"Sapere ode"
Clement Billaux
Au dessus de lui s'étendait la voûte étoilée. Et l'espoir, aussi.
En dessous de lui, palpable, la texture rigide d'une tuile d'argile renvoyait à ses appuis la fraicheur de la nuit. Le moment où les premiers rayons solaires iraient la dissiper était encore loin...
Il y était allé seul, ce soir. Il avait enfilé des vêtements chauds et souples, prit des gants, chaussé des baskets usagées, et fourré au cas où une cagoule au fond de ses poches arrières. Il n'avait jamais eut à s'en servir jusque là, il suffisait d'être prudent. Et puis au fond, il ne faisait rien de mal !
Il descendait dans l'air froid de la rue, accueillait avec bienveillance les frissons que son corps lui assénait, et renvoyait aux rares badauds qu'il croisait un sourire bien plus amical que celui qu'ils lui accordaient. Il les aimait. Et ce, même si il n'était pour eux qu'un gamin trop jeune, croisé à une heure trop tardive ! Il les aimait sans exception et sans raison. Ce qui pouvait d'ailleus expliquer pourquoi il n'arrivait pas à concentrer ses sentiments sur une seule personne... Mais là n'est pas la question.
Il trouvait souvent au fil de ses pas un grand bâtiment, de préférence public, attendait dans l'ombre que nul n'arpente les environs, et l'escaladait. Pourquoi faisait-il cela ? Retour à l'état de singe, revendication, dévolution ? Il se contrefichait des interprétations, seul importait le fait de monter.
Monter, prendre à proprement parler de la hauteur sur le monde si terre-à-terre des hommes.
Haut perché sur son rocher des dix Commandements, il observait le va-et-vient des activités humaines comme l'aurait fait un ange en lévitation. Ne voyez rien de mystique là dedans, l'image lui plait, voilà tout.
Il contemplait la lueur des astres, l'aller-retour tranquille des phares incandescents, le scintillement lumineux des habitations, et le pas pressé d'un citoyen inconscient de l'observation dont il faisait l'objet. Celui-ci ne pensait sans doute plus qu'à la confortable chaleur du foyer. C'est vrai qu'il faisait froid ce soir : le panache de vapeur qui s'élevait de sa bouche était là pour le prouver !
Et lui, à quoi pensait-il ?
Il regardait la société, sa société, s'enfouir dans une nécessaire torpeur. Alors que les autres dormaient, lui se réveillait : Il s'extirpait de la glue culturelle du quotidien, pour mieux supporter la rechute. Intégré, mais aussi à part. Vivant... c'est déjà ça.
Quand la loi des hommes n'a plus lieu, quand le lieu domine les hommes, alors il est possible de prendre rendez-vous avec Gaïa. Avec soi-même, et avec le monde, tel qu'ils apparaissent lorsque la tête est vierge de préoccupations parasites. Croyez le ou pas, la psychanalyse céleste aboutit toujours aux mêmes conclusions : Le monde est simplement merveilleux de complexité. Emplis à l'infini d'évidents mystères... Juste beau. Sans qu'aucune notion subjective ne soit placée derrière ce qualificatif. Un peu comme un tableau qui ferait l'unanimité, si vous voulez.
Dans un rêve éveillé -à moins que ce ne soit le contraire-, sa perception du réel surfait sur les vagues de son inconscient, sans savoir à quel moment elle rejoindrait le sable râpeux de la grève. A quel moment il lui faudrait replonger dans le moule illusoire, mais bien matériel, du sens commun. Je ressens, donc je suis moi...
Un élément inconnu l'extirpa soudain du cheminement de ses pensées.
Les formes environnantes lui paraissaient plus nettes, un vaporeux brouillard commençait à envahir l'asphalte macadamé des routes, une subtile hausse des températures se faisait sentir... et au loin, les nuages accouplés à l'horizon rosissaient. A bien tendre l'oreille, il pouvait même discerner le gazouillis éphémère des premiers oiseaux diurnes !
Naturellement, il sourit. Il n'avait pas vu le temps passer... Il quitta donc subrepticement sa position, vérifia que nul ne le verrait, et se sépara de la masse bétonnée de son rocher. Ce qui le différenciait de Moïse, c'est que les tables des Lois étaient inscrites dans son esprit.
Il marchait dans une rue éclairée par l'aurore, et renvoyait un sourire franc aux matinaux qu'il croisait. Ces derniers ne lui souriaient pas, et lui, bien après leur passage, souriait encore.
Quelques minutes plus tard, dans la torpeur anesthésique de son lit, il se couchait avec le sourire. Sapere ode.
Au dessus de lui se trouvait la chambre de ses parents.
Au dessus de cette chambre se trouvait un comble.
Au dessus de ce comble se trouvait la texture rigide des tuiles d'argile. Au dessus des tuiles s'étendait la voûte étoilée.
Il le savait, même dissimulée par le soleil, la voûte étoilée serait toujours au dessus de lui. Et l'espoir, aussi.