Sévices sociaux

Olivier Verdy

déposer les plateaux repas, récupérer les plateaux repas, surveiller la prise de médicaments et surtout maintenir le lien social des personnes agées.

- J'ai encore une cliente à faire et puis j'ai terminé. Après je repasse me changer et on se retrouve pour prendre un verre si tu veux ?

-…

- Non, je n'en ai pas pour très longtemps. Je ne suis plus très loin d'ailleurs là.je ne vais pas tarder à me garer.

-…

-Oui. Ok on fait comme ça. A tout à l'heure. Bises.

 

Djamila raccroche et pose son téléphone sur le siège passager; c'est quand même plus pratique pour se garer. Moitié sur un terre-plein, moitié sur la chaussée. En tout cas en laissant suffisamment d'espace pour que les autres véhicules passent. Enfin, seulement on ne compte pas les bus et les camions qui d'ailleurs n'ont rien à faire dans cette rue à cette heure.

L'utilitaire blanc estampillé service social brille de tous ces feux de détresse et Djamila ouvre la porte arrière pour en sortir un bloc note et une petite trousse. Adresse check. Cliente check. Djamila sonne.

-          Oui ? Qui c'est ?

-          Madame Bialse ? c'est Djamila, je viens récupérer le plateau et vous donner vos médicaments. Vous pouvez m'ouvrir ?

Porte franchie, ascenseur jusqu'au troisième La dernière cliente. Enfin. Cette journée a été particulièrement longue et éprouvante pour l‘auxiliaire. Tout est allé de mal en pis depuis le réveil. Dès le réveil – qui ne s'est pas manifesté à l'heure prévue. Ou alors si peu fort qu'il n'a pas rempli son rôle. Et que c'est la responsable elle-même qui a dû téléphoner, inquiète de toujours voir le véhicule de fonction sur le parking. Ensuite, tout ne fut qu'une longue course : se doucher, déjeuner, se préparer, aller prendre la voiture, vérifier son contenu et essayer de rattraper le retard. Dans ces services, tout est précis, millimétré. Et si le plateau de madame Ramirez n'est pas déposé à 9H15 ou si le ménage de monsieur Jouve n'est pas commencé à 9h45 alors le téléphone sonne interminablement débitant des litanies de plaintes et de complaintes.

 

« Allo ? Pourquoi je n'ai pas mon plateau ce matin, est ce que vous m'avez oublié ?» 

« Je ne peux pas me laver, vous comprenez, parce que je n'ai pas encore eu mes médicaments »

« Je ne dis pas ça pour vos embêter mais il est déjà 9h25 et je n'ai pas encore eu mon repas de midi, comment est-ce que je vais faire ? »

«  Vous avez à quelle heure Djamila va venir parce que là mon feuilleton va commencer ? »

« Mon petit-fils devait venir me voir ce midi mais là comme le ménage n'est pas fait je vais devoir annuler ».

Et donc Djamila a dû courir, fatiguée, et continuer à sourire malgré les remontrances et les faux semblants.

« Ce n'est pas grave que vous passiez plus tard mais bon, j'ai cru que je n'aurai pas à manger pas aujourd'hui et personne ne me répondait »

Et alors qu'elle pensait mériter sa pause déjeuner, une cliente l'appelait en panique: elle venait littéralement de se vider non seulement dans sa culotte mais aussi sur le sol de l'entrée et du salon. Consciencieuse, Djamila a laissé sa salade sur le siège passager et est allé nettoyer le parquet, le carrelage et les vêtements. De quoi remplacer toute envie de manger par celle de vomir.

C'est donc épuisée, lasse et affamée qu'elle arrive chez madame Bialse.

-          Alors comment il était ce repas ?

-          Très bon mais je n'ai pas touché les petits pois, je n'aime pas ça et la viande était trop cuite. Le fruit je l'ai gardé pour plus tard.

-          D'accord. Et vous avez passé une bonne journée ?

-          Oh bien, Je n'ai pas eu trop mal à la tête et j'ai le ventre qui gargouille.

-          Ah oui, je vois et vous avez regardé un film aujourd'hui ?

-          Oui. Enfin le début. Après ma voisine, vous savez Simone, est venue me voir.

-          C'est gentil ça. Comme ça, vous avez eu de la compagnie.

-          Elle est surtout venue pour m'espionner. Je crois qu'elle vient voir ce que je mange et ce que je fais

-          Ah bon ? Pourquoi dites-vous cela ?

-          Elle regarde partout quand elle arrive, elle vérifie mon repas, fouille dans tous les coins. Je n'aime pas ça.

-          C'est parce qu'elle s'intéresse à vous. Elle vous pose des questions et puis comme ça vous n'êtes pas seule. Vous avez pris vos comprimés ce midi, les rouges ? montrez-moi la boite.

-          Elle est posée là sur le plateau.

 

Djamila doit contrôler. La routine. Le plateau est au même endroit où elle l'a posé le matin. La petite boite à comprimés est dessus. Vide. Bloc note ouvert. Une croix pour repas pris, même si les petit pois sont intacts. Une croix pour médicament du midi pris. L'appartement n'est pas sale ? Une autre croix. La cliente n'est pas sale. Encore une. Il ne reste que les médicaments de l'après-midi et l'état général à vérifier.

 

Madame Bialse est assise dans son grand fauteuil, un peu comme une reine devant sa cour.

-          Passez-moi mes lunettes s'il vous plait, je les ai posées sur la table juste à côté.

-          Les voilà, et puis c'est l'heure de vos comprimés.

-          Je n'en veux pas de ceux là

-          Ah ce n'est pas bien ça madame Bialse, vous savez que vous devez les prendre, ils vous aident à vous reposer et à mieux dormir ensuite.

-          Non. Ils me font mal au ventre. Dites à votre chef que je n'en veux plus

-          Mais madame, ce n'est pas mon chef qui décide, c'est le docteur. S'ils vous font mal, il faut lui dire et il trouvera autre chose. En attendant, il faut les prendre pour vous soigner.

-          Je vous ai dit non. Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ?

-          Allez, pour me faire plaisir.

-          Non. Vous, faites-moi plaisir. Partez.

-          Vous savez que ne je peux pas, vous devez les prendre sinon vous allez être malade et moi, je vais me faire disputer.

-          Laissez-moi

-          Madame Bialse, écoutez-moi. Le docteur a dit que vous deviez prendre ces médicaments alors vous allez les prendre avant que je me mette en colère. Si vous voulez demain on appelle votre médecin ensemble et on lui demandera mais aujourd'hui vous prenez ces putains de médicaments !

-          Comment osez-vous me parler comme ça ? pour qui vous prenez vous ?

 

Djamila se rapproche de sa cliente, encore, tout près, presque visage contre visage. Elle fait ses gros yeux, un regard très colère. Histoire de montrer qui c'est la chef. En général ça suffit largement à convaincre les récalcitrants. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, madame Bialse s'en moque. Elle sourit même. Un sourire insolent. Celui de l'élève qui défie son professeur. Celui de l'enfant qui provoque ses parents. Celui qu‘on n'aime pas. Alors Djamila lui prend la tête entre ses deux mains.

-          Regardez- moi bien madame Bialse parce que je ne vais pas me répéter 10000 fois. Vous prenez ces médicaments de suite ou je me mets très en colère. Vous avez bien compris ?

-          Et vous allez faire quoi ? me mettre une claque ? et lâchez-moi d'abord.

-          Ne me provoquez pas. !!

Djamila se recule. La colère monte, gronde dans sa tête, dans tout son corps. Elle attrape le plateau et le lance contre le mur, prend un paquet de journaux et les envoie sur la vieille dame

-          Attention, là je suis très énervée alors vous arrêtez tout de suite ce petit manège

-          Allez y casser tout, c'est vous la boniche après tout et c'est vous qui allez nettoyer après.

Tendue, les veines gonflées, Djamila se penche et balance une énorme claque sur la joue de sa cliente qui la regarde, médusée. Puis elle lui tire les cheveux, pas pour faire mal mais pour en arracher une touffe.

-          Je vais vous dénoncer à la mairie; Elle m'avait bien dit, Simone que je devais me méfier de vous.

Madame Bialse prend son verre d'eau dans la main droite, son cachet dans la main gauche. Elle pose le comprimé sur sa langue et le crache parterre puis renverse le verre sur le sol avant de le laisser tomber.

-          Allez, ramassez maintenant. Vous n'êtes bonne qu'à ça.

Djamila se précipite et ramasse le cachet par terre. Elle prend aussi le verre qu'elle jette de rage contre un mur, ses éclats se dispersant un peu partout sur le tapis. Elle enserre ensuite la tête de sa cliente entre ses mains

-          Tu vas le bouffer ce cachet je te jure !!!

Elle force les lèvres avec ses doigts, écartant les chairs sans ménagement et fourre le comprimé à l'intérieur.

-          Avale ça vieille conne. Bouffe le ce truc et crève ensuite. Je n'en peux plus de toutes tes remarques. Et tu n'as pas intérêt à aller cafter à la mairie quoi que ce soit, tu m'as bien compris. ?

L'auxiliaire maintient la bouche fermée et commence et secouer la tête dans tous les sens pour forcer sa détenue à avaler. Elle s'assoit même sur ses genoux afin de que la vieille dame ne puisse se débattre, les bras étant immobilisés sous ses propres cuisses.

-Alors tu l'avales ce truc.et dépêches-toi !

Madame Bialse la regarde, le corps bloqué, les yeux plein de larmes; prisonnière de corps, visage maintenu. Elle a du mal à respirer. Elle ne peut plus parler, plus bouger. Seul son regard exprime sa douleur, traduit sa peur et son inquiétude. Pendant que Djamila hurle et s'agite, madame Bialse sent que son cœur s'emballe, il cogne trop vite, trop fort. Trop tard.

Toujours fixés sur son assaillante, ses yeux passent lentement d'une expression terrorisée à une quiétude morbide. Quand Djamila se rend compte qu'elle est désormais le seul être vivant dans l'appartement, il est évidemment trop tard. Trop tard pour tenter une quelconque réanimation. Trop tard pour hurler. Trop tard pour appeler la voisine ou les pompiers. Mais pas trop tard pour ne pas être accusée, pas trop tard pour ne pas aller en prison. Pas trop tard pour ne pas perdre son job. Pas trop tard.

Alors Djamila se lève doucement, prend une pelle et nettoie le verre brisé, range le plateau, repose les journaux à leur place, essuie l'eau sur le sol. Elle ajuste alors madame Bialse qui se doit d'avoir l'air serein dans son fauteuil. Et doucement, elle se dirige vers la porte. Tout est calme, propre, rangé. Sur le bloc note, ajouter une croix pour médicament pris. Et une dernière : « la cliente va bien ».

Sans faire de bruit, Elle referme la porte et retourne à sa voiture. Tout en démarrant elle allume son portable

-          Oui c'est moi. C'est bon j'ai fini.

-          …

-          Oui normal quoi ! Je passe déposer la voiture et je te rejoins au Four Stars dans 30 minutes ok ?

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