Sang dessus-dessous - Le temps et la durée

Katrin Blanch

Chapitre 4

          Il fait un temps magnifique et j'en suis privée, attachée aux appareils salutaires pour ma survie, enfermée dans un carré de murs blancs que des centaines de patients ont contemplés avant moi. La souffrance continue ne permet la concentration ni physique ni intellectuelle, même en restant passif. Par exemple, regarder la télévision quand on est mal est vite fatigant voire assommant. Il faut dire que c'est tellement con la télé, dans l'ensemble ! Le malaise physique rend moins patient et moins complaisant car on ne plus s'identifier à aucun personnage ni aucune situation. Cela fait transpirer la bêtise-crasse de tous ces amuseurs de pacotille, de tous ces imposteurs et abrutisseurs qui envahissent les écrans que nos enfants et nos vieux ingurgitent. Quant aux polars scientifiques américains ou allemands, qui rivalisent tant en belles gueules qu'en scénarii tordus ou infâmes, merci pour les atmosphères glauques au cœur des villes numérisées, de verre et d'acier où des macchabées étalent leurs boyaux dans des chambres froides. J'ai assez des miens en souffrance ! Vive La petite maison dans la prairie ou Commissaire Moulin !

            Quand la force vous manque, sortir de la chambre et se promener semblent une montagne à gravir. « Il paraît que c'est bon pour moi », me dis-je en titubant d'un couloir à l'autre, d'un ascenseur à l'autre, agrippée à ma potence, guettant la moindre chaise et les fontaines à eau, baissant les yeux chaque fois qu'un bipède frais et valide me dévisage comme un zombie et reste perplexe devant les deux poches jaune et rouge qui pendent sous ma robe de chambre. On s'efface obséquieusement devant l'ombre de moi-même. A mon tour je considère ces badauds venus en visite ou encore ces « playmobils » en blouse blanche qui marchent vite et sans me voir : certains, beaucoup plus âgés que moi, semblent tellement mieux portants ! Une dame de quatre-vingts dix ans, accompagnée de sa fille, s'assoit à côté de moi et entame une conversation qu'elle prolonge à bon rythme durant un quart d'heure. Je serais bien incapable d'en faire autant, d'ailleurs elle m'étourdit ! Une telle énergie et un tel bagout à son âge : comme elle a dû emmerder et épuiser le monde toute sa vie, celle-là ! Elle me regarde avec compassion ; c'est le monde à l'envers ! La différence entre un malade et un bien-portant, je l'ai comprise à ce moment-là. Un malade n'a pas d'âge, n'a plus d'âge et il se pose la question de sa survie à chaque heure du jour, qu'ignore un bien-portant pour qui vivre va de soi. Vivre plus ou moins bien mais sans chercher plus loin. Un malade survit péniblement et c'est ce qui le rapproche du pauvre dont les besoins élémentaires, vitaux ne sont plus satisfaits. Ni pour l'un ni pour l'autre plus rien n'a d'importance que recommencer à manger, boire, dormir, se mouvoir, faire descendre ou monter la température, etc.

            Vite, je retourne dans ma chambre car j'attends une visite vers seize heures. Pas de panique, ma grande : il n'est que quatorze heures ! Tu as encore deux heures à tuer. Que faire ? « Faire », c'est être toujours productif ou créatif. Quand on est malade, on ne « fait » rien. Rien de ses mains, rien de son corps, pas grand-chose de sa tête. Seul mon métabolisme est occupé à se reconstituer, le reste est hors service. Il ne me reste plus qu'à être. Mais être comment ? De mal en mieux, c'est ce qu'ils veulent, c'est ce que je veux. Et être quoi ? Malade pour le moment, rien d'autre. C'est un statut à part entière qui passe devant tous les autres. Tout ce à quoi je participais continue sans moi et tout ce dont j'avais la responsabilité s'arrête. Ma situation socioprofessionnelle est mise entre parenthèses. Pour ne pas penser à cette catastrophe temporelle – car c'en est une dans notre société pressée : un jour manqué et le train repart sans moi – je me réfugie dans le présent, dans l'instant. Je suis impuissante, la vie m'a stoppée là or à l'impossible nul n'est tenu. Tout au fond de moi, je me sais pourtant déjà attendue par des sommes de travail non réalisées accumulées, aux aguets. La confrontation sera entre elle et moi : un duel que je ne suis pas sûre de gagner. Dans le meilleur des cas, mes commanditaires me laissent disposer du présent pour mon rétablissement. Certains sont très compréhensifs, se souvenant de cas dans leur entourage ou se sachant, dans l'absolu, faillibles eux aussi. C'est là qu'on trie, d'un humain à l'autre, ceux qui ont le sens des réalités et le goût de l'humilité à l'échelle cosmique et de notre dérisoire condition humaine, de ceux qui se croient protégés, indispensables et pourquoi pas immortels. Plus que de l'inconscience ou de l'insouciance, n'y a-t-il pas là un mécanisme de défense collectif, un immense barrage construit par la société tout entière ? Un rempart de carton contre la mort, pour conjurer la peur. Un mirage, un trompe-l'œil qui mène à notre perte, assurément.

            Mais quand j'irai mieux, quand je pourrai afficher ma bonne mine retrouvée, comment me protéger de l'avalanche d'exigences auxquelles on m'acculera ? Qui tiendra compte du retard qui a pour caractéristique de n'entrer dans aucune case temporelle ? Celui après lequel on court éperdument et qu'on ne rattrape jamais, celui qui recule et grossit au fur et à mesure qu'on avance, celui qui nous use. Le retard infligé par le temps de la machine numérique devenue pièce majeure et incontournable sur l'échiquier moderne, qui n'a plus rien à voir avec le temps humain toujours à la traîne. L'homme n'a plus le temps d'être malade ni de penser, de prier, de flâner, d'errer, d'aimer, de mourir. Mais gare ! L'horloge intransigeante de la réalité, du temps naturel, me plante soudain ses aiguilles dans l'être de chair et d'os que j'oubliais d'être et me laisse sur le carreau.

            Enlisée dans ce matelas aseptisé, je regarde par la fenêtre où mes yeux accrochent les branches des grands arbres, les rayons du soleil dans les feuilles, les oiseaux qui griffent le bleu du ciel. Combien de merveilleuses journées, comblées des offrandes dont la nature nous gratifie encore généreusement, ai-je manquées ? Habiter sur Terre sans y être immergé, quelle absurdité ! Laisser passer les mois, les années en subissant – en choisissant pour certains – d'être enfermé entre quatre murs, entre les tours de verre et les blocs de béton, au milieu des fourmilières humaines ! Né au cœur de la nature pour la servir, pour la réguler et non la domestiquer puis l'anéantir, l'homme n'a plus rien de commun avec elle si ce n'est sa constitution physiologique par laquelle elle nous rattrape en dernier lieu. Dans cette société des XX et XXIèmes siècles, héritiers de la scission chrétienne puis cartésienne du corps et de l'esprit, nous sommes en quelque sorte devenus étrangers à nous-mêmes. Toute notre vie sur Terre se déroule dans l'ignorance et le déni d'une part de notre nature profonde, peut-être la plus importante. Celle qui nous fait aimer l'autre par exemple. Résultat : nous n'avons plus la force, l'énergie ni l'instinct, encore moins la connaissance pour nous tenir dignement dans la nature, y subsister et nous y renouveler. Or ma seule soif, mon seul appétit au moment où je souffre vont à la nature et ses merveilles. Depuis ma cellule, je mesure ce que je perds mais somme toute, pas tellement plus qu'en habit de bien-portant lâché en liberté. Le détenu fait soudain attention au petit oiseau qui vient se poser devant les barreaux de sa cage ! Nous gâchons le plus clair de notre temps à des futilités, des occupations absurdes et insensées au regard de tout… sauf de l'argent.

            Est-ce parce que ça passe le temps que les repas prennent une si grande importance lorsqu'on est hospitalisé ? Une sorte de ponctuation qui rompt la monotonie des longues heures stériles et qui promet plus de satisfaire la faim que de quelconques saveurs. Un moment où j'oublie tout pour ne laisser s'exprimer que les fonctions vitales de mes organes. De manière encore plus marquée qu'au restaurant d'entreprise ou dans la cuisine collective  - où chacun a les dents qui poussent et l'estomac qui gargouille sous la convenance des propos – car, malade, cette coupure ne stoppe aucune action, aucune production ni aucune communication. Ce n'est pas une trêve mais une distraction. D'ailleurs je ne prépare ni ne choisis le menu : sous le couvercle, quelle surprise ? On retombe en enfance. Mais quand on n'a pas faim, quand rien ne passe, quand toute envie a disparu ? De passe-temps le repas devient un non-sens, une absurdité, quelque chose d'incongru. Parfois même une torture. Ils veulent que je mange, que j'avale mais je ne peux pas ! « Prenez ce qui vous fait envie mais ne vous forcez surtout pas ! ». J'ai beau chercher, me concentrer, tenter de me souvenir – moi qui ai bon appétit d'habitude et qui aime tout – rien ne me tente. Le black out total. Je reste hébétée devant mon plateau auquel je ne toucherai pas et au lieu de m'occuper une demi-heure, cet assemblage de matières inertes qui me laissent indifférente m'angoisse. Trois fois par jour la même rengaine : « Vous n'avez touché à rien ! Cela prolonge votre dépendance à la perfusion. » Au lieu de me nourrir, je cherche la contenance à adopter, la justification à trouver. Mais comme c'est étrange cette impression d'être rassasiée sans y participer, de n'avoir plus besoin de moi-même pour subsister. Je me sens presque inutile et comme un robot. C'est triste à mourir d'exister sans manger, quelle horreur ! C'est là qu'on se rend compte : « Seigneur, empêchez les hommes de trafiquer, de dénaturer, d'aseptiser, d'empoisonner notre pain quotidien au nom de l'industrie, amen. »

            Dormir. Voilà un passe-temps réparateur et qui vient à point, croit-on. Toute l'année, toute la vie durant, on le conditionne, on le contraint, on l'ampute. Comme si les batteries étaient inépuisables. Il faut attendre l'oisiveté de la vieillesse – souvent douloureuse, mortifère voire de l'ordre du supplice – pour retrouver le sommeil libre, privilège de l'enfance. Mais ce n'est plus pareil : le corps et le mental sont usés, détraqués ; ils ont perdu toute spontanéité et dormir ne semble plus être un plaisir qu'on s'octroie sans permission. Et puis le vieillard n'y voit-il pas une antichambre de la mort, ne craint-il pas de ne plus jamais se réveiller ? Dormir : le malade n'a que ça à faire. « Il faut vous reposer », entend-il à chaque visite, à chaque porte qui se referme sur le silence. Un silence plein, chargé de toute la vie alentour à la fois végétative et mécanique, mais un silence stérilisé. Dormir quand on est déjà alité jour et nuit relève de l'écœurement. Les phases de sommeil, rarement profondes, sorte de somnolence interrompue, servent tout juste à faire s'écoule les heures dans le sablier et à tromper l'ennui, même si la réparation souterraine est effective. C'est aussi une échappatoire à l'abrutissement généré par le balai des personnels soignants et d'entretien ainsi que des visiteurs. Le seuil de tolérance est très vite franchi lorsqu'on a mal, on ne supporte plus le foisonnement de la vie. C'est une pause quand la douleur a fait des siennes durant plusieurs heures : « Pouce, j'en peux plus, laissez-moi reprendre mon souffle ! » Une trêve sur le champ de bataille intérieur. Mais dormir n'a de sens et ne procure de bien-être qu'après une journée bien remplie, de préférence au grand air, que le corps a assumée verticalement et dans le mouvement. L'esprit, c'est autre chose. Trop réfléchir peut rendre insomniaque. Les bêtes de somme, encore aujourd'hui dans certaines organisations de travail et certaines parties du monde, n'ont pas le temps de penser et dorment comme des souches. Le repos du guerrier bien mérité, quoi de plus appréciable ? Nul besoin alors de somnifère ni de calmant. Les paysans d'autrefois s'endormaient au crépuscule et se levaient à l'aube sans se poser de question. Dormir est une petite mort temporaire qui doit trancher avec la vie, s'y opposer tout en lui appartenant. Dormant, je vis au sens biologique mais je me répare. Je suis donc inaccessible, absent, confondu avec les éléments, une chose presque inanimée – excepté la mystérieuse et fantastique vie onirique intérieure – parmi les « natures mortes ». Dans un lit d'hôpital, il n'y a plus de contraste. Je ne sais plus si je suis éveillé ou si je dors, si je vis ou si je meurs. D'ailleurs ça m'est égal. Les heures s'égrènent dans une morne platitude qui me jette en pleine figure que la vie est brisure, cassure, fragments… et que nos vies, si elles sont réussies, peuvent être mosaïques. Les artistes en font parfois des kaléidoscopes.

            Je ne me reconnais pas dans le miroir du cabinet de toilette. Qu'ont-ils fait de moi ? Comme la métamorphose est allée vite ! En quelques jours, quelques semaines, mon corps s'est transformé au point que je ne sais plus comment faire avec lui. Et les ablutions n'en finissent pas. Un rituel chronophage pour le coup ! Tous mes gestes machinaux d'hier sont déboussolés, les gestes qui connaissaient par cœur chaque partie de mon visage et de mon corps. Je me sens soudain gauche avec une silhouette dont la maigreur n'est pas la mienne, dont les muscles ont disparu, voûtée comme celle d'une personne âgée. La position horizontale conjuguée à la chaleur caniculaire me réserve tout d'abord de l'œdème et j'ai les jambes comme des poteaux. Puis je me mets à fondre comme une bougie. Les muscles ? La cellulite ?  Cette dernière hélas est des plus récalcitrantes. Prise au piège dans une indolence subie, je me considère pendant des heures, stupéfaite de constater à quelle vitesse la nature, quand elle le décide, opère ce que ma volonté et toute sorte d'entreprises diététiques et gymnastiques n'ont jamais réussi. Il faut donc en arriver à presque crever pour devenir beau (au sens canonique donc relatif) dans cette société ? C'est vrai quand on y pense, les mannequins des magazines ou des podiums ressemblent à des zombies montés sur des cintres métalliques. Ils se déhanchent comme des Rubix Cubes et font la gueule au mépris du partenaire sur la photo avec lequel ils sont censés former un couple, tout ça au milieu de paysages ou d'environnements les plus inadaptés possibles à leur tenue. Pour en arriver là, quelle autre recette que vomissement et diarrhée ? Cela s'appelle l'anorexie. Je l'aurai apprise dans une chambre d'hôpital mais dommage, je suis trop vieille pour les castings !

            Tout ce que j'enfile soit me va à merveille, soit m'est trop grand. La garde-robe de mes vingt ans, que je conservais précieusement plus par nostalgie ou comme témoignage que par espoir de la revisiter un jour, je vais plus tard la dépoussiérer et la réincarner avec une rare jubilation… assombrie tout de même par le sens des réalités, père de clairvoyance : « Vous avez passé quarante ans, vous savez bien que la mémoire cellulaire… Vous retrouverez assurément votre poids habituel. » Je vais donc profiter de ce sursis, de cette parenthèse de jouvence pour me faire plaisir, désinhiber l'égo, me contempler, m'apprécier, laisser les autres être séduits. Comme on perd vite l'habitude de toutes ces joies liées à l'apparence mais comme c'est bon quand ça revient ! Nous sommes bel et bien des êtres d'apparence. 

             Ne sachant combien de temps cette entente idéale entre ma tête et mes jambes durera, je dois me dépêcher d'en profiter. J'ai des tonnes de trucs très chouettes mais je ne peux décemment pas les porter tous à la fois ! Quoique, c'est la mode des couches et des surcouches façon oignon ; on empile des fringues sans rapport les unes sur les autres, le must du chic actuel. Le ridicule tue de moins en moins. De l'anorexie, on passe à la boulimie, logique ! Autre solution : je change de tenue entre midi et deux tous les jours. Objectif : montrer à tous la plus belle image de moi, bien vite avant qu'elle disparaisse… Se faire tant de nœuds au cerveau parce que la nature, dans sa logique qui n'a plus rien à voir avec nos critères esthétiques, nous a rendu faible et laid au moment même où nous nous trouvons admirable, quelle connerie !

 

 

 

Signaler ce texte