S'en griller une
versolite
Le cendrier n'est pas loin de ma paume quand je lis. Dès que je décris un mouvement pour tourner la page, il est là, à voler dans mon champ de vision pendant que je parcoure les lignes de celle de gauche. Je ne sais comment, mais celles-ci me paraissent toujours plus vagues.
Quelques mégots y reposent dans une vallée de cendres. Is est allé s'en griller une dans le salon. Il revient, parfois, je le sens s'approcher, le poids de son corps sur mon dos quand il tape avec une énergie inutile le petit tube de tabac sur le rebord pour se débarrasser des morceaux gris. L'odeur ne m'écoeure pas particulièrement, mais il se sent obligé, précaution conne, de s'éloigner. Est-ce que je le dégoûte, ou est-ce qu'il croit encore qu'il a fait quelque chose ? C'est absurde de le penser, mais j'en suis au stade où les idées ont trop patiné et se perdent dans des miasmes stupides.
Je veux m'en allumer une, aussi. Je devrais pas, c'est un de ses rares droits, puisqu'il ne peut pas toucher aux bouteilles d'alcool que je me descends constamment à moi seul, mais l'envie, aussi égoïste soit-elle, est trop forte. Je tire l'une d'elle du vieux paquet du bout des doigts, entre l'index et le majeur. Je prends le briquet, allume. Je m'y prends lentement, je crois que j'ai un délice volontaire à voir la flamme hésiter sur l'embout brun avant d'enfin céder et l'allumer. J'aspire une lente bouffée que je recrache par le nez. Je tousse un peu, ça fait longtemps.
Il m'a entendu, je crois, il revient. Je pensais qu'il m'engueulerait, c'est bien l'occasion, mais c'est comme s'il n'avait rien vu, il dépose encore sa cendre. Ses yeux ne m'effleurent pas. J'écarte la clope de mes lèvres.
- Tu fais la gueule ? je demande.
Je sais bien que non, quelque part, mais il faudrait qu'il bouge. Il est tout flasque, là, ça m'énerve. Ça marche : il a un remuement d'épaules, ses paupières battent, désolées, il dit entre ses dents quelque chose que je n'entends pas.
- Quoi ? je dis, haussant la voix.
- Ben non, je fais pas la gueule, pourquoi tu me demande ça ?
Bon, et là, on pourrait penser que j'ai tort qu' "on" aurait raison, merci bien, mais ce silence me suffit pas. Il est en train de s'écarter de moi pour partir quelque part dans les bas-fonds de son crâne où je ne peux pas l'atteindre, et c'est pas encore l'heure des médicaments pour compenser ça, nous ramener sur un terrain de conscience. J'ai pas d'autre alternative.
- Si, tu me fais carrément la gueule, là.
Il fronce les sourcils. Il est contrarié, je sais que sa voix aura quelque chose de plaintif, d'agressivo-plaintif quand il me répondra, et je pourrais jouer sur cette corde. Continuer la conversation, tirer le fil jusqu'au bout. Je veux pas l'emmerder. Je veux pas lui faire du mal, je l'adore, Is - il peut toujours se gratter pour me l'entendre dire, mais je l'adore. Mais ça, ça lui ressemble pas.
- Ta cendre.
Ma clope s'est bien consumée et, à son bout, deux bons centimètres de grisaille presque violette attendent seulement de tomber. Je tapote, lui écrase la sienne. Le fond du cendrier est comme un lac boueux.
- Je vais me coucher, dit Is.
Il est fatigué. J'insiste pas.