Six Faces (extrait #1)

esteban

Calamity. Calamity Rainbow. Voilà le nom dont son père l’avait affublé, « parce que ça sonnait joli », comme il le lui avait souvent répété. « Tu parles » lui répondait-il invariablement dans un grommellement mental. Un nom prédestiné oui, un nom qui porte la poisse. Calamity donc, puisque malgré ses récriminations il n’avait pas été fichu de se trouver un pseudonyme convenable, appartenait à la race des qrevets, êtres vaguement humanoïdes apparentés aux crustacés, au corps recouvert d’une fine carapace rose pâle. Lui était petit pour son espèce, et avait le teint particulièrement rouge. « Je suis sûr qu’ils l’ont fait exprès de me faire si rouge. » Il pensait souvent que tout avait été planifié pour que sa vie soit un enfer, même sa conception. Ses parents s’aimaient pourtant très fort, et voulaient plus que tout un garçon. C’avait été Calamity, et son père n’avait pas hésité un instant sur le prénom de son héritier. Ah, il était fier le papa, et heureux, tellement heureux, ignorant à l’époque de ce que le destin réservait à son fils : le statut peu enviable de plus mauvais voleur de toute la région du Déosan. Encore son départ prématuré, avant que son fils ne tourne mal, avait-il sauvegardé son honneur. On ne peut pas en dire autant de celui de ce brave Calamity qui, de coup raté en coup minable, survivait plus qu’il ne vivait. Chaque jour que le Cube faisait, il se demandait quelle tuile allait lui tomber sur la tête, littéralement ou non – quoique dans son cas la conjonction des deux atteignît des probabilités décourageantes. Il était comme ça Calamity, il n’avait pas de veine.

Ce soir était un soir comme tous les autres, et la nuit était sombre et glacée comme les cornets vanille-tomate du vieux Somy. Qu’elles étaient bonnes ses glaces. Bonnes mais chères, trop chères même pour ce pauvre Calamity qui devait se contenter de demander aux clients de décrire la sensation que leur procurait la dégustation d’un tel délice. Cette nuit-là donc, Calamity avait jeté son dévolu sur une vieille bâtisse dans les quartiers nord de la ville. Cette chère ville de Prias, capitale du Sammanland, où flottait une odeur de pouvoir que ce pauvre Calamity n’avait fait que renifler, sans jamais pouvoir s’en remplir les poumons. Mais fi de ces rêves olfactifs, il fallait bien gagner sa croûte, et qui sait ? peut-être trouverait-il dans cette masure le trésor qu’il cherchait depuis des lustres.

La vieille porte en bois céda facilement aux sollicitations de son petit couteau porte-bonheur – qualificatif qui palliait difficilement l’inefficacité notoire de la lame – et le laissa se faufiler discrètement à l’intérieur. Contrairement à l’extérieur, ici aucune voûte étoilée ne venait disputer le règne des ténèbres. « Oh, la p… de sa… » lâcha-t-il entre ses mandibules. Alors qu’il refermait doucement la porte, celle-ci lui avait laissé une écharde bien vicieuse en souvenir. « Ça commence bien. Quelle idée j’ai eu, j’aurais dû rester couché, tiens. » Ses noires pensées allaient bon train tandis qu’il s'escrimait à enlever son épine. Quand il réussit finalement à s’en débarrasser, une belle marque pourpre à l’un des trois doigts de sa main droite persistait, qui s’accordait parfaitement au rouge cuivré de sa peau. Beau camaïeu, soupira-t-il dans une tentative désespérée pour trouver un aspect positif à ses déboires, tandis qu’il craquait une petite allumette et allumait une vieille torche rabougrie. Celle-ci s’alluma sans se faire prier, ce qui lui permit d’inspecter plus aisément la pièce. Quel bazar là-dedans. Vraiment ces riches, incapables de faire le ménage dans leur débarras. Mais bon, ce n’est pas cela qui allait décourager Calamity qui avança lentement vers un premier tas. Du pied il commença à remuer les différentes choses entassées là : rien que des bibelots sans valeur, des bouts de meubles, et - « Aah ! » - un rat, un horrible rat. Calamity détestait les rats, qui d’ailleurs le lui rendaient bien. Heureusement, celui-là était seul et décampa rapidement. Pour une fois, j’échappe à la morsure, pensa‑t‑il, soulagé. Il ramassa un grand morceau de bois qui traînait là, et s’en servit pour fouiller les autres tas. « C’est bizarre, j’ai l’impression que je vais y passer la nuit pour ramasser deux candélabres en bronze à deux sous » Le pauvre déprimait encore, se disant que son infortune l’avait déjà rattrapé. Pourtant, il courait vite, il avait même déjà essayé de parcourir le Sammanland juché sur le destrier le plus rapide qu’il avait pu trouver ; mais rien n’y faisait, la poisse lui collait aux basques, et le fatalisme était la seule philosophie qu’il pût faire sienne dans ces conditions. La lumière tremblotante que projetait son flambeau de fortune sembla faire scintiller un petit quelque chose sous les gravats, qu’il commença à déblayer tandis que la réticence et le découragement laissaient un peu de place à la curiosité. C’était un médaillon. Énorme, brillant, magnifique. Cher ? Peut-être, il le saurait bientôt. Il attrapa l’objet, l’enfouit sous sa tunique et déguerpit aussi vite qu’il était venu, et prenant toutefois garde de ne pas se blesser à nouveau sur les arêtes de cette maudite porte.

Calamity habitait à cette époque un petit appartement dans les quartiers ouest de Prias. Il devait souvent changer de domicile pour cause de soucis avec certains de ses confrères. À vrai dire, il était carrément en froid avec la Guilde des Voleurs Associés de Prias, la célèbre GUIVOAP. Motif énoncé : Incompétence chronique et notoire, peut-être contagieuse. Un peu facile avait pensé Calamity, mais on ne discute pas avec la puissante Guilde. Il avait donc été radié de l’ordre des Voleurs, mais il continuait quand même. Il ne savait faire que ça après tout. Il avait donc pris l’habitude de changer régulièrement de domicile pour fuir les hommes de la Guilde qui auraient préféré qu’il quitte la ville. Il était d’ailleurs assez doué pour cette vie de fuite. Jamais il ne s’était fait prendre depuis bientôt cinq ans. Un expert en dérobade, le Calamity. Il savait se faire tout petit, prendre le bon chemin dans le dédale de cette ville qu’il connaissait par cœur depuis sa plus tendre enfance. Une enfance plutôt heureuse d’ailleurs, avec même quelques amis, qui partirent rapidement une fois atteint l’âge adulte. Les copains avaient été remplacés par les contacts, quelques relations bien placées pour lui donner un coup de main de temps en temps, quand la fatalité s’acharnait. Au bout de toutes ces années, il s’était accoutumé à cette vie, attendant patiemment son heure de gloire – car son défaitisme n’avait pas étouffé toute velléité de revanche sur la vie –, quand il sortirait de l’ombre après avoir dégotté le magot, le joyau suprême. Pourquoi pas ce luxueux médaillon ? La nuit portant parfois conseil, il s’accorda un peu de repos après avoir dépensé ses dernières maigres forces à farfouiller dans la doublure de sa veste à la recherche des clés de son logis. Saleté de poche trouée.

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