Sang dessus-dessous - Le bloc opératoire
Katrin Blanch
Et qui suis-je au bloc opératoire, que suis-je ? On m'y transfère de toute urgence depuis le scanner, passant outre le protocole de la douche intégrale à la Bétadine et de la panoplie de l'opéré à enfiler. Mais que font-ils de toutes mes bactéries importées du dehors et de sept jours de fermentation à la maison ? Vont-ils m'opérer avec ? « On vous a lavée et stérilisée de la tête au pied, directement sur la table », m'apprit-on plus tard. Comme une pièce grand format sur un établi. Avant cela, on me range dans un coin, derrière un rideau. Chacun vient me voir à tour de rôle, blouse bleue et fraise sur la tête – qu'est-ce qu'on est moche avec ça ! – pour m'interroger, relever mes mesures vitales, m'observer, me surveiller en m'appelant « Madame ». Tous ont l'air préoccupé, soucieux, dubitatif. Ils ne sont pas toujours d'accord sur l'ordre ou la nature des actes à accomplir ; ils expriment des tensions. Sous les fraises, je ne reconnais personne car je n'ai pas mes lunettes (quoique, même avec lunettes !...). Tous ces clones qui se pressent autour de moi m'inquiètent. L'endroit m'indique de tout évidence que je vais repasser sur le billard mais étrangement, je ne réalise pas, je refuse d'y croire. Tellement amorphe, je n'ai pas tout saisi des explications alarmantes du radiologue précédemment. Conjuguée à la douleur qui me taraude, l'angoisse s'empare de moi et le stress me fait battre le cœur à se rompre. Je crève de chaud et j'ai froid en même temps, je transpire. Chaud en surface, froid en dedans. Que se passe-t-il, que m'arrive-t-il ? On dirait que c'est grave, que je suis en danger. Merde ! C'est la première fois de ma vie. Alors c'est vrai, je vais peut-être mourir ?
Soudain un homme se penche sur moi et se présente, charismatique, trapu, une voix de ténor. C'est l'anesthésiste en chef, l'un des « patrons » de la clinique. Pour autant très sympathique, il verbalise l'horrible réalité qui m'attend et en souligne non seulement la nécessité mais l'urgence. « C'est étonnant que vous soyez encore vivante avec ce que vous avez dans le ventre. Je n'ai jamais vu ça. Il va falloir tout nettoyer et ça ne va pas être facile. Mais on va y arriver ! » Clin d'œil et sourire complice. J'ai failli m'évanouir et aucun cachet, aucune seringue ne m'apaisa avant le coup de bambou de l'anesthésie générale.
Je l'attends avec impatience, celle-là. S'absenter, ne plus rien sentir, arrêter de souffrir. Faites de moi ce que vous voulez, découpez-moi en morceaux, je m'en fous. Le moment où on me fait glisser du brancard à la table, où je vais disparaître à moi-même, fait froid dans le dos (aux sens propre, à cause de la chemise inversée, et figuré). C'est la dernière étape, la dernière porte avant l'étrange cérémonie aux allures sacrificielles, où je ne maîtrise plus rien, où je ne m'appartiens plus, où des inconnus s'emparent de moi et font ce qu'ils veulent, ce qu'ils savent… ce qu'ils peuvent. Le paroxysme du travail en équipe coordonné au millimètre, obligatoire au prix de la vie du dormant. Mais il n'est pas question que je dorme encore. Je dois d'abord entendre l'explication détaillée de ce qu'on va me faire, pourquoi et comment. Le discours est technique et je décroche rapidement mais celle qui se penche sur moi, l'héroïne de tous mes malheurs, libère une émotion des plus communicatives. Elle n'a plus de masque ni de distance, elle est désemparée mais s'apprête à affronter vaillamment, à dix-huit heures, après une série d'interventions, cette ultime épreuve. Il faudra réussir à tout prix, réaliser un parcours sans faute avec une seule et unique chance en point de mire. Elle ne sera pas seule, certes. Puisque les dégâts ne relèvent plus en partie de son domaine, elle aura pour coéquipier un autre spécialiste, peut-être plusieurs. Ses confrères seront témoins directs de son faux pas et devront l'aider à en réparer les terribles conséquences. Elle a perdu l'aplomb des premières fois ; son joli visage devient celui d'une toute petite fille ; elle a les larmes aux yeux ; elle me prend la main.
Cela suffit à me mettre en confiance et m'apaiser. Elle ne triche pas, je le sens ; elle ne fuit pas. Je ne suis pas un morceau de viande sur lequel elle s'est ratée. Au fait pourquoi ? Parce que je suis un être humain ? Au passage, tout être vivant (donc doté d'une sensibilité et pourquoi pas, d'une âme !) devrait avoir droit à cela. C'est un long débat, loin d'aboutir. Passons. Entre patient et médecin, ce qui compte le plus est la relation qui survient au-delà de la communication. Le médecin ne peut s'en tenir à cette dernière bien que sa corporation l'y incite (et encore !). Entrer en relation avec l'autre, c'est établir un lien plus ou moins fort et durable autour d'objets amoureux, filiaux, conjugaux, professionnels, sociaux ou encore vitaux. Le lien patient-chirurgien, si ponctuel soit-il, sera de fait vital. Étrangers nous sommes, liés à la vie à la mort nous serons pour cette fois-ci. Je remets ma vie entière entre tes mains, durant quelques minutes ou quelques heures où tout peut basculer pour un détail. Je sais, j'admets en bon animal rationnel que « errare humanum est ». Je ne pourrai donc pas t'en vouloir si tu te trompes ni même si tu commets l'irréparable. Mais quand tes yeux rencontrent les miens, juste avant le moment crucial, je compte plus encore sur la considération que tu as de moi et l'engagement que tu prends envers moi que sur tes compétences et les prouesses techniques. Tu tiens à moi comme à toute personne dont tu as la responsabilité donc tu vas me sauver, c'est certain. Comme dans les films américains.
Un dernier supplice avant l'évanouissement, peut-être le pire. Comparée à la douleur ininterrompue et lancinante qui m'assiégeait, relevant du malaise, l'épreuve qui m'attend sera de très courte durée (quelques secondes) mais traumatisante. L'intubation depuis le nez jusqu'à l'estomac pour l'installation d'une sonde gastrique qui m'extirpa plusieurs hurlements et me secoua comme si j'étais électrocutée. A vif, un corps étranger s'est introduit dans mes organes, a violé cet intérieur encore vierge. Moi-même n'ai jamais osé y aventurer plus que deux doigts au fond de la gorge. Les médecins se permettent de ces choses ! A la douleur, s'est ajouté l'effroi.
Soudain un masque dans lequel je respire me fait rétrécir, rentrer en moi-même puis partir. Enfin. Je n'ai que le temps de sentir la morsure de la seringue au liquide soporifique qui m'oblige à me quitter.