Sang

My Martin

"Pars, surtout ne te retourne pas"

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Au collège, les garçons patientent dans le couloir. Vieux bâtiments, parquet terne. Visite médicale annuelle. Le tour de Y. Il entre dans l'infirmerie, la porte est refermée. Odeur de médicament. Le médecin, blouse blanche, lunettes, et une assistante. Poids, taille, examen du dos,

"Tiens-toi droit. Scoliose".

L'assistante note sur la fiche du dossier.

Le médecin dégrafe la ceinture de Y, baisse le pantalon, le slip, saisit le sexe entre ses doigts, pour découvrir le gland. Le prépuce est trop serré. Moue, voix neutre.

"Phimosis".

L'assistante note. Le médecin se lève, se lave les mains.

Suivant.



*



Phimosis, opération à la clinique.

"Sinon, tu ne pourras pas avoir d'enfant, tu comprends ?".

Y ne comprend pas.

Y est allongé sur le chariot qui roule vers le bloc opératoire. Tout est blanc, les murs brillants, le chirurgien, les infirmières. Sourires, mots gentils. Le scialytique est un soleil fragmenté en ronds. Masque sur le nez. Le gaz emplit la tête, la spirale noire stridente aspire.



Réveil dans la chambre, les parents au chevet. L'infirmière tire le drap, examine le sexe.

Le prépuce a été retiré. La peau a été suturée à la base du gland.

Des fils noirs sortent, courts, droits. Le sexe est badigeonné avec un désinfectant marron.

Uriner pour vérifier que tout est normal. Pas envie. La mère fait couler le contenu d'une bouteille d'eau minérale dans le lavabo, de haut, bien visible, pour inciter à la miction.



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Les bébés naissent comment ? On en parle à l'école. D pense qu'ils sortent par le nombril. Y perplexe. Il contemple son nombril qui semble clos. Y préfère être un garçon.



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La mère fait la lessive avec une lessiveuse en acier galvanisé. Y contemple les taches à la surface du métal, reconnaît des animaux, des personnages.

A l'intérieur, une partie mobile en forme de palmier, base creuse, un tuyau emmanché et haut circulaire -le champignon- pour diffuser l'eau. La mère emplit le volume d'eau, met le linge à laver, couvercle.

Le père installe la lourde lessiveuse sur le réchaud à gaz de la cuisine. L'eau mousseuse bout, monte dans la colonne, brassée, diffusée sur le linge.

Discrètement, la mère lave des linges blancs tachés de sang.



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Y est nu devant la glace de la chambre, près de la porte d'entrée.

De dos, cul rond et ferme.

De face, sexe bandé. Y met les poings sur les hanches, fait aller ses hanches de droite à gauche, la verge oscille comme un métronome.

De côté, pour évaluer l'angle. Oblique. Y contracte son périnée. La verge oscille de haut en bas, comme un battant de cloche. Elle se redresse, pas jusqu'à se plaquer contre le bas-ventre.



Les doigts explorent. Le gland, chair à nue, différente de la peau normale. Le frein tendu. Le sillon et ses cicatrices, à la base. La verge. Y en éprouve la rigidité, elle plie toujours au même endroit. L'intérieur dur se prolonge loin, l'os du pubis, puis la racine dans le bas ventre. Les bourses, les testicules. Y sent la limite de la peau en arc-de-cercle, qui s'interrompt pour laisser passer les nerfs, les veines.



Sexe encombrant, impérieux. Kitsch, baroque. Légère aigrette, corne de rhinocéros, brimborion qui voletait aux origines du monde et s'est fixé là.

Accessoire doté d'autonomie, d'initiative, d'états d'âme.

Il gicle du "sang blanc" (Jean Cocteau).

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A l'aube des temps, l'être est indifférencié. Féminin / masculin, masculin / féminin, les pôles tournent autour du point d'équilibre.

La fécondation intervient en un flash de volupté, silencieux comme les noces de l'escargot.

7 est le chiffre de l'éternité. Plus 7 moins 7 égale zéro : le néant, dense de tous les possibles. Créés et incréés, les possibles surgissent du vide -énergie concentrée- et s'annihilent en un temps infinitésimal.



Puis l'être grandit, grossit, mûrit. Gorgée de jus poisseux et de graines brillantes, la grenade rouge vif se fend. La femme et l'homme se déchirent.



Depuis ce temps, ils errent. Ils se cherchent, se battent, s'évitent, se blessent, s'appellent.

Les aimants amants s'attirent / se repoussent.


Ce balancement vers l'équilibre se produit à petite ou grande échelle.

Ainsi lors des orages, lorsque la foudre frappe, une efflorescence de feu fugitive -un flash gamma- s'épanouit dans le prolongement, à l'opposé, au-dessus des nuages, vers l'espace.

Des pilotes de ligne les ont signalées, les cosmonautes de la station spatiale les ont filmées.

Ces phénomènes lumineux dans la haute atmosphère ont pour noms    sylphes, elfes, gnomes, trolls, lutins, farfadets,...

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Y va à la bibliothèque municipale. Un bâtiment moderne, qui ferme la place. Salle des fêtes polyvalente -sport, spectacles, Repas des Aînés- au parquet vitrifié, avec une scène et des paniers de basket au mur. La façade sur la place est vitrée pour laisser entrer la lumière.

Au-dessus de la scène, une peinture, deux hommes assis vêtus d'une tunique à l'antique se tournent le dos. Un espace entre eux, avec un phylactère qui porte l'inscription "Mens sana in corpore sano".

Y aime bien s'approcher de la double porte d'entrée, voir dans l'interstice des battants.

La bibliothèque est perpendiculaire à la salle, au rez-de-chaussée. Y s'installe au fond de la salle, à une large table de rangement. Personne ne lui prête attention.

Il feuillette les beaux livres, les livres d'art qui n'intéressent personne. Les femmes, les hommes sont nus. Les femmes.


"La Vénus d'Urbino", du Titien. Beauté altière à la main en coquille. A l'arrière-plan, deux servantes choisissent des vêtements dans des coffres.


Goya, la sensuelle "Maja nue" (la "Desnuda", pas la "Vestida"). Naturelle, épanouie, joues colorées de rose. La tête est comme posée sur le haut du corps.



En catimini, Y découpe les images. Il les dissimule dans sa chambre, derrière son cosy en bois. De temps en temps, il les contemple. Un jour, il ne les retrouve pas. Sont-elles tombées ? La mère les a-t-elle ramassées ?



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Avec soin, assis par terre, Y découpe des rectangles de papier. Plusieurs poignées. Il ouvre la fenêtre de la chambre, au quatrième étage, monte sur une chaise.

Soleil, ciel bleu, chaleur sur le visage, la lumière l'éblouit.

Il jette les rectangles qui s'envolent, s'élèvent, s'éparpillent, nuage mouvant en pointillé, au-dessus de la rue et des toits, vers le jardin public.

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Œdipe

La Pythie de Delphes prédit au roi Laïos et à son épouse Jocaste que s'ils ont un fils, celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère.



Longtemps éloigné, des années plus tard, Œdipe revient et rencontre par hasard un vieil homme sur un char. Qui doit passer ? Stupide querelle, Œdipe tue le vieil homme, ignorant qu'il s'agit de son père, le roi Laïos.


Il répond aux questions de la Sphinge, résout l'énigme, libère la ville.


En récompense, Œdipe obtient la main de Jocaste, la veuve du roi Laïos.



L'oracle est accompli.



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     Pars, surtout ne te retourne pas

     Pars, fais ce que tu dois faire sans moi

     Quoi qu'il arrive je serai toujours avec toi

     Alors pars et surtout ne te retourne pas

     ...



"Pars" - Jacques Higelin



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