Sang dessus-dessous - Seule face à la mort
Katrin Blanch
Cela fait quarante quatre ans qu'il me véhicule, qu'il me permet d'exister, d'avoir une identité sociale, d'attirer le regard et l'intérêt des autres, parfois même de créer des liens, de me lever tous les matins, de connaître diverses sensations naturelles et artificielles… et aujourd'hui, dans la tourmente, je réalise avec stupéfaction combien il m'est étranger. Je ne le comprends pas, incapable d'en décrypter le langage, les signaux parmi lesquels il en est peut-être de détresse. Je sens bien que ça ne va pas, qu'il y a quelque chose d'anormal mais je ne prends pas la mesure, je n'évalue pas le danger.
C'est normal, je ne suis pas médecin. Les médecins savent, ils sont là pour ça, il n'y a qu'à s'en remettre à eux. Ils ne sont pas dans ma peau mais ils connaissent mieux que moi ce qui s'y passe. Des études, une plaque sur une porte, un pédigrée sur l'ordonnance, une consultation, un diagnostic, une décision, une prescription… et je suis rassurée, mon entourage aussi. C'est comme ça qu'on m'a élevée en Occident. La parole du corps médical est d'évangile ; son regard sur ma future dépouille est didactique.
Alors je reste sagement à la maison où l'on m'a renvoyée d'un « Pour moi, vous êtes sortante ». Une sortante au teint gris qui ne tient pas debout et qui vomit dans la voiture au retour. Une sortante aux réactions inhabituelles voire délicates, hypocondriaque peut-être ! Une patiente qu'on aurait retenue et observée du temps où la chirurgie n'était pas une industrie. Une patiente qui patiente docilement que passe la mal puis qui l'espère puis qui le fantasme.
Pas sans rien faire tout de même : elle appelle, elle informe qui de droit – de devoir ! – elle décrit tant bien que mal. Les mots se marient si peu avec les maux, si limités, si disproportionnés, si bornés ! Elle supplie, à chaque fois recadrée par un discours technique argumenté au point de la renvoyer presque honteuse à sa terrible destinée et de prolonger son sursis en toute légitimité. Mais mon sursis est une peau de chagrin et je l'ignore encore. Plusieurs jours se sont écoulés dans les pires souffrances et le mal progresse irréversiblement. Personne ne veut le reconnaître, même pas moi. Il a donc libre cours et m'envahit. La voie est libre pour que commence le processus de destruction de la bête car, après tout, elle a peut-être bien fait son temps. Et dire qu'ils croient à la longévité, à l'espérance de vie, à l'immortalité même, ces pauvres enfants de la modernité ! A l'échelle quantitative, dans les statistiques démographiques, que devient l'individu soumis à tous les aléas du hasard ? Une belle bête pourtant, saine, robuste et sacrément coriace. D'ailleurs elle n'a pas l'air de se rendre compte, elle insiste, elle résiste, elle y croit. Quoi, qu'elle va s'en sortit toute seule ? Que c'est juste un mauvais moment à passer ? Seigneur, si elle se voyait de l'intérieur !
Comment transcrire et traduire le mal qui s'est emparé de moi autrement que cliniquement ? « Je ressens des spasmes à tel endroit, j'ai des nausées, je ne parviens plus à manger, je respire mal, je vomis, j'ai la diarrhée, je maigris à vue d'œil, j'ai peine à marcher tellement je suis fatiguée mais je ne dors plus… » Quelle réalité derrière tout ça, quel sens ? D'ailleurs, est-ce que ça en a ? Et quel degré de violence ? Faut-il être Frida Khalo pour peindre la douleur ? Ou Baudelaire ? Rien de plus difficile que de mettre en mot ou en image des sensations complexes, variées, aléatoires que l'on ne comprend pas. J'ai appris lors de cette expérience qu'il y avait plusieurs sortes de douleur, plus ou moins graduelles, ponctuelles et lancinantes. On en redoute certaines plus que d'autres donc il en est qu'on « préfère » à d'autres. Tout est relatif sur Terre ! Il faut vite en saisir le souvenir car l'oubli salvateur fait déjà son œuvre de fossoyeur.
Je reste marquée par une impression d'écœurement sans discontinuer nuit et jour, l'impossibilité de digérer tout ce qui se présente : nourriture, boisson, médicaments, stoppés systématiquement au niveau du diaphragme. L'étouffement et le ballonnement qui en résulte. Les vomissements de plus en plus fréquents qui me déchirent la cage thoracique et m'incendient la gorge. La diarrhée qui achève de me vider comme un vieux tube. Les secousses atrocement sonores de mon intestin. L'improbable position – debout, allongée, assise, accroupie – que je cherche désespérément. Les gémissements machinaux entrecoupés de hurlements rythmés par le balancier autiste de mon corps recroquevillé. Et soudain du liquide qui sort par la cicatrice, d'abord par suintement puis par jet. Une, deux, trois compresses n'y suffisent pas. Ca sent l'urine : je pisse par le ventre ! Un choc pour mon reste de lucidité, une alerte qui provoque un sursaut. Je m'en vais noyer tout ça dans un bain chaud où cet étrange liquide intérieur se mêle à l'eau tiède. Maintenir en apesanteur un moment ce ventre de plomb… Malgré la canicule, l'eau chaude me soulage, accueillant mon corps en déroute comme un havre de paix où je me laisse aller comme un fœtus. Je m'endors doucement et ma vision se brouille dans un cauchemar : à la surface de l'eau fumante, roulis et tangage m'entrainent vers la noyade. J'ai sous les yeux un quasi cadavre imbibé d'eau, à la texture identiquement blême et marbrée. Je me redresse à temps, juste à temps : réveille- toi bon sang, aide- toi, tu es seule ! Aide- toi et le Ciel t'aidera.
Mais peu à peu la torpeur qui me gagne à nouveau, mes paupières alourdies, mon sang disparu, retranché dans mes intérieurs, mes gestes ralentis et maladroits, l'enlisement de tout mon corps dans la somnolence, sable mouvant aux mille sirènes d'Ulysse. Des images terribles assaillent alors ce mauvais sommeil : soldats dans des tranchées, bombardements, armes à feu, incendies, charniers… la guerre puis la mort. C'est précisément ce qui se passe en moi mais je ne réalise toujours pas. L'errance de mes réflexes cérébraux qui, entre deux eaux boueuses, me rappellent mes devoirs dont je n'ai plus la force d'évaluer l'urgence. « Hier soir, le médecin m'a fait un bon de transport pour une ambulance et une ordonnance pour une réadmission à la clinique. Il m'a dit d'appeler tôt ce matin mais il est déjà onze heures. Je suis seule et je n'en ai plus la force, je n'y arrive pas. Même plus à demander de l'aide. Ce n'est pas grave, je dors encore une heure et après j'appellerai. » Et le temps assassin gagne encore une heure sur ma survie. Enfin je me lève, je me traîne jusqu'à l'ordinateur et je parviens à effectuer ma recherche d'information. Ma vue est brouillée, j'ai la tête qui tourne, je la laisse dodeliner comme un vieux. Ma mâchoire ne se ferme plus. Mais maintenant il faut téléphoner, transmettre un message clair or je ne peux plus articuler, je ne termine plus mes phrases, je m'endors en parlant. Mon interlocutrice s'impatiente, elle me fait répéter plusieurs fois. Je ne comprends pas ce qu'elle dit. Des ambulanciers vont venir me chercher dans une demi-heure, c'est tout ce que je retiens. Panique : une demi-heure pour me préparer, rassembler mes affaires, au rythme où je vais ! Je prends tout au hasard, pêle-mêle, on verra bien.
Je ne dois pas me rendormir pour entendre mes sauveurs sonner. Je m'assois et geins, démunie de larmes pour m'apitoyer sur mon sort. D'ailleurs il fait trop chaud pour pleurer, les corps sont asséchés comme les ruisseaux. Qu'on en finisse, qu'on m'endorme un bon coup, qu'on m'assomme pour que cesse la torture ! Je me présente aux ambulanciers en peignoir imbibé d'urine, seul vêtement assez épais pour m'empêcher de me répandre dans toute la maison. A peine la porte ouverte, ils me rattrapent car je vacille et m'allongent sur le brancard dans la voiture. L'un des hommes ferme la porte de ma maison à clé : je ne suis plus sûre de la revoir, ni mes chats que je n'avais même plus la force de nourrir.
L'autre homme est assis à côté de moi, à hauteur de ma tête. Il est beau, bronzé, il respire la santé. Il y a à peine dix jours, j'étais comme lui mais j'ai oublié comment c'était d'aller bien. Dire qu'on passe des années, des décennies, pour certains des vies entières à se persuader qu'on va mal alors qu'on va très bien ! « La santé d'abord ! » disent les bonnes gens pleines de bon sens. Physique et psychique, on s'entend. Habituée toute ma vie, en jolie femme, au regard au moins empreint de considération des hommes, j'imagine celui de l'ambulancier qui me surveille comme le lait sur le feu. Le statut et l'allure de malade vous privent en un rien de temps de toute perspective de séduction. Il a dû lire dans mes pensées car au terme du voyage et d'une brève conversation, je me souviens de ce mot charitable : « L'intérieur est atteint mais l'écorce est encore belle ! » Il fait une chaleur étouffante dans le véhicule. Nous sommes en septembre et l'été indien se veut caniculaire. Souffrir quand il fait chaud, est-ce pire que quand il fait froid ? La peau est brûlante et moite en permanence, l'air se fait rare et accentue l'impression d'étouffement, une sorte de pression intérieure fait craindre la fièvre et le peu de force qui reste fond comme neige au soleil. Je n'ai pas le droit de boire. Le beau temps fait sortir les gens d'eux-mêmes et de leur terrier ; ils sont plus gais, plus vifs, plus beaux : ils ont l'air en bonne santé. Le contraste avec la pauvre misère que je suis devenue est saisissant. Je ne partage plus leur monde, le ciel bleu, le soleil, la mer, les forêts. Tout cela n'est plus pour moi, je n'y ai plus droit. Quand j'aperçois des arbres encore verts à travers la vitre, je tourne la tête. Chaque virage, chaque aspérité de la chaussée est un supplice. Le conducteur cherche l'équilibre entre délicatesse et rapidité. L'entrée de la clinique m'indique que je ne verrai plus le jour ni ne prendrai l'air de sitôt. La mort est toujours à mon chevet, en embuscade mais désormais je ne serais plus seule pour la combattre.