Sang dessus- dessous - Les cinq sens
Katrin Blanch
Se réveiller après avoir été artificiellement endormi passe par l'ouïe avant la vue. Des impressions en désordre, des voix proches ou lointaines qui se mêlent et résonnent sans que je comprenne leur message, sans même que je les reconnaisse. On me demande si ça va pour m'arracher au sommeil, me ramener à la surface ; on me pose des questions, on me donne des consignes. Je suis comme une vallée muette dans laquelle descendent, convergent et se perdent tous les échos des montagnes. Je ne parviens à prononcer aucune phrase, aucune réponse ; d'ailleurs personne n'en attend de moi. On me parle pour me rassurer, pour se rassurer et pour pallier mon impuissance, pour que les choses se passent comme elles le doivent. Les machines qui traduisent mon comportement organique affichent des résultats normaux donc… Pourtant ce que je ne puis exprimer est la pire des solitudes que l'on qualifie juste de « mauvais moment à passer » : le malaise du corps ajouté au mal être psychologique. Je suis mal au-dedans comme au-dehors, des orteils jusqu'à la racine des cheveux. Tout le monde le sait mais personne ne l'entend. Je pleure, je hurle à l'intérieur mais rien n'y paraît. Il paraît même que je souris… Je vais alors me rendormir de ce mauvais sommeil, comme un bourbier dont il me faudra sortir toute seule, vaillamment, en bon petit soldat. C'est là qu'on appelle « Maman » d'une petite voix d'enfant, à l'infini, machinalement. Mais Maman n'est plus là, ou bien elle ne peut plus rien pour moi. C'était dernièrement moi qui « pouvait » pour elle. Jour après jour, avec toute la patience qu'on m'a prescrite en tube, en cachet ou en injection, je retrouverai ma parole d'adulte. Car une personne, c'est avant tout une voix. Si celle du malade se dénature, celle des morts ne s'oublie pas.
A l‘hôpital, le silence n'existe pas. Pas plus que dans une entreprise ou dans un immeuble d'habitation où des boîtes sont empilées comme des Lego, remplies de figurines. Ça grouille, ça s'agite de partout ; il y a les habitués, ceux qui « habitent » professionnellement les lieux et puis les occasionnels, ceux qui visitent un parent ou un ami. Du fond de son lit, on perçoit les voix gaillardes des bien-portants, qui résonnent de la vie extérieure, de la vie. Elles se croisent, se mêlent, se font écho dans les couloirs où le concert des chariots, des plateaux, des balais-brosses leur fait fond. Mais les malades sont muets ou bien leur voix est sourde. De temps à autre, en pleine nuit, un cri ou un râle. C'est normal. La douleur nous extirpe parfois des sons presque inhumains. Tel fut mon cas une nuit où, les cris ne suffisant pas, j'ai mordu une infirmière au bras et lui ai tiré les cheveux. Une sensation fulgurante, d'une violence inouïe, me transperça l'abdomen au point que mes hurlements s'étouffèrent par manque de respiration. Ma voisine de chambre, derrière le rideau qui nous séparait, se crut dans un cauchemar. Il y a aussi ça : les bruits de l'autre qu'on ne connaît pas, la proximité dans l'intimité qui nous renvoie en boomerang à notre réalité la plus triviale. Je n'ai jamais oublié, depuis l'âge de quatorze ans, ma première véritable rencontre avec la souffrance de l'autre. Il me reste en mémoire la plainte lancinante, nuit et jour, d'intensité inégale, à variations modulées, d'une jeune femme dont on avait attaché le mollet replié à la cuisse en guise de rééducation du genou. Ses lamentations me glaçaient d'effroi. A l'époque, je ne comprenais pas tout à fait pourquoi : « Ce n'est pas moi qui ai mal, je ne ressens rien et pourtant… »
Tel celui d'un prisonnier, mon champ de vision s'est rétréci. Dans la vie normale, même si l'on se rend tous les jours au même endroit, si l'on côtoie les mêmes personnes, on n'imagine pas ce que notre œil balaie, englobe du matin au soir. Formes, lignes, couleurs, lumières, tout ça en contraste et en mouvement, naturels et artificiels. Pas étonnant que nos paupières peinent à s'ouvrir au réveil et veuillent se fermer au coucher ! Nos yeux sont des fenêtres sur le monde. Être enfermé et malade, c'est tomber en huis clos avec le conseil technique et d'administration de sa maladie. Être coupé d'un extérieur qui finit par ne plus exister. Après Descartes on pourrait dire : « Je pense là où je suis ». Affaibli et taraudé par la souffrance, c'est presque impossible de s'évader en rêve, de s'extraire par la pensée pour retrouver des sensations de fraîcheur et de liberté. J'essaie pourtant, à l'affut du moindre reportage télévisé de géographie. Le souvenir impuissant, paralysé, se heurte alors à l'espoir. Cette belle fraction temporelle n'aura pas forcément le présent pour résultat. A moi d'en trouver le diviseur commun. Merde ! Je ne sais plus ma table de multiplication.
Est-ce l'anesthésie ou mon enfermement qui ralentit le mouvement de mes globes oculaires et m'empêche d'accommoder ? Mes yeux ont un métro de retard sur tout ce qui se passe. Sous mes paupières qui restent de plomb, ils somnolent. La lumière n'y entre plus depuis que l'énergie a déserté mon corps. J'ai le regard morne et hébété, presque celui d'une personne âgée. Celui si vif, pur et lumineux de l'enfant sur le monde s'est usé, est délavé et ne répond plus au moment de le quitter. Une identité, ce n'est rien d'autre qu'une flamme dans l'œil, qui devient braise puis s'éteint avec le temps. L'âme se retranche au fond du crâne, comme pour dire au-revoir. Dans ce visage qui devient de cire, on cherche la personne, unique donc irremplaçable, sans jamais la retrouver vraiment. C'est l'implacable logique naturelle. Mais quand, encore jeune, il nous reste une part de gâteau et qu'un coup de bambou vient nous assommer, la vie se retire du regard comme marée basse, en attendant le reflux. Alors s'explique pourquoi la rencontre entre deux êtres est d'abord celle des yeux : c'est là qu'est la vie. C'est par là qu'on voit que j'habite mon corps. Je tomberai amoureux de celui ou celle dont l'âme habite un corps qui me plaît et me fait de l'œil…
Il est sept heures du matin et je n'ai presque pas dormi. La douleur, la chaleur, la position allongée, l'écœurement des médicaments, la sécheresse de la bouche… Il faut être libre, non encombré pour bien dormir. Le temps nocturne me paraît si long, lui que j'occupe de la même manière que mes jours : mon corps ne comprend plus et en guise de révolte, il veille. Je commence la journée à cran et à fleur de peau, les sens irrités. Soudain on frappe et elle entre avec détermination, méthode et détachement, d'un pas presque militaire. Ses yeux ne croisent jamais les miens et elle ne connaît de moi que le nom qu'elle écorche systématiquement. Je suis une série de lettres sur une fiche codée accompagnée d'une prescription. Elle pose sa grosse mallette et en sort une cartouche de tubes qui recueilleront un peu de mon sang. Elle est maigre, bronzée à l'excès ; ses cheveux sont laqués ; sa blouse blanche est impeccable. Elle n'a pas trente-cinq ans. Pourquoi m'a-t-elle marquée malgré sa parfaite insignifiance tandis qu'elle ne faisait que s'en prendre à mon bras chaque matin sans m'adresser la parole ? Son odeur qui se voulait parfum. Capiteuse, presque nauséabonde. Saturée de molécules chimiques, synthétique. Était-ce vrai ou avais-je l'odorat malade ? Quelqu'un, s'il est une voix, un regard, une silhouette, une attitude, une peau, est aussi un effluve s'il n'est une fragrance. Il est déjà contrariant que « d'autres » portent le même parfum que moi et je compte sur la variété marchande des gammes de produit pour me croire encore un peu « unique » dans mon périmètre. Mais se révéler démuni de personnalité au point de compter sur l'effet d'une bombe à chiotte pour se donner l'impression d'exister ! L'odorat, ça s'éduque comme le reste. Se rend-on compte que depuis une vingtaine d'années, les parfums ont perdu leur âme, leur essence, leur filiation botanique et ne valent plus guère mieux que de vulgaires et agressifs produits d'entretien ? La quantité industrielle, la surenchère bon marché ont remplacé la qualité, plus frugale, moins juteuse pour le « business ». Le principal est de se faire remarquer. Je montre, j'étale ce que j'ai les moyens de m'offrir et peu importent le bon goût, la sobriété ou la cohérence du moment que c'est « certifié ». La marque, garantie de valeur ? La valeur se cache au creux d'une épaule ou au revers d'un col où un grand parfumeur rencontre avec bonheur le grain d'une peau qui s'en empare et le personnalise à jamais.
Un peu plus tard on m'apporte le plateau du petit déjeuner. Quoi de plus sacré que l'odeur et la première gorgée du café du matin ? C'est pourtant à ce moment- là que la personne chargée de l'entretien du jour entre dans ma chambre et asperge toutes les surfaces d'un aérosol puissant. L'odeur s'en prend à mes narines et à ma gorge telle les assaillants d'un vaisseau pirate. Je n'ai pas le temps d'avaler ma bouchée de pain ni de me réfugier dans le cabinet de toilette qu'elle irrite ma trachée et se transforme en goût qui reste collé à mes muqueuses. Adieu le petit déjeuner et bienvenue aux nausées et aigreurs d'estomac que je commençais tout juste à oublier ! Le processus de dérangement est en route pour la journée, contre celui de la digestion sans lequel rien ne va. Rappelez-vous à quoi fait référence le « ça » dans « Comment ça va ? » Sûrement pas à Freud… Quoique ! Et le verbe aller ? Pourquoi s'interroge-t-on dix fois par jour réciproquement sur le « comment » aller et non sur le « où » aller ? Parce qu'on sait tous où on va finalement, ce qu'il y a au bout du chemin mais qu'il y a mille manières d'y aller. Alors merde ! Foutez- moi la paix car non, CA ne va pas !
On n'imagine pas, en temps normal, le lien impressionnant qui existe entre le fait de respirer et celui de tenir debout ou de vivre tout simplement. En un dixième de seconde, une odeur forte peut me priver d'équilibre et de lucidité ou me plonger dans le noir et l'oubli. Le masque sur la table d'opération, ressuscitant celui de la paracentèse quand j'étais gosse, soudain calé sur mon nez, tenu à mon crâne par un élastique. Autour de moi des visages austères eux-mêmes masqués, des mains qui me prennent, des ustensiles. Mes yeux s'accrochent à la vie jusqu'à l'ultime seconde où l'éther pénètre en moi et m'emporte je ne saurai jamais où. La puissance des matières invisibles à l'œil nu sur le morceau de matière solide que je suis ! Plus tard, au réveil, je cherche éperdument à faire entrer l'air dans mes poumons, même s'il est aseptisé. Celui de dehors, trop dense, me giflerait sans doute : pas question ! On n'ouvre même pas la fenêtre de peur que j'attrape froid. Aucun risque d'incubation ni de fermentation dans une atmosphère aussi stérile, merci Pasteur ! Juste l'assurance d'un léger ramollissement du cerveau, mais ça on s'en fout.
Alice au pays des merveilles n'a pas toujours été enchantée. Par exemple, lorsqu'elle grandit à l'infini, piégée dans une maison qui lui devient lilliputienne et que ses membres sortent par les fenêtres. Panique, étouffement, rétrécissement ; je fonds à l'intérieur de moi-même. En remontant de salle de réveil, les yeux ouverts, je crois mourir vingt fois. Mon mari me parle, tente de m'apaiser ; une infirmière se veut rassurante mais mon corps n'écoute pas et mon esprit est prisonnier. La cage thoracique affolée, les poumons gonflés comme des pneumatiques, le diaphragme en travers de toute voie d'accès comme un rempart, j'ai perdu la respiration. Quel foutoir là-dedans, tout est sens dessus-dessous ! Vauban lui-même y aurait perdu son latin. Des seins au pubis, je ne suis plus qu'un bloc de pierre sous lequel une drôle de vie s'anime et se révolte. Une vie à la dérive qui appelle « au secours ! ». Des sons sortent de ma gorge, rauques, saccadés. Cela ressemble à une crise d'asthme et soudain me revient le souvenir du récit héroïque de ma première sortie sur Terre : elle n'a plus de force et n'arrive plus à pousser ; ma tête reste coincée dans son bassin ; césarienne ; à la sortie je hurle pendant près d'une heure ; durant des années, le cauchemar d'Alice me fait redouter le soir, le noir et je refuse de m'endormir. En pleine nuit mes cris et mes pleurs réveillent ma mère qui me trouve les yeux grands ouverts, convergents : je louche. A force, elle craint que casse l'élastique et m'emmène consulter un pédopsychiatre. Des dessins, des gribouillis, des questions, des mots d'adulte sur des mots d'enfant. Les cauchemars s'espacent puis s'estompent mais jamais ils ne disparurent complètement. Agoraphobie, bronchites et trachéites en héritage, peut-être. Je comprends soudain pourquoi mon frère est asthmatique. Plus jeune, plus robuste, plus virulente, elle l'a étouffé plus que moi au point qu'il a manqué d'air toute sa vie. Il ne trouva jamais d'oxygène que loin d'elle.
La vie entière se passe, quand tout va bien, au contact de nos proches exclusivement et parfois d'étrangers, chez le kinésithérapeute, à l‘institut de beauté ou dans la pratique de certains sports, arts martiaux, etc. A l'hôpital, d'innombrables inconnus me touchent en permanence sur toutes les parties de mon corps. Au fait, suis-je consentante ? Je n'ai guère le choix donc il y a là une sorte de viol, du moins d'atteinte. Quelle situation saugrenue que de se voir nu sous les yeux et dans les mains d'hommes et de femmes qui n'entrent jamais dans la dimension du désir tout en s'efforçant de préserver ma pudeur… et la leur ! Mon intimité n'est pas épargnée mais la douleur et le danger se rient des connotations, des non-dits, ne laissant aucune chance à l'intrigue. Pourtant l'amour fleurit aussi parfois en milieu hospitalier, comme la rose trémière dans le bitume, entre malades ou entre patients et soignants. Éros vainqueur de Thanatos. Pudique de nature, je ne me suis jamais autant dénudée que dans cette chambre dont je laissais porte et fenêtre ouvertes pour faire courant d'air. Ne plus supporter sur la peau le moindre contact, la moindre matière, si légère, douce et fraîche soit-elle. Repousser rageusement le drap dans lequel on tente de m'envelopper pour que je ne prenne pas froid. Délivrer mes jambes ankylosées par l'œdème et ma poitrine recroquevillée dans ce lit moite et brûlant. Respirer, exposer mon corps au peu d'air qui circule. Me réveiller en nage en pleine nuit et ne pas pouvoir me retourner ni changer de position pour trouver la fraîcheur. Poser mes pieds sur le sol froid et mes mains sur les barreaux métalliques du lit. Chaque nuit ainsi, des heures entières, à ne pas savoir quoi faire de ma peau en souffrance qui refuse tout à présent de cette cellule médicale, le seuil de tolérance ayant été franchi.
Ma peau, c'est la frontière entre vous et moi. Une si jolie frontière, source de plaisir et d'aventure, qu'il est si doux et excitant de traverser lorsqu'on fait l'amour. Un viol plus ou moins consenti donc, lorsque les soins exigent qu'on s'en prenne à elle. On a beau savoir que c'est nécessaire de percer, de creuser, d'appuyer, d'enfoncer, d'ouvrir, de frotter, de piquer… On a beau avoir compris pourquoi et se raisonner, chaque atteinte laisse son empreinte sur le corps comme sur un parchemin. L'histoire d'un être vivant peut se lire en partie sur ses cicatrices et sur ses rides. Il y a les visibles, celles qui restent, marquent et dont on est fier comme de blessures de guerre ou d'enceintes mérovingiennes au cœur des gratte-ciel, et les invisibles, parfois pires. Ce ne sont pas forcément des ravalements internes en milieu clos mais des zones fragiles, propices au Malin, parfois héréditaires, que la peau trompeuse recouvre comme celle d'un beau fruit dont le vers est dedans… Le Diable se cache dans les détails et c'est là qu'un jour, au détour d'un geste ou sur un coup d'œil, un signal indique qu'à partir de cet endroit, minuscule voire imperceptible, perfide, de notre corps sonnera le glas. Là où on s'y attend le moins et comme on ne s'y était guère préparé, la maladie a déjà fait son nid de notre linceul. La mort nous rattrape par les oreilles ou les orteils. Quels terribles mondes se cache-t-il donc sous notre épiderme ? A jamais mystérieux, aux ordres de notre cerveau et ordonné par lui, ou l'inverse ? Comment le savoir et le sentir « de l'intérieur » quand la science explique quasiment tout aujourd'hui « de l'extérieur » ? Quelle passerelle entre le subjectif et l'objectif quand on se sent comme une petite barque sur une mer déchaînée, impuissant, à la dérive, pris dans un terrible processus qui nous échappe… et pourtant dont on est en grande partie le patron.
Mon amie atteinte d'une très grave maladie rénale, m'a raconté qu'à l'issue d'une de ses transplantations, on lui avait servi, en guise de premier repas solide… des rognons. C'était il y a longtemps, la diététique hospitalière ne s'aventurant plus à de tels menus. Pour autant, le premier aliment qu'on me proposa fut un bouillon de couleur jaune et d'aspect pisseux, exactement comme le liquide qui m'avait envahi et empoisonné l'abdomen. Dissuasif ! Pourtant, ce jour-là, j'étais motivée. Oh combien on se sent stupide, abruti devant un plateau de victuailles, pire, devant quelques mets ou friandises, offrandes généreuses de visiteurs, qui n'inspirent même pas du dégoût ! Rien, le vide, l'indifférence. Comme si aucune connexion, aucun lien n'avait jamais existé entre ces choses comestibles et ma bouche, mon palais, ma langue, ma gorge, mes narines, ma salive. Mon estomac, réduit à la fonction d'organe digestif sans les préliminaires gustatifs, ne crie même pas famine du fait de la perfusion. Je ne ressens donc aucun manque, aucune frustration, trouvant presque incongru qu'on dépose devant moi trois fois par jour ces sommes d'aliments. Comme s'ils n'étaient pas pour moi, comme si l'on se trompait de personne. Mais alors je suis comme un robot, un humanoïde ? Ne pouvant plus manger, devenue insensible au plaisir qu'il procure, je ne fais plus partie des humains. C'est alors qu'on réalise la place que manger prend dans la vie des hommes – des animaux en général – manger et partager la nourriture. C'est peut-être là le plus important : seul, on se nourrit ; à plusieurs, on mange, on déguste, on savoure, on s'empiffre. Je peux me passer de faire l'amour et me contenter de sexe ou d'abstinence mais je ne peux me passer de manger très longtemps. Qui en est réduit à seulement se nourrir soit tente de le faire sans y parvenir vraiment (personnes indigentes, habitants des pays sous-développés) soit se prive à diverses fins esthétiques (mannequins, obsédés de la ligne) soit est malade (anorexiques, alcooliques, tabagiques, toxicomanes, etc.). Tous ces gens-là ne sont-ils pas tristes à pleurer ? Quelle part d'humanité leur reste-t-il ? Que partageront-ils si ce n'est parfois un bon repas ? Ne plus pouvoir manger, c'est mourir un peu. Ainsi est morte ma voisine en quelques semaines le jour où, après dix-huit ans de lutte contre un cancer de la gorge, on l'a alimentée directement par l'estomac. « Je veux bien tout supporter encore mais ne plus manger ! Ca ne vaut plus le coup de vivre. » Ainsi se meurt ma mère, comme une bougie presque éteinte qui, de nature épicurienne autrefois, ne se nourrit presque plus. Ainsi cessent d'avaler les animaux qui vont bientôt se cacher instinctivement pour mourir.
Avaler, avaler au moins du liquide. Jamais cette simple substance que nous est devenue l'eau en Occident, accessible et abondante, si belle dans la lumière – peut-être plus pour longtemps ! – ne semble aussi précieuse et n'est tant désirée que lorsqu'on a très soif après une longue marche ou un match en plein soleil. Ressentir cet immense plaisir, cet incomparable soulagement au moment où la première gorgée descend, c'est n'être pas encore déshydraté. A l'hôpital, de cachet en comprimé, de somnolence en gémissement, les muqueuses de la bouche s'assèchent, la langue s'empâte et la gorge se rétracte. Tout cela finit par donner très mauvaise haleine, pervertit ou anéantit le goût des aliments et crée une impression de soif extrême et urgente que le verre d'eau incrusté de calcaire, posé sur la table de nuit, ne satisfait jamais. Ce réflexe machinal et qui passe le temps, qu'on nous interdit parfois durant plusieurs jours pour des raisons d'incompatibilité de substances ou de mise au repos forcé des organes, est souvent rempli de l'espoir qu'après cette déglutition – là, quelque chose de nouveau arrivera, une page sera tournée. Mais rien, juste un écœurement de plus, des rots à n'en plus finir et le ventre, ballonné, qui gargouille. Dans tout ce bazar, l'eau n'a pas plus sa place que le reste!
Il est presque plus facile de ne pas manger du tout, parce qu'on n'en ressent pas le besoin, que de recommencer à avoir faim sans que les papilles ni que les organes que la nourriture traverse y consentent. Le corps est une entreprise exemplaire, à envisager de manière systémique, dont les hommes et les organisations de travail devraient s'inspirer. Fonctionnel, il va bien à condition que les fonctions œuvrent en synergie et coordination, que la communication soit horizontale d'un membre ou d'un organe à l'autre autant que verticale du cerveau à l'ensemble de la machine et des terminaisons jusqu'au centre nerveux. Le moindre gain de sable dans les rouages peut compromettre tous ces merveilleux processus – dont on ne connaît toujours pas le créateur – qui nous font tenir debout et nous tenir correctement ! Et tant qu'une fonction est en difficulté, la machine est à l'arrêt ou retombe en panne. Peu à peu elle s'use, se détraque jusqu'à être bonne pour la casse. Tant que l'avenir est promis, si l'on est encore robuste et tenace – pas forcément jeune – on attendra patiemment que chaque fonction, même amputée ou affaiblie, reprenne du service en harmonie avec les autres pour retrouver le chemin des plaisirs qui donnent sens à la vie. Mais sans avenir ? Très vieux ou condamné par la maladie, faut-il apprendre une ultime leçon, la plus rude : à convertir la mesure du futur de décennies en années puis d'années en mois, en semaines, en jours ? Oscar ou la dame rose (Éric Emmanuel Schmidt)… Vivre à chaque instant comme si j'allais mourir demain : une très bonne idée tant que je ne suis pas sûr de mourir demain ! Et tant que la souffrance, qui gâte le présent, m'épargne. A trop souffrir, il m'arrive de renier le présent et de n'espérer plus l'avenir auquel je ne crois plus mais seulement le néant. La mort, tout simplement. Qu'y a – t – il de choquant là-dedans ? La mort est une issue comme d'autres, parfois plus facilement accessible.