SI J ETAIS UN PERSONNAGE DE ROMAN
Danielle Guisiano
Je vais vous raconter l’histoire la plus surprenante qu’il me soit arrivée lors dans ma carrière de journaliste. J’étais alors jeune débutante, nouvellement embauchée dans un journal de province. Mes collègues, emportés par leur désir de me bizuter, m’avaient tendu un traquenard.
— Tiens, me lança Thomas en me tendant une feuille où étaient griffonnés une date et une heure, c’est pour ton prochain article, interview de Melissa Mars.
Je le dévisageai, les yeux ronds de stupéfaction. Melissa Mars ? J’avais vaguement entendu ce nom, mais rien ne me venait à l’esprit dans l’immédiat. Vous auriez aussi bien pu me parler de Michel Vaillant ou de Largo Winch. Je n’étais pas branchée BD. Tout au plus ce nom évoquait-il un personnage, certainement une actrice. Le rendez-vous était pour l’après-midi même, et à l’époque Internet n’existait pas pour me venir en aide.
Me voilà donc, à l’heure dite face à une façade si délabrée qu’elle me semblait inhabitée. Lorsque je frappai à la porte, les cognements raisonnèrent dans le vide. Puis soudain, une voix claire et féminine.
— Oui, c’est quel sujet ? — une jeune-femme m’accueillit, un tantinet agacée —, Ah oui, l’interview. Vite, entrez. Je ne sais pas combien de temps j’ai à vous consacrer, je peux être dérangée à tout instant.
Sa plastique était parfaite et relevait presque de l’impensable. Je tentais de me recentrer sur mes questions, qui, il faut bien le dire, se résumaient à presque rien. J’entérinais une approche sans grande conviction, persuadée que cet entretien serait le plus bref et le plus bâclé de ma jeune vie.
— Comment êtes-vous…
La divine apparition me coupa aussitôt, et termina ma question avec fébrilité.
— Je suis devenue personnage de roman ?— elle ménagea une pause —, par hasard. Au commencement, je n’étais qu’une idée, une chimère, une espérance qui naviguait dans la tête de mon auteur.
Elle se hâta de rajouter :
— La Plume est au repos et mon auteur sans doute endormi, mais il peut se réveiller à tout instant, ne m’en veuillez pas si je disparais.
Je souris, maintenant totalement persuadée être le dindon d’une mauvaise farce, victime des facéties de mes confrères. Cependant, je décidai de rentrer dans le jeu.
— Ainsi donc, vous n’étiez que nébulosité dans un esprit enfiévré.
Elle fit une moue tout ce qu’il y a d’adorable.
— On peut me qualifier comme telle, à l’origine bien sûr, parce que lorsque mon auteur a osé mettre des mots sur ses inspirations, j’ai pris naissance. La Plume m’a modelée. Aux prémices, je ne ressemblais pas à grand-chose, juste une image floue, fruit de son imagination. Féminine, ça il en était sûr. Puis mon physique s’est modifié aux cours de ses réflexions. Il m’a donné un prénom, une identité et m’a positionnée dans son aventure. Oh, j’ai beaucoup de chance, il est précis et soigneux dans son récit et si quelquefois les péripéties que je rencontre semblent me porter tout droit vers un sort funeste, en un éclair de génie mon fabuleux géniteur retourne la situation à mon avantage. Il me pare de toilettes extravagantes et de bijoux. Je traverse le monde dans un milieu aisé où des gentlemen me protègent. Je suis une héroïne, femme fatale, à la recherche de son grand amour disparu en pleine mer. En somme, j’aime assez ma vie.
Elle déglutit pour reprendre son souffle.
— Oh, je sais, dit-elle, ou plutôt je redoute. Un jour viendra où mon créateur posera le point final. Le dénouement sera heureux et j’en serai comblée, mais l’aventure s’arrêtera là et je redeviendrai un fantôme évanescent sans corps ni âme. Il en est ainsi pour tous les personnages de roman vous savez !
Le crayon courrait sur mon calepin, je ne perdais pas une miette de chacun de ses mots car j’avais bien l’intention de bluffer les blagueurs en écrivant un article. Lorsque mes yeux se posèrent le visage de l’intrigante, j’y lu de la résignation et de la tristesse. Je me fis la réflexion que cette fille était une formidable actrice. Puis un sourire égailla soudain ses traits, deux ravissantes fossettes retroussèrent ses joues rosées.
— Mais il y a une alternative à cette disparition.
Sa voix claire et pure se posa, elle laissa s’écouler quelques secondes avant d’asséner en se penchant vers moi, semblant me révéler un secret.
— Parce que je continue de vivre bien après que le livre soit refermé, j’hante l’esprit des lecteurs qui m’ont imaginée à leur façon, je nourris leurs rêves et leurs passions. Lorsque j’ai investi vos pensées, j’y demeure à jamais.
Soudain un petit bruit de crécelle me fit sursauter, pareil au bruissement de la queue d’un serpent à sonnette. Ma jolie fée sembla subitement ondoyer et s’illuminer. Puis face à moi, se produisit un évènement totalement incroyable. Sa silhouette devint floue et transparente. Melissa, parce que tel était son nom, m’adressa un dernier signe de la main avant de totalement disparaître. Abasourdie par la transformation, j’en lâchai mon cahier. Un phénomène d’aurore boréale irisa la maison avant de s’éteindre. Le lieu se révéla alors être une vieille masure insalubre et humide. Ma peur fut dépassée par ma stupeur et je ne compris pas bien où je me trouvais. Je regagnai le journal en proie à toutes sortes de questionnements. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir au fond de la bibliothèque une BD mettant en scène Melissa Mars. Le dessin ressemblait à s’y méprendre à mon apparition.
Maintenant, je sais, je sais qu’ils existent.