger à mi-voix : "Vous aviez mis d'autres rendez-vous pour la rue des Carmélites ?" Elles ne perçurent qu'un chuchotement pour toute réponse; puis il y eut une brève discussion à voix basse. En ressortant, il affichait une bonne humeur empruntée :

— Vous avez raison. Il y a eu un petit problème d'agenda avec ma secrétaire, mais on va pouvoir s'arranger..."

La petite brune, qui jusqu'à présent n'avait pas manifesté le moindre intérêt pour ce qui se passait autour d'elle, leva enfin les yeux de son bouquin; la porcelaine bleue de son regard donnait une fausse impression de candeur :

"C'est pour le trois pièces des Carmélites ? Mais alors, moi aussi j'avais rendez-vous ! "

Jeanneau se pencha à la droite de Simone pour l'apercevoir :

"A huit heures et demie ?"

La question parut déclencher une sorte d'hilarité intérieure chez la jeune femme :

"Évidemment ! Sinon je ne me serais pas levée à cette heure là ! "

Quelle vulgarité, pensa Simone contrariée; nous voilà bien. Je ne comprends pas que des filles comme cela puissent prétendre acheter un appartement de 400 000 francs; il devrait tout de même se rendre compte ! Estelle ne put réprimer un sourire amusé : bien sûr elle n'aurait jamais répondu comme cela, même quand elle avait cet âge, mais elle aurait aimé le faire. Un diffus sentiment de solidarité féminine la faisait se réjouir de l'embarras de ce malheureux agent immobilier. Elle se tourna vers lui mais il s'adressait à la brune :

"Mademoiselle ?

— Madame Brindel, Claire Brindel."

Il n'eut pas le temps d'apercevoir la triomphante insolence du regard de la jeune femme : une main accrochée au chambranle, il avait à moitié disparu derrière la cloison pour un nouveau conciliabule secret.

"Bon, écoutez, reprit-il en se redressant, il y a sans doute une petite erreur dans l'organisation des rendez-vous; ce n'est pas bien grave, ça va s'arranger. Pour ne pas vous faire perdre davantage de temps je propose de vous emmener toutes les trois à l'appartement; bien entendu je vous ferai visiter individuellement; si les deux autres personnes veulent bien patienter un peu en attendant... Je suis vraiment désolé, je vous présente toutes nos excuses, mais je pense que c'est la meilleure solution...

— Pas pour ceux qui étaient là les premiers ! commenta aigrement Simone en aparté mais de manière à être bien entendue.

— Si tel est votre cas, Madame, il va de soi que vous aurez la priorité, rétorqua-t-il, agacé par cette complication supplémentaire.

— Oh, mais je ne tiens pas à passer avant les autres, corrigea-t-elle, piquée au vif. J'étais là dès huit heures trente, comme convenu, mais j'ai tout mon temps.

— Alors nous y allons", conclut-il, pressé d'en finir.

Il leur tourna le dos :

"Nathalie, vous avez les clefs de la rue des Carmélites, s'il vous plaît ? (tout un remue-ménage cliquetant se répercuta dans le tiroir métallique du vieux bureau) Elles n'ont pas d'étiquette? vous êtes sûre ?... Bon, je vous remercie; je serai rentré dans une heure au plus." Il fit volte-face vers ses trois clientes qu'il invita d'un geste ample accompagné d'une flexion de tout le buste : "Je vous en prie..."

Simone Perrodin ouvrit la marche sans un mot et elles descendirent l'escalier en file indienne.


Regroupées sur le trottoir, elles attendaient les instructions de leur chauffeur qui les rejoignit d'un pas leste : "Ma voiture est là, à vingt mètres." Elles formèrent un groupe hâtif et confus, deux pas derrière lui, le long des voitures en stationnement sous les platanes du boulevard. Il tint la portière avant ouverte à Simone qui s'installa avec la pleine conscience de son bon droit et de la préséance conférée par l'âge. Les deux jeunes femmes se pressèrent sur la banquette arrière.

Soulagé d'avoir rétabli la situation, Jeanneau s'était mis à parler, comme d'habitude, tout de suite après avoir démarré : "Une affaire exceptionnelle, vous verrez; un appartement en parfait état, les peintures et les tapisseries viennent d'être refaites, tout a toujours été parfaitement entretenu, la cuisine et la salle de bains, par exemple, c'est comme neuf." Il ne cessait de se retourner vers les places arrière tout en conduisant afin de ne pas donner l'impression de s'adresser à sa seule voisine. "Le propriétaire a tout rénové après la mort de sa femme, il y a deux ou trois ans je crois... Un monsieur déjà très âgé...

— Tiens ?..., dit simplement Simone.

— Oui, bizarre, hein ? En général dans ces cas-là les gens auraient plutôt tendance à laisser les choses en l'état.

— Je comprends cela", fit la voix étouffée d'Estelle.

Profitant de ce qu'ils étaient encore à l'arrêt le temps que s'ébranle la longue file de voitures devant le feu maintenant passé au vert, Jeanneau pivota carrément sur son siège :

"Comment ?

— Je comprends qu'on veuille changer de décor, dans un cas comme cela, recommencer quelque chose", précisa-t-elle d'un ton plus affermi.

Il eut un rire de complaisante galanterie devant les trente ans d'Estelle :

"Vous êtes pourtant loin d'en être là !

— Oui, mais je comprends.

— ça avance", fit remarquer Simone, les yeux fixés droit devant elle et qui ne tenait pas à voir se développer une conversation à laquelle elle ne participerait plus.

Rappelé à l'ordre, Jeanneau accéléra aussitôt pour venir coller à l'arrière de la camionnette qui les précédait. Ils se trouvaient à la hauteur de l'église St. Clément et à cette heure-là, même le samedi, on ne progressait que très lentement dans l'étroite rue du Maréchal Joffre; cela ne se dégageait qu'après le feu de la Place Louis XVI.

L'intervention de Simone avait établi un silence pesant. Chacune des trois femmes s'abandonnait au spectacle de la rue avec le mélange d'intérêt et de passivité de ceux que l'on promène pour la première fois dans une ville inconnue. Le soleil brillait haut déjà ce matin; les magasins ouvraient seulement et des commerçants balayaient encore le pas de leur porte ou tiraient dehors leurs étals; une journée nouvelle commençait. L'air paraissait si pur que Claire baissa sa vitre malgré le coup d'oeil désapprobateur de Simone qui perçut dans son dos la soudaine bouffée de tous les bruits citadins. Ils dépassaient lentement de rares piétons qui les rattrapaient l'instant d'après, dès que la voiture ralentissait. Elles accompagnèrent comme cela, sur chaque trottoir, quelques passants jusqu'à l'extrémité de la rue : une dame âgée, corpulente et courtaude, en robe de coton bleu à fleurs, partait péniblement faire ses courses au centre ville, le cabas vide à la main; un jeune homme en blouson de cuir, de l'autre côté, sur qui ils reprenaient de l'avance chaque fois qu'il s'arrêtait contempler une vitrine, marchait à grandes enjambées de héron. Bien que roulant au pas, Jeanneau se concentrait entièrement sur la conduite; il avait aussi ouvert sa vitre et laissait pendre au dehors son bras gauche, dans la posture de décontraction un peu vulgaire qu'affectent les habitués du volant dans les embouteillages. Avant que le feu ne revienne au rouge, à l'entrée de la place Louis XVI, il accéléra brusquement et rentra le bras; mais son élan décrut aussitôt, devant la cathédrale; il penchait la tête à droite, à gauche, à la recherche d'une place libre et s'engagea soudain à droite, sur le parking : il venait d'y repérer une voiture dont les phares de recul s'allumaient. "Et voilà ! " se félicita-t-il en coupant le contact.

Simone ouvrit sa portière à contrecoeur, déçue d'être déjà arrivée. Elle qui n'avait pas de voiture, appréciait tout particulièrement, chaque samedi, ces deux ou trois balades en ville aux frais des agences immobilières. Elle avait beau savoir que ce ne serait pas très long cette fois-ci, elle commençait pourtant à retrouver le charme de ses promenades habituelles en compagnie d'hommes bien habillés et prévenants qui lui faisaient ordinairement la conversation. Si cette gamine, au moins, ne lui avait pas gâché le plaisir par son incroyable sans-gêne : ouvrir en grand comme cela sa vitre, sans rien demander, dans une voiture qui n'était pas la sienne ! Cela ne l'étonnait qu'à moitié de la part de cette fille. Et qu'est-ce que c'était que cette histoire de visiter à trois le même appartement ? Aujourd'hui, décidément, rien ne se passait comme elle aurait voulu. Elle attendit, plantée sur le trottoir, que ses deux indésirables compagnes soient aussi descendues et la rejoignent mais se tourna ostensiblement vers Jeanneau qui venait de verrouiller les portières.

"Eh bien, allons-y, fit-il, nous sommes à deux pas."

Elles acquiescèrent toutes trois d'un même sourire figé. Claire se passa sur l'épaule les deux longues poignées de son cabas et considéra un instant leur groupe immobile d'une moue amusée. Puisqu'elle était privée du refuge de sa lecture, elle prenait maintenant intérêt au piquant de la situation; la mauvaise humeur de Simone ne lui avait pas échappé. "Allons-y", reprit-elle en écho, l'air enjoué. Les autres s'ébranlèrent à sa suite.

Jeanneau courut un peu pour la rattraper devant la terrasse de la brasserie "Le Cycle" — ce n'était tout de même pas aux clientes de mener les opérations ! — mais, avant qu'il ouvre la bouche, elle braquait sur lui un regard trop bleu, d'une ingénuité désarmante : "C'est bien par là, non ?"

Il reprit son souffle en réglant son pas sur le sien : "L'immeuble qui fait l'angle, à gauche, oui. Mais... vous ne croyez pas qu'on devrait attendre les autres ?"

Claire pivota : Estelle et Simone n'avaient pas encore réussi à traverser la rue du Maréchal Leclerc; en équilibre sur le bord du trottoir, le cou tendu, elles guettaient une brèche improbable dans le double flux des voitures. Tout à coup, Simone s'élança, forçant le passage, imitée par Estelle hésitante. A pas précipités, elles les rejoignirent sur l'autre rive. "Vous croyez qu'ils vous laisseraient traverser ?" se justifia-t-elle devant le sourire esquissé par Jeanneau. Il arrondit un bras protecteur de pasteur rassemblant son troupeau : "On y est tout de suite, c'est l'immeuble du coin. Vous voyez qu'on ne peut pas faire plus central...

— Pas plus bruyant non plus", compléta Simone, résolue à ne pas se départir d'une acrimonie longuement mûrie. Mais il savait parer habilement ce genre d'argument et ne commit pas l'erreur de nier l'évidence :

"C'est vrai; il y a quelques années je vous aurais donné raison. Mais avec les techniques d'isolation phoniques que nous avons aujourd'hui ce n'est plus un élément à vraiment prendre en compte. D'ailleurs vous jugerez vous-même : il y a du double vitrage à toutes les fenêtres donnant sur la rue, je peux vous assurer qu'on n'entend pratiquement rien.

— Et si on ouvre les fenêtres ?" objecta Claire malicieusement.

Ils s'étaient arrêtés devant la librairie, en face de l'immeuble qu'il leur avait désigné. Il s'efforça de prendre cela comme une plaisanterie, mais elle l'agaçait aussi celle-là, depuis le tout début à l'agence, avec ses airs de sainte Nitouche ! Elle était fichue de lui faire rater la vente avec des remarques idiotes comme celle— ci; ça lui était bien égal, ce n'est pas elle qui achèterait de toute façon, et vraisemblablement pas non plus le pot de peinture platiné, contrairement aux apparences; quelque chose lui disait qu'avec la troisième c'était plus sérieux, la brune élégante avec sa longue jupe plissée, comment s'appelait-elle déjà ? ah oui, Berthelot; de ce côté-là il y avait peut-être une chance. "Si vous pensez vivre les fenêtres ouvertes, fit-il à Claire, vous feriez mieux de chercher une maison à la campagne !

— Cela ne serait pas une mauvaise idée..."

Et voilà, pensa-t-il rapidement, je ne m'étais pas trompé : mignonne, d'accord, mais ce n'est pas du sérieux.

"C'est au premier étage ? s'informa Simone qui voyait à ce niveau une rangée de fenêtres survitrées.

— Au deuxième, Madame.

— Sans ascenseur, évidemment ?"

Claire manifesta une candeur étonnée en haussant les sourcils :

"Pour deux étages, je ne trouve pas que l'ascenseur soit indispensable..." Elle s'attira un venimeux sourire de Simone :

"Pour vous, peut-être, mais il n'y a pas que vous ici, ma petite. Je ne parle pas pour moi, remarquez bien, pas pour le moment, deux étages ne me font pas peur, mais ça ne sera peut-être pas toujours le cas. On doit penser un peu aux autres, — elle désigna Estelle qui jubilait discrètement — Vous ignorez si Madame, par exemple, n'a pas des enfants en bas âge... Pour choisir un appartement, il faut essayer de voir un peu plus loin que le bout de son nez ! "

Claire pouffa sans retenue : "Oh, c'est que j'ai un tout petit nez, moi, vous savez..."

Elle est incroyable, se dit Estelle, aussi admirative que choquée par la joyeuse insolence de Claire; c'est vrai que l'autre, pour ce qui est du nez, avec cette espèce de bosse... Simone avait rougi sous son fard mais ignora avec un superbe dédain l'allusion de Claire pour s'en prendre à Jeanneau d'un ton aigre :

"Eh bien, on peut toujours visiter, on verra."

Il jugea préférable de ne pas sortir son argumentation habituelle concernant les immeubles sans ascenseur; il était plus prudent d'en rester là. Plus vite on passerait à la visite, plus vite on échapperait à cette situation explosive qui ne pouvait rien donner de bon. Il remercia Claire, qui venait de se révéler une alliée inattendue, d'un petit sourire crispé; une alliée dangereuse, tout de même, ce n'est pas comme cela qu'elle convaincrait l'autre dragon d'acheter un deuxième étage sans ascenseur. De toute façon, il avait renoncé à tout espoir d'une affaire avec Simone; il connaissait trop ce genre de femmes; on pourrait lui proposer la plus magnifique occasion, elle y trouverait toujours quelque chose à redire. Il reprit aussitôt son affabilité professionnelle :

"Nous sommes là pour ça... Alors nous commençons par vous ? — Simone, cette fois, s'abstint de faire des manières — Eh bien, Mesdames, si vous voulez nous attendre en bas quelques minutes...

— Je vous en prie", dit Claire. Estelle renchérit d'un léger signe de tête et se rapprocha d'elle. D'un geste décidé, Simone remonta la courroie de son sac sur son avant-bras; les massives breloques tintèrent à son poignet et elle traversa derrière Jeanneau. Estelle et Claire les regardèrent disparaître dans l'entrée de l'immeuble.

C'était un petit immeuble ancien de trois étages avec une rangée de mansardes au-dessus, récemment ravalé comme tous ceux du quartier; un immeuble modeste qui ne possédait pas de porche d'entrée : une simple porte, entre deux magasins, donnait accès par un étroit couloir à un vieil escalier que l'on devinait obscur. Les fenêtres, pourtant, larges et hautes, presque des portes-fenêtres, devaient donner suffisamment de lumière dans les appartements pour qu'on puisse en tirer un parti agréable. Quoi qu'il en soit, rien que le quartier, déjà, justifiait amplement le prix demandé. Le seul inconvénient serait la voiture : aucune possibilité de stationnement à moins de descendre nourrir le parcmètre à longueur de journée, et encore, si on avait la chance de trouver une place !

Estelle se rendit compte tout à coup qu'elle était restée seule au bord du trottoir. Elle se retourna et aperçut le T-shirt blanc de Claire, penché devant la vitrine du libraire. Ne voyant quoi faire d'autre — puisqu'elles se trouvaient là toutes les deux à attendre — elle vint jeter aussi un coup d'oeil sur l'étalage sans rien voir de précis : il n'y avait là que des livres religieux dont aucun ne retint particulièrement son attention.

"Vous avez lu la Bible, vous ?" demanda soudain Claire en se redressant.

Malgré son éducation catholique, Estelle n'avait jamais lu la Bible.

"Moi non plus, reprit Claire, mais j'ai l'intention de le faire, ça me semble indispensable. Vous avez vu, ils ont la Bible d'Osty."

Estelle pencha son front contre la vitre vers le gros livre qu'elle montrait du doigt. "Celle-ci, vous voyez ? reliée en cuir fauve, avec le titre doré à l'or fin. Elle est belle, non ?

— Ah oui ! Effectivement...

— Cela ne vous donne pas envie de le lire, un livre comme ça ?"

Estelle se redressa pour répondre et sa tête cogna durement contre la tempe de Claire; elle eut un geste inachevé de la main : "Oh, pardon ! J'espère que je ne vous ai pas fait mal ?" Claire se mit à tâter l'endroit douloureux puis sourit : "Non, ça va... Encore heureux que vous ne m'ayez pas fait une bosse sur le nez ! " Le timide regard brun d'Estelle rencontra les yeux bleus de Claire et elles furent saisies en même temps d'un accès de rire nerveux qu'elle parvint mal à contrôler. "Tout de même, je trouve que vous êtes allée un peu loin tout à l'heure avec votre histoire de nez, lui reprocha-t-elle dès qu'elle fut calmée.

— Je n'y peux rien, c'est parti comme ça..."

A nouveau elles se regardèrent et pouffèrent.

"Cela me tape sur les nerfs, les gens comme ça, pas vous ?

Estelle hésita : "Si, bien sûr, mais...

— Je ne vois pas pourquoi je me priverais, je ne lui dois rien. Vous avez vu sa réaction quand elle a compris que nous étions toutes les trois sur le même appartement ?

— Vous lisez tout le temps comme cela ? s'enquit Estelle, étonnée de sa propre hardiesse.

— Le plus possible, oui; ça fait partie de mon travail, je profite de tous les temps morts. Je fais une maîtrise de lettres. Et vous, vous faites quoi ?"

D'abord Estelle fut choquée par une telle indiscrétion; choquée et surtout gênée : pendant des années, justement, elle n'avait rien fait, sinon s'occuper de sa fille et de leur intérieur, mais depuis six mois, depuis sa séparation d'avec Jacques, elle avait dû chercher du travail et ne parvenait pas encore à se considérer comme une femme qui travaillait, elle avait toujours l'impression d'être dans une situation transitoire, que quelque chose allait changer. Mais Claire avait posé sa question avec tant de naturel, une question si évidemment dénuée de toute curiosité déplacée, qu'elle se sentit finalement à l'aise pour répondre.

"J'ai un emploi dans une agence, une agence de voyages... depuis quelques mois.

— Ah bon ? Mais vous faisiez quoi avant ?"

Elle se surprit à sourire devant la liberté communicative de Claire :

"Rien. J'étais mariée...

— Vous ne l'êtes plus ?

— Non."

Elles se remirent à rire toutes les deux. "On marche un peu ? proposa Claire. A force de rester plantées devant cette vitrine, vous savez ce que les gens risquent de croire ?"

Estelle souriait encore en la regardant; elle fit non de la tête.

"Qu'on fait le trottoir, tiens ! Allez, venez."

Elle lui avait saisi le coude; Estelle se laissa entraîner. Elle s'efforçait d'accorder le sec claquement de ses talons à la démarche souple et silencieuse des tennis de Claire. Elle se voyait lourde et raide malgré le déploiement gracieux des longs plis de sa jupe, la finesse de ses escarpins de daim beige, la sveltesse racée d'une silhouette dont elle s'était toujours félicitée jusqu'alors. Aux côtés de Claire, elle se sentait lourde et gauche, si bien qu'en quelques mètres elle avait inconsciemment ralenti le pas jusqu'à finalement s'arrêter, prétextant qu'il vaudrait mieux ne pas dépasser le coin de la rue, en fait parce qu'il lui était trop difficile de marcher normalement auprès de Claire.

"Nous ne devrions peut-être pas nous éloigner trop de l'immeuble, vous ne croyez pas ? si jamais ils redescendent..."

Le regard haut, Claire contemplait l'imposante masse de la cathédrale à contre-jour sur l'éblouissant azur du ciel matinal. Le visage exposé à la brise fraîche qui balayait la place, elle semblait se tenir face au large, à la proue de quelque invisible navire. Comme elle est jeune ! pensa Estelle, et moi je ne le suis plus, c'est pour cela, et encore moins maintenant : une femme de trente ans, divorcée, avec un enfant... Même autrefois je n'ai jamais été comme cela.

"Alors demi-tour ! ordonna Claire, on va faire les cent pas. Quelle horreur, je ne comprends pas comment des gens peuvent accrocher ça chez eux... Vous aimez ça, vous ?"

Parmi les échantillons de baguettes dorées et les canevas, dans la devanture de l'encadreur qui faisait l'angle, elle venait d'apercevoir deux tableaux d'aluminium repoussé prétendant sans doute imiter les ciselures de l'argent noirci : une scène de chasse à courre et une sorte d'allégorie d'inspiration vaguement antique. Estelle s'était rapprochée. Claire se détourna de la vitrine en riant : "Si Antoine s'avisait de me ramener un truc comme cela à la maison, ce serait un cas de divorce ! " Une ombre involontaire dut traverser les yeux d'Estelle car elle se reprit, sincèrement désolée : "Excusez-moi, je ne pensais pas... Vous êtes divorcée, évidemment ?

— Cela n'a pas d'importance."

Elles commencèrent à redescendre lentement la rue de Verdun. Un énorme camion de déménagement jaune et noir, qui remontait en sens inverse, les contraignit un moment au silence. "CALBERSON" lut Estelle qui marchait côté rue. Elles échangèrent une grimace douloureuse, puis la voix bien timbrée de Claire émergea de l'assourdissant fracas :

"C'est drôle que vous soyez divorcée... Moi, je viens tout juste de me marier, enfin il y aura presque un an. Je n'arrive pas à m'imaginer qu'on divorce. Vous n'êtes pas obligée de répondre si je suis indiscrète, mais vous avez divorcé pourquoi ?"

Peut-être du fait de la légère pente de la rue, ou parce que Claire marchait moins vite à présent, Estelle ne ressentait plus cette désagréable impression d'avoir à mettre un pied devant l'autre à chaque pas. Le ballant de sa jupe rythmait l'aisance retrouvée de son allure naturelle. Pourquoi donc serait-ce indiscret, après tout ? Pourquoi ne pas en parler librement ? D'autant plus qu'elles ne se connaissaient pas et ne se reverraient probablement jamais. La curiosité ingénue de cette jeune femme n'avait rien d'une indiscrétion, au contraire; Estelle y devinait une sorte de chaleureux intérêt.

"Cela vous ennuie vraiment de m'en parler ?"

L'insistance de Claire, qu'elle aurait aussi bien pu mal juger en d'autres circonstances, lui apparut soudain comme l'expression d'une subtile et compréhensive délicatesse qui la submergea de reconnaissance. Elle ressentit un impérieux besoin de bavarder, de continuer à marcher auprès de cette fille dont elle ignorait tout il y a moins d'une heure.

"Pardonnez-moi, je n'ai pas bien retenu votre nom à l'agence..."

Les joues rondes de Claire s'élargirent en un sourire épanoui :

"Claire Delaveau, enfin... Brindel maintenant. Et vous ?

— Estelle Berthelot... du moins jusqu'à ces six derniers mois ! "

Leurs regards amusés se croisèrent : pas plus l'une que l'autre n'était encore habituée à la récente mutation de son nom. Claire mit à profit cet instant de complicité pour insister encore :

"Vous me trouvez indiscrète, n'est-ce pas ?

— Pas du tout. Mais c'est vraiment l'histoire bête, vous savez, cela n'a pas grand intérêt : Jacques, enfin mon mari, a rencontré une autre femme, simplement. Et voilà..."

Claire avait froncé les sourcils et ses yeux prirent une teinte outremer.

"Je suis désolée", dit-elle d'une voix sourde.

Estelle laissa échapper un soupir découragé :

"Vous n'y pouvez rien, malheureusement... et puis tout cela est passé maintenant, il y a six mois que le divorce a été prononcé." Elle prit un ton anormalement vif et haut. "Vous voyez : je recommence une nouvelle vie, j'achète un appartement !

— Je suis quand même désolée... Vous la connaissiez ?

— Vous êtes gentille... Oui, depuis je la connais; Jacques me l'a présentée. Nous avons même dîné deux ou trois fois ensemble."

Une expression d'incrédulité fugitive parcourut le visage de Claire, pareille à une ombre fuyante de nuage sur un paysage ensoleillé. Estelle ne fut pas insensible à la dérisoire supériorité que lui procurait pour une fois son malheur. Elles avaient fait quelques pas sans parler.

"Et alors, vous la trouvez mieux que vous ?"

Elle ne put s'empêcher de rire.

"C'est à mon mari qu'il faudrait demander ça !

— Vous lui en voulez, à cette femme ?

— Je ne lui en veux pas, non, Sophie est une fille vraiment bien." Elles se séparèrent le temps de laisser le passage à un type en gabardine qui fonçait droit sur elles sur le trottoir étroit. "Et j'aime mieux ça, vous savez... D'abord, je ne vois pas pourquoi je souhaiterais que Jacques se retrouve avec une mégère, et puis c'est beaucoup mieux pour Camille, elle passe tout de même un week-end sur deux chez eux.

— Camille, c'est votre fille ? C'est vous qui la gardez ?

— C'est notre fille, oui. Huit ans."

Elles étaient revenues devant la librairie; Estelle fit demi tour et remonta la rue. Elle n'en revenait pas de parler avec cette facilité, avec ce plaisir même, elle qui n'avait l'occasion de se confier à personne. Au début elle avait parlé sans arrêt, entourée de tous les amis qui les avaient soutenus — dans la mesure où, dans ces situations-là, on peut l'être — , elle avait parlé tous les jours, tous les soirs, répondu à d'interminables coups de téléphone inquiets et bienveillants; elle avait trop parlé. Puis au fil des semaines, les amis les mieux intentionnés avaient espacé leurs visites, leurs appels; elle avait enfin trouvé cet emploi à l'agence et ne rentrait plus chez elle que le soir; elle avait provisoirement déménagé dans ce deux pièces meublé où Camille n'avait même pas sa chambre. Et elle se retrouvait pratiquement seule; elle n'aurait même pas su dire depuis combien de mois elle était seule. De ces semaines de crise, qu'elle avait vécues dans une sorte d'incompréhensible tumulte, ne lui restait que le lointain écho qui ne la quitterait plus désormais, le roulement assourdi de ses années de bonheur perdu; elle s'y était résignée.

Elles marchèrent lentement, en silence, jusqu'à l'angle de la place Saint Pierre. Claire n'accorda cette fois-ci aucune attention à la devanture de l'encadreur. D'un mouvement vif et gracieux, comme accomplissant quelque figure d'une danse sans musique, elle pivota sur ses talons et repartit en sens inverse. Estelle suivit. Elle avait, en présence de Claire, le sentiment paradoxal d'une longue familiarité avec une amie dont elle ne saurait pourtant rien. Elle aurait souhaité prolonger des heures cette promenade qui lui procurait un bien-être qu'elle n'avait pas goûté depuis très longtemps et surveillait avec une appréhension inavouée l'entrée de l'immeuble d'où l'agent immobilier et sa première cliente risquaient à tout moment de redescendre. Elle avait encore ralenti le pas, comme si cela pouvait retarder l'inévitable échéance; elles déambulaient toutes deux, maintenant, au rythme d'une flânerie anormalement retenue : Claire, toujours en avant, devait sans cesse s'arrêter pour attendre.

"Voilà que je vous raconte ma vie", reprit Estelle de sa voix basse légèrement voilée. Claire se tourna à demi.

"Et alors ? Les gens ne sont pas faits pour se parler ?"

Le regard direct et sans préjugés que rencontra Estelle apaisa ses derniers scrupules. Effectivement les gens étaient faits pour parler, cela faisait tellement de bien, mais avec qui aurait— elle pu le faire comme avec Claire ? Jamais elle ne se serait crue capable de parler ainsi à une inconnue; même à sa collègue de l'agence — qui était pourtant au courant de la situation par la force des choses et auprès de qui elle passait l'essentiel de ses journées — elle ne s'était jamais confiée comme elle ressentait le besoin de le faire maintenant. Elle adressa à Claire son mince sourire un peu triste.

"C'est vous qui avez raison; les gens se condamnent à vivre dans une solitude absurde...

— Vous ne parlez jamais de vous d'habitude ?

— A des amis, quelquefois, et encore... On se rend compte de cela, vous savez, lorsqu'on divorce : les amis de votre couple ne sont pas nécessairement vos amis.

— C'étaient des amis de votre mari ?

— Oui et non... Certains, oui; ils avaient beau se montrer pleins d'attention, je me suis vite aperçue qu'ils préféraient voir Jacques. Il y en a d'autres qui ont progressivement cessé de nous voir l'un et l'autre, c'étaient des amis de notre couple, en fait; à partir du moment où nous ne formions plus un couple nous ne les intéressions plus, ils devaient se sentir gênés, comme si nous avions dérangé quelque chose dans leur vie...

— Peut-être qu'ils avaient peur ?

— C'est possible... En tout cas nos relations se sont peu à peu distendues. C'est comme cela qu'un beau jour on se retrouve seule. Heureusement que j'ai Camille.

— Évidemment..." Claire, depuis quelques instants, avait les yeux fixés sur le bureau de tabac d'en face. "Vous m'excuserez, dit-elle soudain, je vais prendre des cigarettes". Elle traversa en quelques enjambées devant le capot d'une Mercedes noire qui dut freiner brutalement. Le visage d'Estelle s'assombrit lorsqu'elle la vit disparaître; elle se demanda si elle l'avait vraiment écoutée. Mais Claire bondissait de nouveau vers elle, un paquet de Winston qu'elle décortiquait de son enveloppe de cellophane à la main. Elle s'arrêta en équilibre du bout des pieds sur le bord du trottoir.

"Vous en voulez une ?

— Je ne fume pratiquement pas; jamais dehors de toute façon...

— Eh bien justement, cela vous changera ! Vous commencez une vie nouvelle, non ?

— Alors avec plaisir."

Claire lui tendit son briquet avant d'allumer sa propre cigarette dans le creux de ses paumes. Comme beaucoup de fumeurs occasionnels, Estelle souffla avec application une longue bouffée de fumée grise.

"J'espère qu'ils ne vont pas tarder à redescendre, dit Claire en levant les yeux vers le second étage de l'immeuble. Il ne faut tout de même pas si longtemps pour visiter un appartement.

— Vous en avez déjà visité beaucoup ?"

Elle se mit à rire.

"Moi ? Non, c'est le premier; mais je suis sûre qu'il ne me faudra pas des heures, surtout un trois pièces, ce n'est tout de même pas Versailles ! Et vous, vous cherchez depuis longtemps ?

— C'est aussi le premier que je visite, comme vous. Je n'aurais pas pu acheter avant, il fallait vendre notre ancien appartement. J'ai pris un meublé en attendant, un petit deux pièces, mais je ne pensais pas que ce serait si long; Camille n'a même pas de chambre."

Elles s'étaient une fois de plus arrêtées devant la librairie et attendaient maintenant que Simone et Jeanneau les rejoignent. Estelle avait discrètement laissé tomber sa cigarette à moitié consumée dans le caniveau et regardait aussi les fenêtres, là-haut; elle plissait les yeux face au soleil qui venait de dépasser le toit des immeubles. Simone apparut derrière une vitre et s'écarta aussitôt qu'elle les vit; puis elles aperçurent le visage de Jeanneau qui la suivait. Claire, qui n'avait rien dit depuis un bon moment, écrasa le filtre de sa Winston sur bord du trottoir.

"Si je comprends bien, vous avez plutôt besoin d'un appartement assez rapidement ?"

Estelle s'étonna :

"Vous n'en avez pas besoin, vous ?

— Oh, nous, nous ne sommes pas pressés. Les parents d'Antoine nous ont fait cadeau d'une petite somme d'argent — plutôt une belle somme, d'ailleurs — alors on s'est dit qu'on devrait peut-être acheter quelque chose. Mais finalement on est aussi bien là où on est. Moi, ça me paraît bizarre d'acheter déjà un appartement, de devenir propriétaire. Pour vous, évidemment, ce n'est pas pareil...

— Votre mari aussi est encore étudiant ?"

Une soudaine gravité assombrit l'expression de Claire.

"Non, lui, il a fini; il est dentiste. Enfin, il n'a pas encore de cabinet; pour le moment il fait des remplacements. Mais c'est vrai qu'on pourra rembourser un emprunt; il a raison. Et vous, vous allez faire aussi un emprunt ? Excusez-moi si ce n'est pas le genre de chose qu'on devrait demander..."

Estelle avait tiqué, mais elle ne put réprimer un sourire.

"Ce n'est pas grave... Pour tout vous dire, j'espère bien pouvoir m'en dispenser, ou un petit emprunt complémentaire peut-être. Mais en principe, avec ce qui me reste de l'appartement cela devrait pouvoir aller.

— Dites donc, il ne devait pas être mal votre appartement ?

— Eh oui, il n'était pas mal, comme vous dites..." soupira Estelle.

"Votre mari doit avoir une bonne situation, vous n'aviez pas de salaire, vous.

— Confidence pour confidence, il est ingénieur en informatique". Estelle avait répondu sans aucune réticence; elle commençait à s'amuser de ce questionnement naïf de Claire. "Ah, oui..." fit celle-ci, songeuse, comme si Estelle venait de lui fournir la clef de toute sa vie passée. "Vous savez, précisa Estelle, qu'il soit cela ou autre chose, pour moi maintenant ça n'a plus beaucoup d'importance." Claire se récria :

"Mais si justement ! Il doit bien vous verser une pension alimentaire pour Camille ? Alors mieux vaut qu'il gagne correctement sa vie, non ? Vous vous imaginez, divorcée, avec en plus un mari chômeur ?"

Estelle pensa qu'en réalité elle n'avait jamais envisagé aucune de ces deux situations. Même son divorce, six mois après, elle n'était pas encore persuadée que cela lui était vraiment arrivé; elle avait vécu cela comme une suite précipitée d'événements qui devaient concerner quelqu'un d'autre. Alors Jacques chômeur...

"Vous l'imaginez ?

— Non, dut admettre Estelle, confondue par l'esprit pratique de Claire. En fait...

— Eh bien, vous voyez que ça a de l'importance ! Ah, les voilà qui redescendent..." Elle se pencha à l'oreille d'Estelle pour murmurer : "Vous n'avez qu'à y aller, je vais attendre avec la grognon." Estelle allait protester mais elle insista : "Si, si, ne vous en faites pas; je m'en fiche, moi, de cet appartement, vous savez bien que je ne suis pas pressée." Sans attendre de réponse, elle traversa soudain à la rencontre de Jeanneau et de Simone qui bavardaient sur le trottoir devant l'entrée de l'immeuble.

"Bon, dit Jeanneau en la voyant, à la suivante de ces dames... Réfléchissez à ce que je vous ai dit, lança-t-il en abandonnant Simone, je vous assure que je ne me trompe pas."

Après un moment de désarroi, Estelle avait traversé à son tour. Elle se tenait derrière Claire et rendit son sourire à Simone. Elle frissonna légèrement en se retrouvant côté ombre après être restée si longtemps exposée aux réconfortants rayons d'un clair soleil d'avril. Elle n'avait pas senti le temps passer.

Le bras tendu, Jeanneau invitait Claire.

"Faites d'abord visiter Madame Berthelot, proposa-t-elle, je peux attendre."

Simone, qui paraissait aux anges tant que Jeanneau s'occupait d'elle, se renfrogna. Elle n'avait pas bougé, affichant une indifférence hautaine pour ces tractations qui ne la concernaient plus; elle regardait ostensiblement l'extrémité de la rue. "Je vais attendre avec vous, lui dit Claire. Chacun son tour, n'est-ce pas ?

— Comme vous voudrez, répondit Jeanneau. Alors nous y allons. Madame..." Il s'effaça pour laisser Estelle pénétrer dans le couloir de l'immeuble et lui emboîta le pas.

Estelle avait hâte d'arriver au second étage. Elle montait devant Jeanneau un escalier tellement raide qu'elle sentait son regard, derrière elle, à la hauteur de ses chevilles; bien que sa jupe lui descendît jusqu'aux mollets, elle était mal à l'aise. Comme il ne cessait pas de parler, elle montait plus lentement, en crabe, à demi tournée vers lui par politesse. Il n'avait pas tort, d'ailleurs : après le boyau peu engageant du couloir très sombre, la cage d'escalier surprenait par sa propreté et sa clarté, le charme désuet de ses marches patinées de cire et sa belle rampe de bois lisse qu'éclairait, à chaque demi étage, une longue fenêtre étroite donnant sur la cour. S'il insistait de la sorte, elle le comprenait bien, c'est que cet escalier avait sans doute rebuté Simone tout à l'heure, qui ne s'était pas privée de le faire remarquer. C'est vrai qu'il était raide mais, elle, cela ne la dérangeait pas; après tout il n'y avait que deux étages, et si l'appartement en valait la peine...

La massive porte vernie, sur le palier du second, avait un aspect cossu avec sa lourde poignée de cuivre et la sonnette ancienne; elle était restée entrouverte. Jeanneau la poussa devant Estelle qui pénétra dans une entrée spacieuse dont le vieux parquet versaillais en chêne lui plut aussitôt; les lames grincèrent juste ce qu'il fallait. Une double porte vitrée, à petits carreaux biseautés, s'ouvrait à gauche dans la cloison tendue de soie grise.

"Ah, c'est tout de même assez grand, constata Estelle en s'avançant dans la pièce.

— Pas loin de trente mètres carrés, confirma Jeanneau. Et comme vous le voyez, tout est impeccable.

— Cela fait un peu triste, non, ce tissu gris ?

— Question de goût, concéda-t-il, caressant du plat de la main le revêtement mural. Mais c'est une soie naturelle et tout est neuf. Comme je vous l'ai dit, l'appartement a été entièrement refait il y a deux ans."

Estelle ne répondit pas. Elle s'approcha de l'une des deux hautes fenêtres dont la crémone de cuivre ouvragé luisait à contre-jour. En face, la façade d'un immeuble, fraîchement ravalé, renvoyait un soleil éclatant. Devant la librairie, en bas, il n'y avait personne; Claire et Simone avaient dû préférer rester à l'ombre.

Jeanneau l'avait suivie. Par une sorte de mimétisme inconscient, il regardait aussi en bas, mais lui n'avait rien à y chercher.

"Il y a combien de chambres ?" demanda-t-elle.

— Deux, desservies par le couloir. On va y aller. Vous pouvez remarquer comme c'est clair.

— C'est exposé au nord..."

Il dodelina de la tête avec une moue d'hésitation :

"Je dirais nord-ouest... Mais c'est tout de même très lumineux; et puis vous avez le dégagement du carrefour, on ne vient pas tout de suite buter sur un mur. C'est appréciable, vous savez, en pleine ville. Je ne sais pas si dans votre logement actuel..."

Elle le coupa : "Nous étions au dixième étage, plein sud.

— Ah oui, évidemment..."

Son air penaud lui fit pitié; elle ajouta :

"Je ne cherche pas un appartement comparable, de toute façon je ne pourrais pas."

Il n'eut pas l'air de vraiment comprendre mais saisit à tout hasard la perche qu'elle lui tendait.

"C'est vrai qu'ici vous avez l'avantage d'être au centre; c'est sans doute ce que vous recherchez ? Peut-être aussi quelque chose qui ait un certain caractère..."

Il avait fait un geste vague vers les moulures du plafond, la cheminée de marbre blanc, mais elle l'avait déjà précédé dans l'entrée et lui indiquait le couloir.

"Les chambres sont par ici, je suppose ?

— Par ici, oui." Il se précipitait pour la rejoindre. "Vous avez une grande chambre, à droite, et au fond, vis-à-vis de la salle de bains, une autre plus petite mais qui peut très bien faire chambre d'enfant."

Estelle était allée directement vers la chambre du fond. Le couloir semblait très sombre après la réverbération intense du séjour, sombre et nu; mais dès qu'elle ouvrit la porte de la chambre, elle se trouva de nouveau baignée de lumière. La pièce était effectivement très petite, dix ou douze mètres carrés au plus; au sol le même parquet ancien que dans le reste de l'appartement, mais les murs, tendus de tissu vieux rose, la faisaient paraître moins désolée bien que, comme ailleurs, il n'y eût évidemment aucun meuble sinon une curieuse petite cheminée d'angle en faïence vert pâle à droite de la porte. Elle en fit le tour en quelques pas.

"Vous avez peut-être des enfants ? s'enquit Jeanneau. Alors c'est parfait. On pourrait même installer des lits superposés, par exemple ici.

— Je n'ai qu'une fille," dit Estelle qui ressortit sans tenir compte de lui pour jeter un coup d'oeil dans les toilettes. Il avait à peine eu le temps d'entrer dans la pièce.

Il se faufila derrière elle pour lui tenir ouverte la porte de la salle de bains. Il y avait une fenêtre de verre dépoli et de ce côté-là, l'appartement bénéficiait du soleil matinal. Elle fut agréablement surprise par le flot lumière qui faisait étinceler la faïence beige rosé, jaspée de noir, couvrant les quatre murs. Machinalement, elle se pencha sur la baignoire et en fit jouer les robinets.

"L'eau a été coupée, l'avertit Jeanneau, mais tout fonctionne parfaitement bien, ne vous inquiétez pas."

Elle rougit imperceptiblement, comme s'il l'avait prise en faute, et fut un instant désemparée; elle n'osa pas s'approcher du lavabo.

"C'est très bien, reconnut-elle avec un léger voile dans la voix.

— Et par ici la chambre des parents," continuait Jeanneau. Il s'était posté dans le couloir, bras étendus pour la guider vers l'autre porte. "C'est peut-être la pièce la plus agréable, en tout cas le matin. En général, les clients ont plutôt tendance à tenir compte du séjour, mais ce n'est pas négligeable, vous savez, c'est tellement important une chambre; vous verrez que votre mari sera de mon avis."

Elle n'aima pas du tout le sourire entendu dont il accompagnait ses paroles et ne sut quoi répondre. Elle entra dans la chambre obscure en faisant grincer le plancher, partagée entre le désir d'habiter cet appartement qui lui plaisait et le besoin de retrouver l'exiguïté de son deux pièces, de son refuge. Il faillit la bousculer, et lui posa furtivement les mains sur les épaules en manière d'excuse, lorsqu'il traversa la chambre pour ouvrir les persiennes. La pièce était effectivement très belle, spacieuse, carrée, baignée de soleil à cette heure. Elle comportait aussi une cheminée de marbre, rose veiné de blanc, ornée sur le linteau d'une coquille de style Louis XV. Un tissu satiné vert, très doux, venait d'être tendu sur les murs qui ne portaient aucune des traces laissées par les cadres ou les miroirs que l'on a décrochés. Un large trapèze de soleil réchauffait le centre du parquet impeccablement ciré. L'air pur du matin devait rendre ici plus volatile la discrète odeur d'encaustique qui imprégnait en fait tout l'appartement. Jeanneau s'était retourné, sûr de lui, triomphant, les deux mains dans les poches de son pantalon.

"Alors ?"

Estelle demeurait immobile, silencieuse, au centre de la chambre. Sur ses jambes, elle sentait la douceur du soleil mais tout le reste lui avait échappé; peut-être n'avait-elle rien entendu.

"Comment ne pas être heureux dans une chambre comme celle-ci ? insista-t-il, jovial. Hein ? Comment la trouvez-vous ? Je vous assure qu'en ce qui me concerne, si j'en avais la possibilité..."

Elle réussit à déglutir enfin la grosse boule qui nouait sa gorge.

"Très bien, dit-elle d'une petite voix fragile, très bien." Et elle tourna les talons.

Un peu désappointé, Jeanneau la rejoignit dans l'entrée. Il avait déjà retrouvé l'enjouement professionnel de rigueur lorsqu'il poussa la dernière porte :

"Et enfin la cuisine..., entièrement installée."

Elle ne fit qu'y passer la tête.

"Oui..., très bien."

Il n'insista pas et la suivit dans l'escalier. Ils descendirent tout un étage en silence. Par acquit de conscience, avant d'arriver en bas, il débita les derniers arguments de routine : si ce n'était qu'une question de prix, on pourrait tenter de négocier, encore qu'à son avis le prix demandé soit tout à fait justifié, elle avait vu l'appartement; bien entendu on pouvait toujours essayer.

"Je vais réfléchir", dit Estelle, tête baissée.

Elle descendait précautionneusement, paraissant accorder toute son attention à ne pas glisser, avec ses escarpins à talon, sur les étroites marches luisantes.

"Ne réfléchissez tout de même pas trop longtemps; vous savez qu'il y a deux autres personnes intéressées, et je pense que ce ne seront pas les seules..." C'est ce qu'il disait d'habitude lorsqu'il voyait que cela n'avait pas accroché, l'ultime tentative; mais cette fois-ci il n'y mit pas même un semblant de conviction; cela n'avait pas marché, il ne comprenait pas pourquoi.

Estelle tira la porte d'entrée avant qu'il puisse intervenir pour l'aider; ils se retrouvèrent dans la pleine lumière de la rue.

Claire et Simone se tenaient toujours au même endroit sur le trottoir; apparemment elles n'avaient pas bougé. Simone riait à pleines dents.

"Allez, c'est à vous, dit-elle à Claire qui reprit le cabas qu'elle avait posé entre ses jambes.

— Ce ne sera pas long, lui fit celle-ci, vous m'avez déjà tout raconté. Alors, on y va ? lança-t-elle à Jeanneau. Vous devez commencer à le connaître, cet appartement, cela ne vous dérange pas d'y retourner ?"

Bien sûr que ça le dérangeait ! D'autant plus qu'il se doutait que ce serait pour rien cette fois-ci, ce n'était pas sur elle qu'il avait compté. Il lui fit pour toute réponse un sourire présentable. Elle s'engouffra dans le couloir avec lui.

Estelle s'approcha de Simone qui resplendissait encore de tout l'éclat de son généreux rouge à lèvres.

"Elle est vraiment bien cette petite, lui confia Simone, vraiment bien, vous ne trouvez pas ?

— Claire Brindel ?

— Évidemment ! Vous lui avez parlé ?

— Nous avons un peu bavardé en vous attendant.

— Vous êtes donc d'accord avec moi ?

— Elle est sympathique," reconnut Estelle, que l'enthou-siasme de Simone surprenait.

Simone, familièrement, lui saisit soudain le bras.

"Oh, il n'y a pas que ça ! Vous savez qu'elle vous aime beaucoup ? Elle m'a très longuement parlé de vous."

Une bouffée de chaleur monta aux joues d'Estelle qui n'osa pourtant pas dégager son bras de la ferme emprise de Simone.

"De moi ?" Machinalement elle avait levé les yeux vers les fenêtres où se trouvait une Claire invisible.

"De votre situation... Mais ne vous inquiétez pas : moi, cet appartement ne m'intéresse pas; d'abord il est trop grand et puis les escaliers... D'ailleurs, pour tout vous dire, je ne cherche pas d'appartement. S'il vous convient, Claire aussi est d'accord pour vous le laisser." Simone lâcha le bras d'Estelle pour remonter la courroie de son sac ce qui déclencha une nouvelle fois les sonnailles de son bracelet. "Vraiment bien cette petite.

— Je vous remercie, dit Estelle, mais je ne vois pas pourquoi Claire et vous..." Elle l'avait appelée "Claire" elle aussi, spontanément, comme s'il se fût agi d'une amie commune.

Simone se tenait très droite, solidement campée sur de fortes jambes que l'on devinait, sous la jupe à mi-mollet du tailleur, arquées de façon disgracieuse. Elle haussa le menton d'un mouvement péremptoire.

"Vous en avez besoin, vous !

— Mais... elle aussi, je suppose, et vous-même... Il n'y a pas de raison.

— Pour elle cela n'a rien d'urgent, elle me l'a dit. Et moi... — elle s'empara de nouveau du bras d'Estelle — je vous assure que pour moi ça n'a pas d'importance : je n'ai jamais eu l'intention d'acheter.

— Vous êtes pourtant venue visiter..."

La rue s'était à présent emplie de toute l'animation habituelle d'un samedi matin; elles gênaient, faisaient obstacle, encombrant le trottoir déjà trop étroit. D'une poussée autoritaire, Simone plaqua Estelle contre la devanture du vidéoclub afin de laisser le passage libre.

"Oh, je fais cela tous les samedis, confessa-t-elle à mi-voix.

— Vous travaillez dans l'immobilier ?"

L'ingénuité de la question déclencha un rire amer chez Simone.

"Dieu merci, non ! " Elle se reprit et précisa : "Non, je visite des appartements, simplement." Elle semblait guetter la réaction d'Estelle avec une certaine jubilation.

"Sans jamais acheter quoi que ce soit ?

— Non, pour le plaisir." Elle se tut un long moment. Gênée, Estelle regardait les passants se bousculer, s'attarder devant les vitrines, traverser avec détermination entre les voitures.

"Qu'est-ce que vous voulez, ça m'occupe, continua Simone sur une brusque décision. Cela me fait une distraction. Je lis les annonces, je prends des rendez-vous, je vois des gens... Vous savez lorsqu'on est seule... comme cela j'ai quelque chose à faire chaque week-end.

— Je comprends," murmura Estelle. Elle regarda Simone et vit, sous l'imposant attirail du fard et des bijoux, le visage désemparé d'une femme qui cherchait ses yeux. Elle ne sut plus quoi dire; Claire, elle, aurait su. Cela ne dura qu'instant; Simone s'était ressaisie.

"Je sais. Nous sommes un peu dans la même situation, vous et moi, Claire m'a mise au courant. Mais vous avez votre fille, vous...".

Cela sonnait un peu comme un reproche involontaire, une amertume inavouée. Estelle se sentit presque coupable d'avoir Camille, d'avoir eu Jacques dans sa vie, même s'il était la cause, maintenant, de sa souffrance et de sa solitude; elle, au moins, avait eu Jacques dans sa vie. Elle décida de prendre cet appartement; cet accès de nostalgie déchirante, tout à l'heure, lui paraissait stupide; comment la grossière indélicatesse de ce courtier avait-elle pu la bouleverser à ce point ? Elle avait soudain conscience de sa force devant Simone, elle était beaucoup plus forte que Simone. C'est avec le sentiment de cette force nouvelle qu'elle demanda doucement :

"Il y a longtemps que vous faites cela ?"

Simone rajusta d'un petit geste maniaque la veste de son tailleur.

"Deux ans, depuis la mort de ma mère. Jusque là je vivais avec elle, ce n'était pas pareil. Mais assez parlé de moi comme ça, ce n'est pas un sujet réjouissant... Il vous intéresse cet appartement ?"

C'était fini; elle était redevenue la femme mûre, aux manières autoritaires et bourrues, qu'elle avait découverte à l'agence; Estelle en fut confusément soulagée. Elle répondit avec sa réserve habituelle :

"Je crois que oui... En fait cela me conviendrait assez bien.

— Alors n'hésitez pas ! Si c'est dans vos moyens, bien sûr." Elle baissa inutilement la voix parmi le brouhaha de la rue : "D'après Monsieur Jeanneau c'est une affaire exceptionnelle, et je le crois volontiers; je m'y connais tout de même un peu, vous savez, voilà quinze ans que je m'occupe du service de prêts, au Crédit Lyonnais, j'en ai vu passer des affaires, je vous assure." Elle ajouta avec une ironie douloureuse : "Sans compter tous les appartements que je visite..."

Elle n'était pas belle, malgré ses efforts d'élégance. Estelle trouvait en général antipathiques les femmes au nez exagérément aquilin, surtout lorsque ce défaut était aggravé par une forte denture proéminente que les lèvres parvenaient rarement à recouvrir. Le visage de Simone offrait un catastrophique exemple de ces deux infortunes. Sa chevelure seule constituait sans doute son trésor; elle avait dû l'avoir magnifique, d'une souple abondance, à en juger par la coiffure platinée qui laissait deviner encore une authentique blondeur. Estelle n'appréciait pas non plus les maquillages outranciers; le sien, bien que soigneusement étudié, ne se remarquait pas.

"Si vraiment il vous plaît, n'hésitez pas, reprit Simone. Vous ne trouverez pas mieux. C'est comme cela que j'ai acheté le mien, moi, sur un coup de tête, je n'en avais même pas parlé à Maman à l'époque."

Comme gênée par une soudaine pudeur, elle avait détourné les yeux; on aurait pu penser qu'elle parlait à la rue. Elles étaient constamment obligées de se plaquer contre la devanture du vidéoclub pour laisser place aux gens qui les bousculaient sur le trottoir et du coup ne pouvaient se parler que de profil. De profil, les traits accentués de Simone évoquaient ces silhouettes caricaturales que l'on découpe dans du papier noir, sur les foires. Estelle eut un élan incontrôlé de compassion; elle effleura du bout des doigts le bras chargé de breloques.

"Vous aussi vous seriez très bien dans cet appartement..."

Simone sursauta.

"Vous n'y pensez pas ! On ne change pas comme cela ses habitudes. Qu'est-ce que j'irais faire dans quatre-vingt mètres carrés ?

— C'est juste, reconnut Estelle qui se rendit compte aussitôt de sa maladresse : Simone lui avait jeté un regard de détresse.

— Vous voyez bien..., dit-elle dans un soupir. Je suis bien là où je suis.

— Et voilà ! J'espère ne pas vous avoir fait attendre trop longtemps ?"

Claire venait de surgir du couloir. Adossées à la devanture comme elles l'étaient, elles n'avaient pas pu la voir sortir. Jeanneau la suivit quelques instants plus tard; elle avait dû descendre les escaliers quatre à quatre. Il arborait un faux sourire empreint de lassitude. Estelle s'amusa à supposer qu'elle lui avait mené la vie dure; elle connaissait suffisamment Claire maintenant pour imaginer ce que cette troisième visite avait pu donner. Elle remarqua que le visage de Simone s'était épanoui mais n'en fut pas étonnée.

"Ma pauvre Simone, dit Claire, quand je pense que vous avez fait le pied de grue tout ce temps-là..."

Jeanneau les considéra d'un air hébété; il devait se croire la victime d'un incompréhensible coup monté : ces femmes-là, il y a moins d'une heure, lui avaient donné l'impression de ne pas se connaître. Sans faire attention à lui, Simone avait pris Claire par le bras.

"Ne vous inquiétez pas pour moi; j'en ai profité pour parler de notre proposition à Estelle. Vous permettez que je vous appelle Estelle, n'est-ce pas ?" s'enquit-elle. Avant que celle-ci puisse réagir elle avait continué : "Elle est d'accord... Alors, votre impression ?

— C'est grand, ce n'est pas mal, mais c'est cher ! "

Elle avait parlé suffisamment fort pour que Janneau puisse entendre. Il s'immisça dans leur groupe.

"Si ce n'est qu'une question de prix, c'est toujours négociable. Mais à mon avis..."

Elle l'interrompit : "Oh, de toute façon, moi je n'achète pas ! "

Elles virent s'éteindre dans ses yeux la dernière lueur d'espoir. Il commençait à en avoir assez de cette visite. La seule cliente sérieuse, c'était la mégère peinturlurée, mais la petite jeune avait tout fichu par terre avec son histoire d'ascenseur; sans elle, il serait peut-être parvenu à la convaincre. Quant à la troisième, ça aurait pu marcher, mais il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond chez elle, il aurait mieux valu voir le mari; c'était souvent comme cela : la femme prospectait et l'homme ne se déplaçait qu'à coup sûr. On n'y pouvait rien.

"Bon, conclut-il, pressé des les ramener à l'agence.

— C'est surtout madame Berthelot qui serait intéressée, intervint alors Simone.

— Ah..., fit Jeanneau en se tournant vers Estelle avec un sourire ragaillardi, je vois que vous avez réfléchi; croyez-moi, vous ne le regretterez pas.

— Je persiste à trouver le prix exorbitant" insista Claire.

Il lui jeta un regard en coin foudroyant mais parvint à se contenir. Leur groupe à présent obstruait complètement le trottoir, obligeant les passants à descendre sur la chaussée pour les contourner. Des voitures klaxonnaient. Jeanneau, redevenu conciliant, étendit un bras protecteur.

"Je crois qu'il est préférable de ne pas rester discuter ici. Si vous le permettez, je vais vous reconduire à l'agence et nous réglerons cette affaire avec Madame".

Bien qu'il se soit adressé à elle avec un regain d'affabilité un peu appuyée, Estelle ne parut pas s'en apercevoir. Les trois femmes échangèrent un regard prolongé. Puis Claire se décida :

"Je vous remercie; mais je crois que nous allons rester en ville... Qu'est-ce que vous en dites, Simone, nous pourrions peut-être aller prendre un thé ?"

Si Jeanneau fut surpris, il n'en laissa rien paraître; cette solution-là lui convenait parfaitement.

"Eh bien dans ces conditions, je vais simplement ramener Madame Berthelot..."

Il avait sorti ses clefs de sa poche de veston quand Estelle se manifesta :

"Je pense que je vais rester, moi aussi." Elle sourit discrètement à Simone et à Claire.

"Comme vous voudrez, fit-il, complètement désappointé cette fois-ci. Mais il serait préférable que nous puissions discuter de cette affaire le plus rapidement possible. Vous savez qu'en ce moment une occasion comme celle-ci risque de partir assez vite.

— Nous allons justement en discuter avec Estelle, trancha Simone. Elle vous rappellera éventuellement.

— Alors je vous laisse, dit Jeanneau sans insister davantage. Mesdames... — il leur serra la main à toutes les trois — N'oubliez pas de m'appeler dès que vous aurez pris une décision," ajouta-t-il en serrant celle d'Estelle.

Elles le regardèrent remonter la rue de Verdun vers le parking de la place Saint Pierre.

"Bon, on va où ? demanda Claire dès qu'il eut disparu. La petite terrasse, là en face ?

— Parfait !" acquiesça bruyamment Simone. Et elle traversa la première d'un pas décidé suivie de Claire et d'Estelle.


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