Sanctuary

themistoclea

Joséphine courait partout depuis deux heures. Cela faisait plusieurs semaines déjà qu'elle se préparait pour cette folle nuit, mais il lui restait tant de choses à organiser!

Toute la ville semblait en ébullition. Les boutiques étaient bondées, pullulantes de paillettes et de lumières. Elle était à la limite de l'écœurement devant ce déballage répugnant et clinquant de bons sentiments et de couleurs acidulées. Même ici dans la petite commune de Sanctuary, perdue au milieu de nulle part, d'ordinaire si sobre et discrète, certaines traditions avaient tendance à prendre des allures commerciales débilisantes... Elle jouerait le jeu, pour sa famille.

Elle avait demandé à son patron l'autorisation de quitter quelques heures plus tôt pour l'occasion. Un peu réticent, il avait accepté en ronchonnant devant son air déterminé. Vu ses performances au boulot ces derniers mois, il n'était pas dans son intérêt de refuser, sinon, elle irait voir ailleurs, et qu'il aille se faire foutre. Elle était une excellente coordinatrice, réputée dans son milieu, maligne, douée, retorse même, scrupuleuse et très compétente. Plusieurs entreprises réputées avaient tenté de la débaucher ces derniers mois, attirées par son expérience et son intransigeance, lui faisant miroiter des salaires plus qu'alléchants. Elle allait y réfléchir sérieusement dès qu'elle aurait un peu de temps libre.

Au volant de sa voiture, entre deux magasins, la musique de Bon Jovi à fond dans l‘habitacle, des images fugitives et lointaines de sa jeunesse lui revenaient: insouciance, aventures, adrénaline... Elle frissonna en repensant à ses trépidantes expéditions partout dans le monde et ses yeux dorés semblèrent brièvement jeter des éclairs d'avidité et de puissance. Elle faisait partie de l'élite en ce temps-là. Elle voyageait beaucoup, et était une des meilleures et des plus discrètes traqueuses de sa génération. Car la circonspection était vitale dans son métier. Maintenant elle avait passé le flambeau, et n'allait plus que rarement sur le terrain. Les odyssées exaltantes et excitantes avaient fait place à la stabilité, au calme et à l'amour aussi.

La transition ne s'était pas faite sans douleur. Sans le soutien de ses proches, elle aurait sûrement fini comme tant d'autres, une paria, seule et reniée par ses pairs, vagabondant dans l'obscurité d'une mégalopole quelconque. Enfin, se secouât-elle, ce n'était pas le moment de ressasser le passé, il lui restait un sacré paquet de choses à fignoler. Et où diable allait-elle donc bien pouvoir trouver ce foutu tissus arc-en-ciel....

De ses mains fines et délicates, elle attacha ses longs cheveux noirs et klaxonna en rageant contre les embouteillages, faisant s'envoler les mouettes posées sur un banc le long de la promenade qui longeait la falaise. La lune éclairait l'océan d'une lumière blafarde et semblait décorer les vagues d'étoiles d'argent. Elle envoya un message avec son téléphone dernier cri à son mari, juste un petit mot tendre et plein de sous-entendus. Les enfants étaient si énervés avant d'aller à l'école qu'elle avait à peine eu le temps de l'embrasser avant qu'il ne parte bosser. Une pointe de nostalgie lui fit pousser un soupir, vite chassée par l'image de ses trois bambins, magnifiques, fragiles et si insouciants. Après tout, se dit-elle avec philosophie, c'était ça la vie : à chaque période ses joies et ses peines, ses impératifs et ses priorités.

Elle se récita mentalement la liste des choses à terminer avant que sa progéniture ne rentre. Finir le costume de sa plus petite, en premier lieu: celle-ci avait décrétée quelle serait un bisounours... Joséphine pesta mentalement contre les chaînes locales, qui, en cette période de l'année passaient en boucle des dessins animés mièvres et gnagnans de ce genre. Elle en avait bien pour une heure à coudre cet horrible arc-en-ciel sur le devant du déguisement. Ensuite il lui faudrait finir d'installer les décorations dans le jardin, petites fées et anges lumineux, se colorer les cheveux, faire les ongles de sa plus grande fille en rose bonbon à paillettes et coiffer son fils, grimé en Superman. Quand enfin elle se gara devant chez elle, elle failli écraser le chat de sa voisine. Il se hérissa et lui montra les dents, elle fit de même et il s'enfuit sans demander son reste.

Elle lança ses paquets dans l'entrée et se servit une vodka, s'accordant quelques minutes de détente avant le rush final. Paresseusement affalée sur son canapé, elle inséra le CD de Metallica dans sa chaîne high-tech, monta le son, sortit sa boîte à couture et se mit au travail.

Enfin tout fut prêt, les enfants rentrèrent de l'école, surexcités, hurlant d‘impatience, balançant leur sacs et leurs manteaux dans le salon. Le temps d'habiller et de maquiller tout ce petit monde, de passer sa robe blanche, d'accrocher son auréole, de s'enfiler un autre verre de vodka en douce, et ils purent commencer leur pérégrination annuelle en famille dans le quartier.

Les enfants couraient sur les pelouses, et riaient à gorge déployé et Joséphine, les regardant avec tendresse et affection, se dit que ce spectacle valait bien toutes les chasses du monde. Ils frappèrent à la porte de la première voisine, leurs canines étincelantes et pointues découvertes en un sourire enjoué et s‘exclamèrent en cœur : "Du sang ou on vous transforme en fée !!!"

L'aube brûlante se lèverait bientôt sur la cité des vampires. Les enfants se gaveraient de sucreries hématiques, à l'abri des murs protecteurs de la maison familiale. Joséphine partagerait un Bloody Mary avec son homme, lovée entre ses bras puissants et protecteurs devant un bon feu de cheminée, la tête posée contre son cou.

"Ne devisons point d'eux, regarde, et passe." La divine comédie, de Dante.

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