Seul
My Martin
Une fournaise. La chaleur est intense.
Je suis face aux hyènes. Le ciel gronde.
Une hyène attaque ma mère. Je suis à côté d'elle, si douce. Elle hurle sous la hyène, les os craquent. Je recule, ils se précipitent pour lui porter secours. La terreur me submerge, je fuis au hasard.
... Ils me poussent devant la Famille. Il me juge.
Ils me chassent à coups de cailloux.
Je me réveille, le visage baigné de larmes. Je fais toujours le même cauchemar qui me laisse le cœur battant. Pourtant je suis en sécurité dans le Rocher. Ici personne ne peut me trouver, personne ne peut me faire du mal. Les chauves-souris volent dans la grotte, elles forment des colonies qui couvrent la voûte. Les chauves-souris, mes amies de la nuit, mon garde-manger.
L'orage est violent. J'escalade le Rocher jusqu'au plateau, la vue porte loin. Le ciel est zébré d'éclairs éblouissants. L'horizon est rouge, une odeur âcre emplit l'air. L'incendie fait rage, le vent de tempête attise les hautes flammes, qui courent, dévorent la maigre végétation de la Plaine. Les oiseaux affolés fuient dans le ciel.
La vie est difficile pendant la saison sèche, de plus en plus longue. Le soleil brûlant tue les plus vulnérables. Les points d'eau se raréfient, la quête de nourriture occupe tout le temps.
Les nuages tourbillonnent puis crèvent, des trombes d'eau se déversent enfin, éteignent le feu alors que le jour se lève.
J'ai la gorge sèche, je redescends dans la grotte pour boire.
La Plaine reverdit. Les plantes fleurissent vite. Des antilopes, des hyènes, des lionnes, viennent s'abreuver au pied du Rocher, où s'est formé un lac éphémère.
Je m'éloigne du Rocher et me risque sur la Plaine. Près de l'eau, des craquements. Pas un souffle d'air, je ne sens rien.
Une hyène, une autre hyène, affamées. A découvert, je suis une proie facile.
J'attaque la hyène la plus proche, plante mes griffes dans sa gorge et maintiens sa tête au sol. J'entaille sa gorge, un flot de sang gicle.
Je me dégage, bondis sur l'autre hyène en retrait. J'esquive ses mâchoires qui claquent dans le vide. Je mords sa patte, brise les os.
Je me relève et m'enfuis. J'escalade le Rocher proche, je suis hors de portée.
La Plaine est mon domaine. Je dois marquer mon territoire, toujours savoir qui est là.
L'air brûlant ne transmet aucune odeur. Derrière les buissons, les lionnes se lèvent à mon approche. Attaquer, toujours attaquer. Si les lionnes s'unissent contre moi, je suis perdu.
Surprise, la lionne recule mais j'enserre son cou de mes bras. Elle gronde, se débat, secoue la tête. Son haleine pue. A l'aveugle, je griffe le museau, les yeux. Toujours viser les yeux. La paupière, je lacère les yeux, un liquide poisseux coule sur mes mains.
L'autre lionne ne réagit pas immédiatement. Dressé face à elle, je montre les crocs, me frappe la poitrine et rugis.
L'effet de surprise est de courte durée. je cours vers le Rocher sauveur, les lionnes ne me poursuivent pas.
A la base du Rocher s'ouvrent des grottes, abris bienvenus. Je progresse de buisson en buisson, je surveille cette zone.
Ils sont arrivés, je ne les ai pas remarqués. Ils passent parfois au large et continuent vers le soleil levant. Eux restent, je ne veux pas. Je ne les aime pas. Avec eux vient la haine. Ils ne peuvent vivre que dans la haine.
Je vois le petit. Assis au bord de l'eau, il tient un bâton et gratte la boue, absorbé par son jeu. Les grottes sont proches.
La lionne approche au ras du sol en silence. Je m'accroupis. Le petit se lève, hésite, marche vers la grotte, droit vers la lionne. Je n'interviens pas.
Le petit pleure. Je ne veux pas qu'il pleure.
La lionne bondit mais je suis face à elle, je l'étreins, nous roulons à terre. Nos odeurs se mêlent. Je plante mes griffes dans son dos, laboure son ventre avec les griffes de mes pieds. Je mords sa gorge. Mon sexe tendu est énorme. La chair tiède palpite contre moi, les bouillons de sang m'éclaboussent. J'arrache une partie de la gorge, rejette la tête de la lionne en arrière et lui casse le cou.
Je ferme les yeux, tant le plaisir me submerge, et jouis à grandes giclées blanches contre le corps chaud.
Je reviens à moi, couvert de terre et de sang.
Il se tient devant moi, il porte le petit dans ses bras. Il court vers la grotte.
Le sang coule le long de ma cuisse, profondément entaillée. Une griffe de ma main pend, presque arrachée. Je vais dans le Rocher, je sais où trouver de l'eau pour me laver.
Le soleil brille dans la nuit.
Des lionnes, des hyènes, s'introduisent dans la grotte, bloquent les issues. Je fais face, je me bats avec courage.
Les carapaces luisent. Les insectes se recouvrent, se chevauchent sur plusieurs épaisseurs. Les mandibules, les pattes, les antennes s'agitent, se heurtent, crissent, grouillent.
Le petit se blottit contre ma jambe. Nous sommes cernés.
Je grimpe sur la paroi et fuis par une faille dans la voûte.
Non !
Je crie, assis sur ma litière. Ma cuisse me fait mal. La plaie est laide, enflammée. J'ai la fièvre. Je dois continuer à attaquer, chasser les intrus.
Dehors, le feu du soleil dessèche la végétation, le lac va disparaître. Les hyènes d'un côté, les lionnes de l'autre. Je les ai affrontées, je les ai vaincues mais elles sont dangereuses, toujours présentes sur mon territoire.
Je ne suis pas toujours vigilant, il peut en venir d'autres.
Depuis mon poste d'observation, le paysage vibre de chaleur. L'horizon se couvre d'une infinité de points qui convergent vers le Rocher. Un immense troupeau, les bœufs migrent. Les lionnes, les hyènes, les escortent, aux aguets.
Le troupeau s'éloigne vers le soleil levant.
Je descends sur la Plaine. Le corps de la lionne a disparu, dévoré. Une trace subsiste sur le sol.
La hyène blessée s'est réfugiée sous un buisson. Elle halète, agonisante. Ses yeux crevés sont couverts de mouches bourdonnantes.
Près de la grotte, aucun mouvement. J'attends un moment puis entre dans l'abri. La puanteur m'assaille. Un matelas d'herbes sèches contre la paroi. Des nuages de mouches grouillent sur des restes pourris. Une main, un crâne aux orbites vides, curés, rongés.
Ils sont partis, ils ont suivi les bœufs.
Je reviens vers le Rocher par mon chemin habituel. Un massif en fait, isolé dans la Plaine, avec des pics déchiquetés, des failles sans fond, des passages sinueux.
Je suis sur mes gardes. Le sol porte l'empreinte de mes pas. Mes sens sont en éveil, sans véritable raison. Un coude.
Il est devant moi, le petit dans les bras.
-"Je t'attendais. Tu as tué la lionne, tu as sauvé la vie de mon enfant, j'ai une dette envers toi."
Je secoue la tête. Pas de dette.
-"Ecoute-moi.
Tu es transformé, magnifique. Tu es des nôtres, de la Famille. Ton histoire est connue, transmise. Elle a marqué le début de notre fin. L'attaque des hyènes, revenues plusieurs fois. La Famille s'est divisée. Les fils ont tué les anciens puis il se sont entretués, pour devenir chef. La haine nous a séparés plus sûrement que la famine. Les plus jeunes qui en avaient encore la force, sont partis, chacun de leur côté.
Ecoute-moi, tu es des nôtres. Viens, nous allons suivre les bœufs, nous aurons toujours à manger. Nous reconstituerons la Famille. Avec toi, nous serons invincibles."
Il avance, tend la main. Je ramasse une pierre. Je gronde, montre les crocs, me frappe la poitrine. Je rugis. Il avance, avance, je vais jeter la pierre et le tuer.
Le petit pleure.
Alors je bondis sur la paroi et disparais dans le Rocher.
*