Sang dessus- dessous - Le réveil

Katrin Blanch

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             Quatre mois plus tard, j'ai fait une découverte. Non pas dans un livre, à la télévision ni sur Internet mais de l'intérieur : on ignore les gisements qui sommeillent en nous.

          Le corps est une machine complexe, calibrée, paramétrée, réglée, un système que la moindre anicroche peut faire dérailler. Et comme la vie, entre mornes segments de platitude tracés géométriquement par nos vies sédentaires, n'est qu'accrochages et décrochages, démolitions et permis de construire successifs, ça donne avec le temps un pantin de fortune, une créature bricolée, cabossée, amputée. Plus ou moins bancale. Mais qui finalement tient debout contre vents et marées, entre ponts et chaussées.

             On croit ne pas détenir la clé de cette mystérieuse machine rafistolée, impossible à standardiser, obstinément artisanale – il n'est pas d'industrie du moi possible, ouf ! Confier à Dieu sa santé et tout bonnement prier pour sa longévité n'étant plus de mise, on invite les savants à tour de rôle au chevet de son petit mystère pour le percer plus avant et y remettre de l'ordre. Mais rien n'est possible sans mon consentement implicite, celui qui ne se dit, ne s'écrit ni ne se voit, celui dont je n'ai moi-même pas conscience. Pas pratique ! Celui qui n'a aucun langage ni apparence si ce n'est une lueur particulière dans les yeux, tout juste une inflexion dans la démarche et le rythme du corps, une respiration nouvelle jusque dans les pores de la peau. A peine quelques signaux que seuls les chats perçoivent. Le réveil du corps sans la sonnerie, instinctif, connecté à la lumière naturelle et non plus conditionné par l'angoisse de ne pas être au monde à l'heure aujourd'hui. Soudain je deviens un élément terrestre qui se redresse de lui-même pour saluer le soleil. Pour la première fois de ma vie, je comprends comment fonctionne ce mécanisme fascinant dont nos aïeux faisaient partie intégrante. Le retour imperceptible à l'animalité, la même qui nous anime dans le corps à corps amoureux.

             C'est une lame de fond qui provient des viscères que la mort a chahutés. Réveillés, secoués, ils se révoltent et diffusent dans mes veines une énergie nouvelle. Sous la forme pourtant d'une perfusion de sérénité. Pas n'importe comment, au compte-goutte, jour après jour, minute après minute. Rien à voir avec l'excitation ou une quelconque boulimie, cette fameuse rage de vivre éprouvée tout de suite après le choc, au moment où l'on revient à la vie. Cette euphorie-là ne dure heureusement que très peu de temps car elle fatigue les autres. Aucun lifting des rides ni des cernes non plus, pas de cure d'amaigrissement. Bien au contraire, l'usure intérieure qu'on perçoit obscurément, celle des membres, du squelette, des organes et parfois du cerveau, se manifeste soudain comme celle d'un mécanisme de bois ou d'acier. Ça grince, ça coince, ça crisse. Ça fait mal, chaque jour un peu plus. Mettre de l'huile ne suffit plus, il va bientôt falloir changer deux ou trois pièces pour aller jusqu'au « troisième âge »… Je comprends mieux désormais pourquoi et comment je suis un être périssable et modérément réparable. Une courroie ou une durite à changer sous le capot de ma voiture, à présent, ça me parle du dedans. Non, aucun miracle mais l'éternel battement souterrain puis aérien, ancestral, qui me parvient, m'entraîne et m'emporte. Je ne suis plus orpheline et j'ai moins peur. Je me sens moins dépareillée, moins gauche au cœur du panorama naturel.

              Dans mon ventre, une centrifugeuse a fait voler en éclats toutes les frontières d'un « moi » qui ne l'est plus tout à fait. A force de coups de poing encaissés aux entrailles, mon spectre embryonnaire semble être remonté en direction du cœur et y demande asile. Des restes de moi se sont déplacés comme quelques planètes au sein d'une galaxie intérieure, et l'équilibre est meilleur. La ronde, la danse est plus légère. Une ouverture, un delta. Un second cordon ombilical cette fois vers la Terre, alors même que ma propre mère n'est presque plus. Car vieillir, c'est être de moins en moins, s'effacer doucement des énergies du globe, s'éteindre comme une chandelle. Faire de moins en moins de bruit. Croiser la mort quand ce n'est pas l'heure, malencontreusement et en réchapper, c'est alors tout le contraire de vieillir. C'est renaître et rajeunir.

          Avoir eu  le temps d'y goûter sans l'avaler. De pactiser avec elle pour le reste des jours qu'elle nous concède. Avoir été pris dans la matière, régressé jusqu'à l'état organique, atomique. Avoir oublié tout langage, tout symbole, s‘être totalement désocialisé. Avoir survécu et non plus vécu. Avoir frôlé le précipice, dansé au-dessus de lui quand d'autres s'y engouffrent à chaque seconde et partout. Des plus jeunes, des malchanceux. Des intrépides, des flambeurs. Des vaincus d'avance, ceux que le nature aurait sacrifiés de toute façon. Et tous ceux que l'humanité ne compte pas et sacrifie à l'infini pour son plaisir. Les autres, les espèces domestiquées ou dominées sans qu'aucun dieu ni aucune loi naturelle ne l'aient jamais établi.

           Cinq mois plus tard j'ai définitivement cessé de manger de la chair animale.

             Six mois plus tard j'ai glissé dans la carte grise de ma moto le message suivant : « Je fais don de l'intégralité de mes organes à la médecine, si recyclables ».

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