Rupture indélébile

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RUPTURE INDELEBILE

ILS se connaissaient à peine, trois ou quatre heures tout au plus, mais elle avait quand même tenu à inviter Ludovic chez elle. Leur rencontre avait été fortuite et pour faire vite, Ludovic avait rencontré Fanny au bar. A l’époque, il ne se doutait pas que leur histoire serait à ce point fugace. Il ne se doutait pas non plus qu’elle le marquerait de façon indélébile.

CELA remontait tout au plus à une semaine. Après leur rencontre au bar, Ludovic se tenait dans le salon de Fanny et regardait par la fenêtre de la baie vitrée.

- Bienvenue dans mon rez-de-jardin donnant sur une zone militaire, fit Fanny.

- Un rez-zonement ?

- C'est cela. C'est rare de nos jours.

- Ça va pas très loin, répondit-il.

- C’est normal, il y a eu beaucoup de coupes dans le budget.

- Et pas de médailles ?

- Oh si. De la légion d’honneur.

- Je me suis toujours dit qu’ils devaient en avoir reçu quelques-unes, des médailles, dans cette légion. Quoique à force d’en décerner à autant de personnes qui ne l’ont pas mérité, il ne va plus en rester beaucoup…

Ludovic stoppa son discours. Il ne voulait pas trop dévoiler ses idées. Il risquait de choquer Fanny. Il devait y aller en douceur. Pour la détourner de la conversation, il l’enlaça vivement et lui roula goulûment une gamelle. Ce à quoi, le chien de Fanny rappliqua dare-dare. Mais voyant que la gamelle pleine de langues et étant végétarien, le cabot repartit les deux queues entre les jambes. Ce n’était pas un mal, Ludovic venait d’être surpris en flagrant délit de prise de langue.

- Allons nous promener dans les bois tant que les Jean n’y sont pas, l’invita-t-il de sa main à tâtons sous le pull de Fanny.

- Attends j’enfile mon manteau, dit-elle entre ses dents qui lui mordillaient le lobe de l’oreille gauche.

Ils sortirent et traversèrent la route en crabe pour rejoindre le petit bois. Comme ils entraient dans le sentier pédestre, ils s’aperçurent de la présence de Maurice Duprès. Fanny faillit en mordre l’oreille de Ludovic qui arrêta de la peloter. A contre-cœur, il se l’avoua. Elle put boutonner son manteau jusqu’en haut et éviter d’attraper froid. Lui se massa le lobe douloureux et humide. Ils saluèrent enfin Duprès et s’éloignèrent.

Ce fut une balade comme bien d’autres. Ils discutèrent de ça et de ça. De ça aussi. Tout en avançant, un pied devant l’autre et pas les deux à la fois. Sauf quand Ludovic, par excès de forfanterie, voulut sauter par-dessus une flaque d’eau et qu’il atterrit pieds joints dans l’eau, éclaboussant Fanny. Elle en rit et fit semblant de râler. Ludovic, atteint dans sa fierté et sur ses vêtements, s’excusa. Puis il s’employa à faire disparaître la tâche brune qui lui teintait tout l’arrière du pantalon, le dessous des fesses et l’intérieur des cuisses.

Comme Fanny se moquait de son sphincter, Ludovic faillit se fâcher. Il lui demanda abruptement si elle ne se trompait pas de figure de style en confondant son fondement avec sa personne toute entière. Ce à quoi elle répondit que c’était à dessein qu’elle faisait cette métonymie. En le disant, elle réalisa que cela ne faisait pas longtemps qu’ils se connaissaient et que l’humour du garçon avec lequel elle se promenait était un peu plus étroit qu’elle ne pensait.

- Cela ne fait pas longtemps que nous nous connaissons, dit Ludovic. Je suis le garçon avec lequel tu te promènes et j’ai l’humour un peu plus étroit que tu ne le pensais.

- C’est exactement ce que je pensais.

- A quoi ? Pour l’humour ?

- Non, les pensées.

- Mais je croyais que tu pensais ce que tu penses, s’étonna Ludovic.

- Ouhla, ça, ça voudrait dire réfléchir, non ? demanda Fanny.

- Oui, mais pas comme un miroir, répondit Ludovic, un peu moqueur.

- Oh, quel humour !

- Ah ! Tu reconnais quand même que j’en ai !

- Mmmouais…, conclut Fanny, pas convaincue.

Ludovic jubilait doucement de cette victoire tout en se frottant l’arrière-train. Ils reprenaient leur flânerie dans le chemin principal, quand arriva Maurice Dutravers. Le voisin de Fanny salua sa voisine qui lui présenta Ludovic en retour.

- Enchanté, dit Ludovic en tendant la main.

La poigne de Dutravers lui écrasa les phalanges. Aucune ne résistèrent. Elles avaient pourtant fait leur preuve du temps d’Alexandre le Grand.

- Mais vous savez ce que c’est, commença à expliquer Ludovic, tout se perd…

- …et rien de secret, termina Maurice. Ils rirent tous les deux.

- Je suis ravie que le courant passe si bien entre vous, se réjouit Fanny. Voulez-vous que je vous laisse ?

- Fanny… oui, ni non, hésita Ludovic. Laissons Maurice décider s’il fait un bout de chemin en notre compagnie.

- Mais… Ludovic… nous ne travaillons pas ensemble !

- Pas encore. Cela pourrait être une idée. Nous aviserons.

- A privatif ! Je trouve votre rhétorique discutable, mon cher Ludovic, s’interposa Maurice. D’un côté, vous faites des projets et vous avez des buts que vous visez, et de l’autre, vous devisez.

- Oui, je suis indécis. Me voici percé à jour ! S’il vous plaît, ne me regardez pas, Dutravers !, s’écria Ludovic qui s’en fut sous la futaie.

- Où ça, cent fûts ?, demanda Maurice soudain intéressé. C’est trop tentant, je vais m’en mettre derrière la cravate. Adieu chère voisine !

Fanny resta seule sur le chemin. Elle compta les fleurettes jusqu’à retrouver de saines pensées dont elle fit un joli bouquet. Alors elle se remit en route. Une centaine de mètres plus loin, adossé à un arbre, Ludovic l’attendait.

- Tu ne boudes plus ?, demanda Fanny.

- Non.

- Bien. Rentrons.

Le tronc, un peu dur de la feuille, prit l’injonction pour lui et obtempéra. Ludovic, surpris, s’étala. Fanny, généreuse, alla chercher un cric. En deux tours de manivelle, elle le remit debout. Ludovic, reconnaissant, la serra dans ses bras et relâcha son étreinte lorsqu’elle commença à virer au violet.

- Vous y allez fort, dit-elle d’une voix rauque en cherchant son souffle.

Ludovic ne répondit rien. Il ramassa le cric, glissa son bras dans le dos de Fanny et ils prirent ensemble le chemin du retour.

Une pointe de vent fit frémir les hautes branches, culbutant les scarabées qui gambadaient dans la canopée. Sans Laurel et sans nuage, Le soleil s’enhardit. Une paire de rayons s’invitèrent sous le feuillage, bientôt suivi d’un brelan et d’un full, puis en vint toute une flopée. Ce fut une joyeuse bataille dans la forêt. On aurait dit qu’il pleuvait du soleil.

Pendant ce déluge de photons, Fanny avait recouvré ses couleurs, Ludovic sa bonne humeur. C’était rare tant il la rangeait mal. Il se prit même à chantonner : « C’était chouette les filles du bord de mer, c’était chouette car elles savaient y faire… »

- Si tu veux de l’eau, je t’emmène sur le bord du canal, proposa Fanny.

Ludovic garda sagement le silence encore, ne sachant pas quoi répondre. A la façon dont elle avait lancé l’invitation, il espérait que Fanny s’était enfin résolue à prendre les choses en main. Il espérait aussi que le bord du canal serait un endroit propice pour qu’elle lui prenne les choses en main. Ou autrement. Pour être prêt, il se repassa mentalement les soixante-neuf positions un quart du Kama-Sutra et se laissa mené par l’excitation et par Fanny.

Ils débouchèrent directement près de l’écluse, sur le chemin de halage fréquenté à cette heure de l’après-midi par un certain nombre de Maurice. Fanny lâcha un instant Ludovic qui se dégonfla et dont l’excitation retomba avec. Il en ressentit un certaine amertume.

Mais Fanny s’était déjà plongée dans l’admiration des lieux. Elle s’émerveillait à la fois pour les jeux de lumières dans les ondulations de l’eau, pour les nénuphars et les nymphéas. Elle humait longuement l’air. Elle cherchait une sensation au milieu des senteurs organiques et des humeurs de grenouilles. Elle huma encore longuement, mais décidément, il lui manquait toujours la note, le la d’une brise de bord de mer, la sensation saline qui emplit les poumons à chaque respiration. Elle réalisa que ce n’était pas ici qu’elle la trouverait. C’est alors qu’elle vit passer une péniche et salua avec ravissement la famille qui se promenait sur le pont.

Ludovic, toujours amer, choisit ce moment pour revenir à la charge. Il s’approcha doucement derrière elle et fit semblant de la pousser à l’eau.

- Non mais ça ne va pas la tête ?

Il se tâta le crâne, puis palpa celui de Fanny et déclara que tout avait l’air normal. Il se colla à elle.

- J’ai juste envie de t’envoyer dans le grand bain, lui susurra-t-il à l’oreille.

- N’y compte pas !

- Un, deux, trois et… quatre !

Il la poussa violemment et elle piqua une tête. Elle la remit aussitôt en place. Parce qu’il n’est pas évident de nager en tenant une tête entre ses deux mains. Elle nagea vers l’échelle la plus près. Péniblement, elle remonta sur la berge puis, sans jeter un regard à Ludovic, se dirigea vers la maison. Lui la suivit à distance. A peine chez elle, Fanny s’enferma dans la salle de bain tandis que Ludovic, tout en se vautrant dans un fauteuil, attrapait un magazine et s’empressait de le feuilleter pour enrichir sa connaissance de la gente féminine.

Au bout d’une demi-heure, il jeta la revue. Un séducteur comme lui n’avait rien appris, mais il avait pu se rincer l’œil. C’était déjà ça et ça tombait à propos, il était un peu encrassé par une conjonctivite naissante.

Fanny finit par sortir de la salle de bain. Elle revêtait un peignoir couleur pêche qui rehaussait son teint. Ludovic bondit de son siège et lui sauta dessus. Il crut pouvoir continuer le jeu de roulade, déroulade en milieu chaud et humide quand elle lui envoya une baffe. Il reçut le colis avec surprise.

- Me prendriez-vous pour un sot ? demanda-t-il en se tenant la joue échaudée sous la paume.

- Non, mais il me semblait que le râteau manquait à la pelle, répondit-elle.

- Ce serait pour faire des pâtés de sable ?

- Non, juste un château.

- Et tu n’as pas peur de la marée ?

- Non. Mon château est fort et solide… et joli.

- Comme un château en Espagne ?

- C’est loin l’Espagne, dit Fanny un instant rêveuse.

- Qu’importe, l’oing ou le jambon, dans le cochon, tout est bon !, s’emporta Ludovic.

- Ah les masques tombent : je savais que tu en étais un !, s’emporta-t-elle.

- Comment fais-tu pour savoir qu’elle est en tire-bouchon ?

- C’est mon secret !

- Ainsi tu savais…, fit Ludovic en baissant les yeux.

- Oui, oui, oui. Alors pourquoi tu me pousses à l'eau, salaud ?

- Tu te répètes.

- Non, je pète un câble. Je présume d’ailleurs que tu ne sais même pas mon nom ! continua Fanny, toujours remontée.

- C’est vrai, concéda Ludovic.

- Je m’appelle Teuze, Fanny Teuze !

- Ah, c’est de là que te vient ton manque d’humilité. Cela crée un fossé de plus entre nous d'autant que moi, c'est Tort, Ludovic Tort.

Fanny partît dans la cuisine, revint dans le salon avec un marqueur pour tableau Véléda et le pointa vers Ludovic.

- Cela suffit. Pars ! Disparais !

- Pourquoi pas onze ?

- Adieu !

- Oui et à la nôtre aussi ! Santé !

- Non ! Je ne veux point trinquer. Et ne veux plus rien faire d’autre avec toi ! Au revoir !

Joignant le geste à la parole, Fanny mit le marqueur sous la gorge de Ludovic et le força à prendre la porte. Il la fit tourner sur ses gonds, la souleva et l'emporta. Fanny essuya une larme. Elle et sa porte, c'était une histoire de plusieurs années. Elles s'étaient tant ouvertes l'une sur l'autre et en avaient tant vu passer. Ainsi quoiqu’ait dit Fanny précédemment, elle trinquait donc et la rupture fut consommée. Comme quoi, dans son raisonnement, elle a eu tort comme dans son rez-zonement, elle avait eu Tort.

Elle chassa cette pensée d'un revers de la main et des pétales s'étalèrent sur le sol devant elle.

CE fut ainsi que Ludovic fut marqué de façon indélébile. Il aurait mieux fait de se méfier des gestes de Fanny. Une semaine après, il avait encore du marqueur plein le cou.

FIN

A vot' bon coeur, m'sieur, dame, vos critiques m'aident à progresser. Merci par avance.

L'auteur

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