R.U.N Project

Alexandre Jarry

1

 

 

Deux minutes. Juste deux minutes, bordel! J’en demande pas plus! Pitié, un peu de répit…

 

Planqué sous le bureau de l’officier Santos, je tente au mieux de dissimuler mon souffle rauque. Je suis hors d’haleine. Une course effrénée de plus dans les rues sordides de São Paulo. Une de celles qui brûlent ma chair. Une de celles qui déchirent mes muscles. Une "nocturne", comme je les appelle désormais. Ce n’est pas la première, et ce ne sera certainement pas la dernière. Il faut s’y faire ; c’est même devenu mon mode de vie.

J’ai parfaitement conscience des risques que je cours en me pointant ici, directement chez la flicaille du coin. Mais j’ai besoin de certitudes, besoin de découvrir ce qui se trame, pour mettre un terme à cette traque incompréhensible. L’officier Nuño Santos est mon seul point d’appui, mon seul raccord à la vérité. Je dispose pour le moment de guère d’éléments, et je ne suis pas né pour mener des investigations, loin de là. J’ai toutefois l’intime conviction que cet homme, ce flic de quartier, peut me conduire à une piste importante. Mon salut? Peut-être pas. Pas encore, en tout cas.

 

Un rond de lumière jaune éclate subitement contre le mur en face de moi. Il balaie la pièce frénétiquement, l'envahit de peur. J’ai l’impression que ses mouvements sont réglés sur mon rythme cardiaque ; à cent à l’heure. Il révèle tour à tour des plannings de tournées, un tableau barbouillé et un feutre accroché à celui-ci par une ficelle, un calendrier avec trois ans de retard... Je me tiens sous le large plan de travail noir couvert de post-it, dans un bel angle mort. Rien à craindre. Aucun risque d’être repéré par la simple ronde éclairée d’un vigile. Pourtant mes mains tremblent comme des feuilles. La sueur dégouline le long de mon dos et sur mon front. Elle brûle mes yeux, m’aveugle. J’ai la sensation qu’elle me trahit, et je suis écœuré à l’idée de peut-être laisser une traînée humide derrière moi. Une large trainée, pareille à celles laissées par les limaces. Dans la terreur de l’instant, je dois me mordre la langue pour ne pas laisser le claquement de mes dents résonner dans la pièce, ou dans mon crâne... J’imagine soudain des traces de pas, des traces de sable, de poussière, ou encore de boue recouvrant le sol étincelant des locaux, et conduisant jusqu’à ma cachette. Le rondier me cherche. Il n’est pas là par hasard. Et il va finir par me trouver!

Non. Non... Rien de tout ça ne peut se produire, j’ai été bien assez méticuleux. Mes angoisses sont simplement en train de jouer avec le panneau de contrôle de mon imagination.

Ressaisis-toi! m’assène une voix intérieure. Me ressaisir? Moi? Sans déconner!

 

Je me recroqueville un peu plus. Comme si j’étais capable de rétrécir au point d’en devenir invisible… Puis, malgré moi, un sanglot soudain et inopportun se met en tête d’escalader mon gosier pour venir s’étouffer entre mes joues. Je le retiens de toutes mes forces, et, en guise de réprimande, celui-ci s’avise de se convertir en larmes, et en désespoir profond. La situation me parait immédiatement plus noire et inexorablement plus tragique que jamais. Je suis fait comme un rat… J’en suis sûr, désormais.

Pourquoi suis-je venu chercher des réponses ici, alors qu’il aurait été si simple de continuer à courir sans me retourner? Moi, et mes idées…

 

Le bruit des pas commence à se rapprocher... Puis s'éloigne finalement, vers la pièce voisine.

Soulagement.

Mes muscles se relâchent un peu. Pas beaucoup. Mais pas mes nerfs. Ils sont à vif. Je prends une longue inspiration, entrecoupée de hoquets et ferme les yeux l'espace d'un instant. Je peux sentir mes narines se dilater au rythme de mes pulsations, presque frénétiquement, avec l'étrange impression d'arborer de véritables naseaux de bœuf.

Un gros bœuf suant et terrifié, voilà ce que je suis...

Contre toute attente, le loquet de la porte remue soudain et celle-ci s'ouvre à la volée, sans prévenir. La frousse enfonce aussitôt ses crocs acérés dans mon estomac. Un sursaut. Un léger mouvement de recul. Et mon dos – ce foutu dos – qui vient buter contre un pied du bureau… Et le stylo mesquin, posé là, sur la table, qui roule, qui roule… Et qui tombe lourdement sur le sol.

Merde!

 

Et moi qui pensais qu'on ne voyait ça que dans les films. Je sais maintenant que les impressions de ralentis données à l'écran sont totalement erronées et exagérées… Car, en réalité, tout se passe bien plus vite que ça. A peine le temps de comprendre. En revanche, la violente sensation de ce silence absolu et irréel, venant souligner l'impact du petit bruit traitre au beau milieu de la nuit, cette sensation, elle, n'est pas une fantaisie de réalisateur…

Je contiens un grognement. Des bruits de pas indiquent que l’homme pénètre dans la pièce. L'infect stylo accusateur ne se tient qu'à une longueur de bras de moi. Je le maudis intérieurement.

Un réflexe con, mais humain, serait de le ramasser. J'en ai d'ailleurs l'intention, car si le type qui fait sa ronde trouve l'idée saugrenue de se baisser en le voyant, c'est terminé. Rideau. Mais je n'en fais rien. On s'accroche à n'importe quelle chimère ridicule lorsque l'effroi laboure notre conscience. Et là, je suis ce "on". Et, à présent, je prie Dieu sait quel dieu pour disparaitre, ne plus respirer, devenir transparent, ou, plus simplement, pour que le vigile quitte rapidement les lieux. Dans mes veines, aucun sang-froid disposé à m'indiquer quel plan futé élaborer pour échapper à mon sort ne circule. Je ne suis plus en mesure de rationaliser. Je suis seul, abandonné à mon sort. Je suis faible, je suis stupide…

Un pas en avant. Un deuxième. Un troisième. Le tonnerre qui claque à l'endroit même où se tient mon cœur. Un quatrième. Un cinquième pas… Puis, plus rien.

Qu'est-ce qu'il fout? Qu'est-ce qu'il fout, putain!

 

Mon visage se crispe en une grimace douloureuse. Je n'en peux plus. Tous mes sens sont à l'agonie, et je ne maitrise plus rien. Le rayon lumineux réapparait et balaie de nouveau la pièce. Mon esprit gamberge à droite à gauche, priant plus que jamais pour que cesse ce supplice. C’en est trop! Je n’ai pas les épaules pour supporter pareille pression. Il faut que je me rende… Que je me rende, oui… C'est ça. C’est décidé.

 

Je pose mes deux mains à plat devant mes pieds, prêt à prendre appui. Mon corps entier n’est plus que tremblements, transpiration et angoisses. Je dois me lever, me révéler, et mettre fin à cette folie. Les mains en l’air suffiront au rondier. Il ne va quand même pas me descendre… J’ai droit à un procès, j’en suis sûr. Le rayon de la lampe-torche passe une nouvelle fois au-dessus de ma planque. Machinalement, mon regard se porte sur l’endroit éclairé, et le bond que fait mon cœur me ramène en arrière, annihilant instantanément toutes mes intentions d’en finir. Sur le mur, je viens furtivement d’apercevoir mon nom griffonné à la main, sur une large feuille couverte de notes. Les salopards sont bien sur mes traces… Je ne sais qu'en penser. Je retiens mon souffle, encore. J’attends un nouveau passage de la lumière pour relever deux autres mots associés à mon nom: 'corredor' et 'projeto'. Je serre les mâchoires.

La rage… Cette rage qui me tenait éveillé et alerte en toutes circonstances depuis maintenant cinq mois. Cette rage… Ma rage! Ma fureur, ma révolte face à l'injustice s'engouffre soudain au plus profond de mon être, me procurant le même effet qu'une seringue d'adrénaline. Bien sûr, la trouille continue de labourer mes entrailles. Mais je retrouve quelques forces et un instinct de survie affuté dans ces quelques informations. Et, finalement, je découvre que je n'ai pas été repéré. En effet, les pas lents et lourds du vigile s'éloignent désormais, alors même que tout semblait perdu… La violence de ce coup de chance m'écrase la cervelle. Toutefois, le pic d'intensité ne retombe pas pour autant.

Il faut encore que je sorte du bâtiment.

 

*

 

Le bureau de l'officier Santos se tient au deuxième étage d'un bâtiment sombre, hérissé de barbelés, de caméras et de rampes de pointes : c'est le commissariat de quartier. Je sors la tête de ma cachette, pour observer les fenêtres, puis la porte. Cette dernière étant le meilleur moyen d'aller retrouver mon pote le vigile, elle s'en trouve immédiatement exclue des sorties possibles. Restent les deux fenêtres… Alors que je me trouve au deuxième étage…

Mais quel con!

 

Je me dis qu'après tout, il n'y a pas d'hésitation à avoir. Que ce soit l'une ou l'autre, tout va se jouer à l'intuition. Je prends donc une grand inspiration, m'extirpe de sous le bureau puis, prenant un bel élan, cours vers la fenêtre de gauche. Je saute tout en ramassant mon corps, prêt à encaisser la douloureuse traversée de la vitre. Le verre vole en éclat, me provocant de multiples coupures aux bras et au visage, et la sensation de vertige m'enveloppe pendant la chute. Un container à poubelles, aux odeurs putrides m'accueille à la réception, et je n'ai plus qu'à m'en dégager, avant de prendre la tangente…

Je secoue brusquement la tête pour sortir de mes rêveries et réalise que je suis toujours prostré sous le bureau du flic. L'échappée – aussi belle et fortunée soit-elle – résonne encore dans ma tête… Je n'ai fait qu'imaginer. Rien de tout ça n'est plausible... Je ne suis pas cascadeur, rien ne prouve qu'un container providentiel se tienne sous la fenêtre, et surtout, je baigne dans une terreur pathétique et sans nom. Un saut de deux étages représente tout sauf une idée intelligente. Ma vie a beau être un enfer, je n'ai aucune envie de me briser la nuque.

 

J'ouvre donc la fenêtre de droite. Puis celle de gauche. Car même si je ne dispose que d'un temps limité avant un nouveau passage du gardien, il ne faut rien laisser au hasard. A droite, un à-pic de six mètres, deux caméras braquées sur la rue, quelques barbelés et un seul maigre rebord de fenêtre, juste en-dessous, au premier étage. A gauche, la même chose, à la différence qu'une gouttière branlante descend jusqu'au sol. Une prise risquée et qui n'inspire pas vraiment confiance, mais tout de même plus praticable…

J'enjambe le rebord, tends le bras et attrape la vieille gouttière biscornue. Je raffermis ma poigne au mieux, avant de faire basculer tout mon poids sur cette frêle armature. N'ayant jamais fait d'escalade de ma vie, je m'y prends comme je peux, tentant de ne pas regarder en bas. Les premiers mètres sont plus faciles que je ne le pensais, et je finis par atteindre le premier étage.

Un grincement inquiétant s'élève soudain et une vibration malsaine parcourt la gouttière. Je lève la tête. Avant même de comprendre ce qu'il se passe, mon corps part en arrière et s'écrase lourdement sur le sol, avec un son mat. Dans un vacarme de tous les diables, la gouttière suit aussitôt mon exemple, et j'ai le réflexe heureux de rouler sur le côté pour éviter de la prendre en pleine tronche. On ne réussit pas toujours ce qu'on entreprend. J'ai appris cela à mes dépends.

 

Je ne peux plus respirer. La douleur est-elle là? Difficile à dire. Je ne peux plus respirer. Mon dos a encaissé mon poids multiplié par la distance entre le point de départ de ma chute et le sol. Aucun cri, aucun hurlement ne vient. Ma bouche reste pourtant grande ouverte, et mes yeux bien fermés. Suis-je devenu une pierre?

Lorsqu'enfin le bourdonnement sourd qui envahit mon crâne se dissipe, un long râle s'échappe de ma gorge, et un éclair vif transperce mon être. La douleur vient d'arriver…

Pas le temps de pleurer sur mon sort : dans la seconde qui suit, un coup de sifflet strident retentit dans la rue, et j'entends une foule de pas se précipiter dans ma direction. Nouvelle montée d'adrénaline : Allez! On tue la douleur pour un temps, on donne du jus au bonhomme et on le pousse dans ses derniers retranchements! Je me relève aussi sec, porté vers l'avant par mes nerfs. Sans me retourner, je prends appui sur ma jambe droite – la gauche s'étant transformée en fournaise – et file dans une rue perpendiculaire, emballant des foulées désordonnées, tant bien que mal.

Courir. Courir jusqu'à m'en flamber la vie. C'est tout ce qu'il me reste à faire. Et pour semer l'ennemi, rien ne vaut la technique du serpent : faire des zigzags et changer de direction dès que la situation le permet… Vu l'état de ma jambe, je n'éprouve aucune difficulté à serpenter comme un ivrogne. La célérité en plus.

 

Je cours. Encore, et encore. Je cours comme un fou, je galope comme si ma vie en dépendait… Et elle en dépend! Je cours ainsi pendant une heure, peut-être deux... Comment trouver encore la force de solliciter mon corps? Au loin, les sifflets me poursuivent. Ils se rapprochent par moments. A d’autres, je ne les distingue presque plus…

Déboulant à un angle de rue – probablement à l'autre bout de la ville – j'aperçois un cul-de-sac mal éclairé. Suffisamment discret. Je m'y jette et plaque mon dos au mur, cherchant suffisamment d'air pour récupérer de cette course effrénée. De cette Nocturne.

 

J'ai le sentiment d'inhaler une boite de punaises, l’impression que mes poumons sont saisis dans la glace. Ma gorge est un mélange de flammes et de poussière. Et mes côtes sont douloureuses. Terriblement. J’ai dû en briser une ou deux lors de ma chute.

Encore. me dis-je.

 

Et ma jambe qui me renvoie les pulsations de mon sang...

Je prends une inspiration profonde et sens alors la nausée monter. La douleur, la peur, l'épuisement, et l'incompréhension face à tout cela, sans doute… Voilà où j’ai puisé mon énergie, où mon corps a trouvé les ressources nécessaires pour me transporter jusqu'ici.

Je tombe à quatre pattes et vomis toutes mes tripes. Ma tête tourne, ma  vue se trouble… Je tente de me relever, de reprendre le contrôle de mon corps, qui se convulse sous les impulsions du diaphragme… Un nouveau haut-le-cœur. Un nouveau geyser s'échappant de ma bouche. L'odeur acide. Les graviers. La douleur.

Puis, plus rien. Le noir complet.

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