Sanctus

- INVISIBILIA, dit-il, n'est ni une organisation secrète, ni une secte spéciale, mais un homme. Si vous croyez quelque part aux supermen, c'en est un. Il n'a pas un nom, il en a des centaines. Il n'a pas de visage, il en a mille. Il n'a pas un domicile, il est de partout. Il peut tout, il réussit tout. C'est un mystère, une légende, un Multiface. Ce Sans-Visage considère que la mort est un don que son dieu Multiface (1) offre à l'humanité ! C'est à lui que les Royaumes occidentaux font appel lorsqu'ils se trouvent dans l'impasse. Il dispose de moyens d'action prodigieux. Il ne demande jamais d'argent pour prix de ses services, mais des «arrangements». On lui confie une mission, il l'accomplit, la réussit et ne se manifeste que longtemps après, pour réclamer soit un poste élevé pour quelqu'un, soit un accord pour un marché, soit le plan d'une invention nouvelle. Quand on les lui refuse, on est rayé de la liste de ses obligés à tout jamais... 

On l'a baptisé INVISIBILIA parce qu'il est insaisissable, introuvable, indécelable, bref invisible... et parce qu'il s'intercale entre les forces cabalistiques telles que la Confrérie de l'Intelligence Action ou le Front de Bravoure Indépendant chez les Amérindiens, la Secte de l'Intelligence Seigneuriale (S.I.S) en Angleterre, la Délation Générale des Sévices Etrangers (D.G.S.E) chez nous. Un point capital : INVISIBILIA appartient exclusivement au monde des justes. C'est l'ennemi juré du Mal. La façon dont il fonctionne ? Personne ne le sait. Il a des ressources inépuisables, des méthodes qui n'appartiennent qu'à lui.

Notre interlocuteur retira son monocle, et son œil privé de verre devint soudain pareil à une crevasse. Il essuya son carreau avec de la soie blanche.

- Je pense vous avoir brossé un résumé concis du spectre en question, fit-il, modeste.

Il remit son hublot en position. Son regard redevint ce qu'il était à l'origine, c'est-à-dire un poisson coloré dans un aquarium dont on n'a pas changé l'eau depuis deux semaines.

Pendant qu'il apprêtait son visage de merde, je me demandais pourquoi diantre un Cardinal aussi respectable et renommé que Claudian, venait nous présenter un mec de ce style pour nous raconter une histoire aussi farfelue. Son superman aux couilles de pitbull, il pouvait en tartiner ses pains grillés pour son breakfast !

Le Cardinal qui fatiguait de ne plus tenir le crachoir, fit un arrêt de volée, se saisit de la conversation et monta à l'essai.

- Vous allez être abasourdis par ce qui va suivre, mes frères, assura-t-il.

Il poursuivit :

- C'est probablement sidérant et si je n'avais eu une confiance totale en monsieur... (il désigna du menton le blaireau au naze écrasé) Si je ne connaissais le sérieux, la rigueur...

Son fumeux discours aurait dû se conclure par une remise de médaille sur le front des troupes. Mais ses louanges glissaient sur le crâne plat du gugus comme le contenu d'une vessie pleine sur la paroi verticale d'une pissotière en bois. L'autre au monocle pris aussitôt le relais :

- INVISIBILIA est entré en contact avec nous, voici deux ans. (Il ne précisa pas qui étaient ces « nous » comme s'il était évident que nous le sussions, ce gros obsédé !). Curieuse démarche, en vérité, continua l'homme horrible... Imaginez que Gandalf le Pèlerin Gris (surnommé le Cavalier Blanc ou encore Mithrandir par les Elfes) et que Merlin l'Enchanteur de la légende arthurienne, baignaient soudain dans un éclairage humain. Savez-vous ce qu'ils se mettraient à chercher ? Je vous le donne en mille, Emile : un successeur !

« Il déclarait qu'il se fossilisait, qu'il avait mis sur pied un empire secret et qu'il trouvait regrettable de le laisser s'écrouler quand il se retirerait. Alors il entendait se choisir un dauphin, le former à son image, l'initier. »

Voilà le véritable mot : l'i-ni-tier. Il n'avait personne dans sa redoutable équipe dûment compartimentée capable d'assumer la relève. Alors il nous demandait si nous disposions véritablement de gars chevronné, de type hors du commun. Bref, si nous possédions dans nos rangs de la graine de Superman, disons-le.

Pour nous, c'était une chance. On s'est réunis en concile. On a passé au crible nos effectifs et fait un premier choix. Nous avons retenu les trois meilleurs éléments de nos troupes. Des terribles, des hommes capables de tout ayant fourni des preuves de leur courage, de leur intelligence, de leur compétence. INVISIBILIA les a pris à l'essai. Trois semaines plus tard, l'un s'était fait tuer, l'autre avait les os brisés et il nous renvoyait le troisième en alléguant que c'était de la crème de chou-rave! Dur dur !

Quelques mois se sont écoulés, INVISIBILIA a repris contact avec nous. Il a déclaré très exactement ceci : « J'ai entendu parler d'un moine d'une Confrérie d'Aquitaine nommé Emile Lion. Si j'en crois mes sources, il possèderait des qualités établies nécessaires à mon remplaçant. Reste à savoir s'il peut acquérir celles qui lui manquent. Arrangez-moi le coup avec cette bite sur pattes. Serait-il partant pour tenter l'aventure ?

Il y eut un silence. Le monocle but une gorgée de pinard qui n'éblouit pas ses papilles de con.

- J'ai parlé de cette proposition à votre Cardinal. Je lui laisse la parole.

Le bellâtre d'église n'attendait que ça pour placer sa botte secrète.

- Mon cher Emile, je suis extrêmement sensible à une telle requête qui prouve que notre enseignement d'église, compte tenu des ...

Il y allait fièrement dans le flot de sa foi le Cardinal, s'arrangeant pour se revêtir même des guenilles étincelantes de ma réputation. Là il disait franchement que c'était lui qui, dans le maigre héritage qu'on lui avait laissé, avait débusqué l'élite que je suis.

Le Vieux Urbain qui ruminait de ne pouvoir en placer une, profita alors d'une légère quinte de toux de son Excellence qui s'était coincé un subjonctif imparfait du troisième groupe dans le gosier. Le Cardinal voulait placer un « que vous moulussiez... » vachement chié, quand sa langue a fourché. Toussotements et postillons ! T'aurais vu la pointe de vitesse du Vieux, pour reprendre la parole ! Urbain Bolt himself !

- Puis-je me permettre de vous faire observer, Monseigneur, qu'Emile Lion est le fleuron de toute la communauté ecclésiastique d'Aquitaine, que, par conséquent, il serait indigne d'un religieux de sa caste d'aller faire je ne sais quel obscur apprentissage au près d'un personnage indéfinissable dont on entretient le mystère à souhait ! Ce « Sanctus » n'aurait qu'un claquement de doigt à faire pour que nous lui dépêchions la plus belle valeur de nos effectifs ? Et à l'essai en plus ? Emile qui est un maître dans sa discipline deviendrait alors le porte-coussin d'un fantôme sans royaume ? Je ris, Monseigneur ! Je ris !

Il montrait ses dents en effet, le Fossile, mais cela ressemblait d'avantage à un rictus de Pitbull en rogne qu'à une manifestation de joie.

Le gros vilain au monocle crut judicieux d'intervenir. Ce l'était.

- Je conçois vos objections, l'abbé, mais il faut se placer à un autre niveau et ne considérer que la finalité des choses. INVISIBILIA est devenu pour les royaumes occidentaux un instrument de grande importance ; or nous vivons une époque où chaque avantage compte. Si Emile Lion est l'homme idéal pour lui succéder, il doit tenter sa chance. Il faut savoir faire taire toutes les considérations quand l'enjeu est d'une telle ampleur.

Il vida son godet cul sec, kif un assoiffé.

- Vous semblez considérer comme une indignité que votre adjoint s'initie aux méthodes de notre Superman; en fait il s'agit d'une formidable promotion. Si au bout de la période probatoire, il est sacré successeur du « Sanctus » il devient une espèce de force multi-empire avec laquelle composeront les souverains. Puisque vous mettez en avant l'honneur de l'Aquitaine, je peux vous dire que ce serait là, pour elle, une consécration.

Mais le Vieux gardait un visage de marbre. T'aurais cru le buste de l'empereur Vespasien, le drapé ventral en moins.

Le Cardinal eut un rire narquois, simplement du côté droit de la commissure de ses lèvres.

- Et si l'intéressé nous livrait sa pensée ? proposa-t-il avec simplicité.

Ainsi sollicité, je restai sur la défensive. Dans un cas de cette importance la vessie de cochon (le ballon) reste dans ton camps tant que tu la boucles, mais sitôt que tu te mets à jacasser tu fuis de la valve et ton personnage commence à se dégonfler. Fallait donc balancer du solide ; pas des chiures de mouches. Causer net. Peu, mais ferme.

- Je ne prendrai une décision qu'après avoir eu une conversation avec INVISIBILIA en personne, dis-je.

L'homme au monocle cerclé d'or fronça de son énorme et unique sourcil.

- Ecoutez, auparavant, il conviendrait...

- Il n'y aura pas « d'auparavant », monsieur Trucmuche. Chez nous, on n'achète pas encore par correspondance, on n'est pas équipé pour. Pas besoin d'être câblé pour le comprendre ! Si j'intéresse votre fantôme, qu'il m'explique en quoi lui-même ; je n'ai rien d'autre à vous dire.

Ce qui suivit ressembla à de la gêne ; cela fit comme dans un discours bafouillé, lorsque l'orateur a mélangé ses parchemins et qu'il est complètement paumé.

Le Cardian Claudian renifla du bout de son long nez d'ecclésiastique de haut-rang, que qu'est-ce que tu veux qu'il fasse autrement avec un piment pareil, digne d'un Sir Arnaud de Bergerac, noble du Comté du Périgord !

Il se tourna vers son invité.

- Correct, non ? laissa-t-il tomber.

- Correct, admit-il à regret

(à suivre)

(1). Le dieu Multiface, évoqué aussi comme « Celui-qui-a-Maints-Visages » dans la série TV à succès «Game of Thrones» est une divinité qui met un terme à la douleur et au besoin. Le jour de la naissance de chacun, il dépêche un ange sombre qui marche à ses côtés tout au long de son existence. Quand péchés et souffrances deviennent trop considérables, l'ange mène le fidèle vers le dieu qui lui fait don de la mort. Il est à la fois un et plusieurs puisque de nombreuses divinités ne seraient que ses avatars.

Ici, le culte du dieu Multiface est repris sur la base de l'assassinat de personnes qu'elles soient bonnes ou pas, même si les serviteurs de celui qui a maints visages sont des gens bien intentionnés (si on met de côté les meurtres). C'est ainsi l'un des mystères les plus dévorant de cet univers médiéval relatif à l'apparition, puis à l'évolution de ce culte, qui au départ part d'un bon sentiment (soulager la souffrance de ceux qui morflaient comme serfs, en les butant eux, ou les plus grands de ce monde qui étaient à l'origine de leur calvaire).