Sang dessus- dessous - La mémoire

Katrin Blanch

Chapitre 7

             Il fallait se dépêcher d'écrire car je ne pourrais plus aujourd'hui. C'était il y a trois mois mais je ne me souviens plus de rien ou presque. De même que j'étais alors devenue amnésique quant à l'impression d'aller bien. Ces transitions schizophréniques sont fascinantes. Pourquoi oublie-t-on ? Pour survivre et continuer d'avancer ? Donc pour faire perdurer l'espèce ? Car notre vie individuelle ne compte guère à l'échelle cosmique. La science répond mais je n'ai pas envie de passer par elle, préférant ma petite vision profane ouverte à l'imagination, au rêve, à la poésie. Mon petit bout de la lorgnette qui, lui seul, me permet de « kaléidoscoper » le monde, la vie, ma vie. Il arrive que la science enrichisse l'esprit en appauvrissant l'âme. N'est-on conscient des choses que lorsqu'on les éprouve ? Serait-ce pourquoi nous ne retenons rien des leçons de l'histoire ni n'entendons rien de celles de nos aïeux ? Serait-ce pourquoi notre indifférence à la misère d'autrui se fait cerbère aux portes de nos villes, de nos faubourgs, de nos immeubles ? Que le pire se passe sous nos yeux ou traverse notre corps, nous sècherons nos larmes, dénouerons notre gorge et nous relèverons grâce à l'oubli. L'oubli : table rase du passé en l'honneur du futur. J'ai failli crever mais c'est comme si de rien n'était et quand quelqu'un l'énonce, cela me semble irréel, absurde. J'ai presque envie de m'excuser d'avoir dérangé tout le monde parce que j'ai la chance d'en être sortie indemne, sans séquelle. Tout est bien qui finit bien, ce n'est plus qu'un mauvais souvenir, je suis saine et sauve, etc. : toutes ces formules populaires me rendent mal à l'aise et pourtant je ne dispose que de ces pauvres mots pour exprimer une catastrophe sans issue tragique mais une catastrophe tout de même. Là prend sens notre conjugaison : l'indicatif (je suis guérie) me tire d'affaire tandis que le conditionnel me condamne (j'aurais pu mourir). Quand la vie se joue à un cheveu, la langue s'amuse : je suis morte (sentence) ; j'aurais pu guérir (regret).

               Je suis vivante, bien vivante et je vais bien. J'ai eu la chance que d'autres, pour moins, n'ont pas eue. Qui dois-je remercier ? La chance, le hasard, la médecine, mon entourage, moi-même ? Le point de convergence de tous ces facteurs. La vie tient parfois à un « point de convergence ». Peut-être même à chaque instant.

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