Si tu ouvres le tiroir

My Martin

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Paolo Rumiz, né en 1947. Journaliste italien, écrivain voyageur 

 

"La légende des montagnes qui naviguent" (2017)


*


Il avait une barbe biblique, aussi inextricable qu'un buisson ardent, des mains de ferronnier et des yeux de bon brigand. Son physique parfait parlait pour lui. On voyait clairement qu'il possédait l'agilité du chamois, l'impatience de prendre les choses en main, un altruisme fébrile, mais dépourvu de naïveté. Il était la quintessence de l'âme montagnarde, et plus précisément, des gens de la région de Biella. 

Ce fut ainsi que je le vis la première fois. Francesco Bider, ouvrier du textile, me fit forte impression, avant même d'ouvrir la bouche. 

 

J'étais allé dans sa ville parler de la guerre en Bosnie. Lui, ce rugueux Robin des Bois, posa des questions pertinentes, qui indiquaient que dans son âme, il avait étudié cette situation au prix de la souffrance. Il me plut, il était différent de tous les autres, et je l'invitai à dîner, afin de poursuivre la discussion. 

 

La tuerie de Srebrenica, au cours de laquelle, avec la complicité de l'Europe et du monde, des milliers de musulmans furent massacrés, dans le cadre de la plus atroce hécatombe européenne depuis 1945, n'avait pas encore eu lieu.  

Mais Francesco lisait déjà les évènements, comme le commencement d'une vague prolongée, la mise en route d'un affrontement qui pouvait durer indéfiniment.  

 

Pendant quatre ans, nous restâmes sans nouvelles l'un de l'autre.  

Il reparut au printemps de 1999, dès les premiers signes de la crise au Kosovo, lorsque les milices serbes de Slobodan Milosevic -celles qu'on avait déjà vu à l'œuvre en Bosnie- entreprirent un nettoyage ethnique contre les Albanais (en majorité, musulmans), dans cette province du sud de l'ex-Yougoslavie. 

 

Il écrivit des lettres, il téléphona, il dit qu'on ne pouvait pas rester sans rien faire. 

 

Il expliqua que, si nous n'aidions pas ces musulmans européens, nous allions laisser le champ libre à l'islam extrémiste, accélérer un affrontement direct entre l'Occident et l'Orient. 

 

Un jour à l'aube, je revins du Monténégro, où j'étais parti, envoyé par La Repubblica, rendre compte des premiers bombardements de l'Otan, en Yougoslavie.  

Je le trouvais qui m'attendait dans la rue, devant le journal. Il crachinait. J'avais encore mes valises. Le concierge me dit qu'il y avait un type étrange qui m'attendait dans sa voiture, depuis des jours.  

Je me dis : c'est Francesco Bider, de Biella.  

Et en effet, c'était lui. Il dormait dans l'habitacle de son 4 x 4 d'un vert militaire, allongé comme une momie dans son sac de couchage, tandis que sa respiration faisait onduler sa grande barbe mésopotamienne.  

Je frappai à la fenêtre : il se dressa brusquement comme un soldat des forces de combat, entraîné à affronter les situations extrêmes. 

 

En buvant le café, il me dit : « Je ne pouvais pas partir sans te voir. » Il était en partance pour l'Albanie, où il devait donner un coup de main dans les camps de réfugiés. 

Quand il disparut comme un braconnier à bord de sa jeep, je sentis bien qu'il ne m'avait pas tout dit. Francesco avait un dessein bien à lui, qu'il ne communiquait pas. Il m'avait demandé de lui fournir des contacts, des numéros de téléphone, des informations logistiques, des appuis auprès de l'ONU. Mais j'avais eu l'impression que ce n'était qu'un prétexte. 

 

Il me téléphona encore deux fois.  

La première, depuis Naples, où il était allé trouver son ex-commandant des chasseurs alpins, devenu le général Boriero ; à lui aussi, il avait demandé des conseils. Mais la rencontre, me dit-il, n'avait rien éclairci. 

Puis une autre fois de Kukës, en Albanie, où il avait vu l'enfer de dizaines de milliers de réfugiés kosovars dans des tentes sous la pluie, au milieu de la boue. Il avait cherché à se rendre utile comme volontaire, mais sans y parvenir.  

Le problème, dit-il, se situait ailleurs. Au Kosovo.  

 

Ce fut son dernier signal. Il disparut sans appeler sa famille, ses cinq frères. Personne.  


 *


Son frère Alfredo vint me voir. Il y avait des poèmes, des récits, qu'il avait laissés. Des histoires délicates de fleurs, de montagnes, d'arbres, de femmes perdues. 

« Si tu ouvres le tiroir où tu as enfermé ton cœur, tu trouves des paroles, des paroles simples, grandes, bonnes, qui t'accompagnent sur ton chemin. » 

« Quand on parle, disait-il à tout propos, on ne meurt pas. »  

 

Francesco Bider était né dans un petit coin des Alpes, qu'on appelle en Italie, Alpe Desate. 

L'aîné de six garçons, il écouta avec passion les histoires de ce lieu et vécut son enfance dans une liberté totale.  

Par sa mère, Maria -une noble femme- il fut formé à un engagement chrétien, dont il fallait donner des preuves généreuses, fortes, totales. 

Le soir, son père chantait en s'accompagnant à la guitare, au coin du feu, jusqu'au moment où tous les petits tombaient endormis. 

 

À un Frioulan qui l'avait rencontré en Albanie, dans une tente de réfugiés engloutie dans la boue, il avait confié :  

« Je suis pacifiste et antimilitariste, mais je me suis enrôlé, parce que je veux me battre pour ce petit enfant, qui nous demande l'aumône. Et par-dessus tout, pour cette petite fille, qui nous tire la langue, au milieu de toute cette désolation. » 

 

Un jour, je retournerai en secret, pour chercher les deux lynx que Francesco a libérés. Il les avait achetés en Bosnie à deux brigands des bois, comme lui. Il les avait payés en marks et puis il avait passé quatre frontières de nuit, sans se faire prendre. 

Alfredo raconte. « À l'aube je l'ai vu arriver, avec les deux lynx dans des cartons. 

Je lui ai demandé "Mais comment t'as fait ?"  

Et il m'a répondu "en Yougoslavie, nema problema." 

"Et à la frontière italienne ?"  

"Je suis passé par un tout petit col, entre Trieste et Gorizia. À une certaine heure, les douaniers vont dormir. J'ai relevé la barrière tout seul et je suis passé."  

Je lui ai dit "T'es malade"  

Et il m'a répondu "je voulais faire venir ici aussi, un peu de Bosnie." » 


*


Francesco Giuseppe Bider

Né le 10 janvier 1961. Valle Cervo. Alpe Desate.

Mort le 7 mai 1999, au sein de l'UÇK. Près de Rrasa et Koshares, dans les montagnes frontalières avec l'Albanie

 

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