SKRIV

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I

         Qui aurait pu imaginer cela avant ce jour ? Quel esprit humain aurait pu vivre avec une idée si diabolique en tête ? Personne je l’espère et pourtant j’ai la certitude d’avoir connu un homme qui a franchit une limite qu’aucun être auparavant n’avait osé et n’avait pu franchir. Son nom est Nathaniel Wingate Peaslee. C’était un éminent chercheur et aussi un grand ami à moi qui a consacré presque toute sa vie de scientifique à l’étude des mouvements océaniques et du monde aquatique. J’ai eu l’honneur de travailler dans son équipe pendant plus de 15 ans et j’ai ainsi pu découvrir les mystères et les richesses qui peuplent l’océan. Comme nous habitions le même village, chaque dimanche de l’année nous prenions le temps de nous promener sur les falaises de la côte bretonne pour discuter et méditer. On peut donc dire sans exagérer que je faisais partie de son cercle d’intimes, et pourtant je n’ai rien vu venir. Pendant toutes ces années où je l’ai côtoyé, je suis resté aveugle. Encore aujourd’hui je me demande comment cela est possible ? Comment ai-je pu ne pas comprendre ?

          Lors de ces excursions, quand je jetais mon regard au hasard sur l’océan, ce dernier me paraissait tellement vivant. Les vagues incessantes qui s’écrasaient sur la plage semblaient mimer le battement d’un cœur humain et je ne pouvais m’empêcher de percevoir dans cette étendue inconsistante, une bienveillance infinie. Cependant, il m’arrivait parfois, l’espace de quelques secondes, quand mes yeux s’engouffraient dans le bleu ténébreux de l’océan, de ressentir une ineffable terreur. Je me sentais comme observé par un œil caché à la surface de l’eau, comme si chaque remous était parfaitement calculé pour laisser entrevoir à des êtres campés dans les abimes, le monde extérieur. Mais cette terreur était-elle du à mon imagination et aux abysses fantastiques que je me plaisais à me représenter ou alors, au sentiment d’impuissance qu’un homme comme moi peut ressentir face à la force et à la brutalité qu’incarne l’océan ? Cela, je ne pouvais le dire. Mais bizarrement cette sensation ne durait jamais bien longtemps et quelques instants plus tard j’avais déjà retrouvé mes esprits.

         Je me souviens de la première fois où j’ai perçu un changement distinct dans le comportement du professeur. C’était lors d’une de nos ballades, la veille de la catastrophe. Dés le début de notre marche, j’avais soupçonné que quelque chose le préoccupait.   

  - A quoi pensez-vous professeur ? lui demandais-je, alors que depuis quelques minutes nous étions restés silencieux.

         Le professeur s’arrêta d’un coup et tourna son visage vers l’étendue bleue dans laquelle il sembla se perdre pendant quelques secondes. Après quoi il me fixa d’un air absent.

  - Vous savez, répondit-il, même si j’ai consacré ma vie entière à étudier l’océan, celui-ci reste un mystère pour moi. Alors à quoi bon faire tant d’efforts ? Pourquoi vouloir à tout prix connaître la vérité ?

  - Je vous comprends, lui assurais-je. Mais réfléchissez. Vos recherches nous ont apporté tant de nouvelles connaissances. Et après vous, d’autres chercheurs encore vont étudier l’océan et essayer de percer ses secrets. 

  - C’est justement ses secrets qui m’inquiètent, rétorqua-t-il immédiatement.

         Sa réponse me laissa sans voix. Le professeur avait toujours été en admiration devant l’océan au point qu’il souhaitait toujours explorer davantage les moindres détails de ses tréfonds. Mais aujourd’hui c’était un autre Wingate Peaslee qui se tenait devant moi. C’était un Wingate Peaslee qui avait peur d’affronter la vérité. Voyant ma réaction, il reprit sa marche le long de la falaise et jusqu’à la fin de notre promenade nous ne dîmes plus un mot.

         Plus tard quand je fus rentré chez moi, à Kerzouac, je ne pus m’empêcher de repenser à cette phrase. Qu’entendait-il par là ? Qu’avait-il découvert ou,  qu’était-il sur le point de découvrir qui le mette dans cet état ? Toute cette histoire créa en moi un certain trouble que j’avais du mal à identifier. Des images mystérieuses défilaient dans mon esprit. Et le soir même je fis un rêve des plus étranges. Je me voyais dans une grotte accompagné du professeur et d’une femme nue que je n’avais jamais rencontrée. Pourtant il  semblait exister un lien entre elle et moi qui m’était familier. Elle était recouverte d’une sorte de boue bleue et conduisait le professeur par la main le long d’un couloir orné d’écritures d’un langage qui m’était étranger. Les motifs que je pouvais apercevoir étaient ondulés et assez complexes, et chacun d’eux semblait être différent des autres. Le professeur effleurait le mur avec son autre main comme s’il désirait ressentir ses reliefs pour pouvoir déchiffrer cette langue d’un autre temps. Je les suivais de quelques mètres en retrait et ne pouvais donc distinguer leurs visages. C’est alors que le professeur se retourna vers moi et je pus saisir dans son expression un affolement et un effroi qui me fit détourner le regard. A ce moment tout m’apparu clairement et une certitude s’est imposée à moi. L’origine de ces affres ne pouvait provenir que de quelque chose de très profondément caché, qui remonte à la nuit des temps, à l’époque où des forces qui nous sont inconnues œuvraient à la construction du monde. C’était comme si le professeur venait de découvrir la vérité la plus abominable que le monde puisse porter, une vérité qui a été dissimulée depuis des milliers d’années et qui resurgit fatalement aujourd’hui. Et quand je regardai à nouveau, ils avaient déjà disparu par l’embouchure d’une porte qui se referma dserrière eux. Je courus alors de toute mes forces jusqu’à cette sortie et la franchis sans réfléchir. Instantanément je me retrouvai au bord d’une falaise et je ne pus m’arrêter à temps pour éviter la chute. Pendant que je tombais le long de la paroi j’aperçu le professeur debout à l’endroit où je venais de basculer dans le vide. Ce dernier avait un regard de marbre et m’observait tomber lamentablement tandis qu’il feuilletait un livre imposant avec une couverture bleue. Au moment où j’allais percuter la surface de l’eau, je me réveillai.

         Je mis quelques temps à retrouver mes esprits. Ce rêve m’avait semblé si réel que j’avais envie de me rendre chez le professeur pour vérifier s’il était bien chez lui. Mais ma raison repris lentement le dessus et bien que je ne dormis plus du reste de la nuit, je restai chez moi à réfléchir. Je ne cessai de ressasser les images de mon rêve. Cette grotte lugubre, cette femme nue et recouverte de boue bleue, cette écriture ancienne sur les murs, ce grimoire bleue et surtout le visage du professeur marqué par une terreur indicible. Quel sens tout cela pouvait-il bien avoir si cela en avait un ? Que devais-je faire vis-à-vis du professeur ? Avait-il réellement changé ?

         Tant de questions restaient sans réponse que peu avant midi je me décidai à rendre visite au professeur. Je sortis donc de chez moi et commençais à me diriger vers sa demeure. En chemin, je m’aperçus qu’un filament de fumée noire reliait le ciel et la terre à l’horizon. Je me mis à courir aussi vite que je le pouvais pour vérifier une chose qui me paraissait maintenant inévitable. Et plus je me rapprochais de mon but, plus l’évidence de la situation me sautait aux yeux. J’avais maintenant l’intime conviction que la demeure du professeur était en train de brûler. Et en arrivant devant sa propriété, mes hypothèses furent confirmées. Le nuage de fumée avait pris une proportion infernale et après l’avoir fixé quelques instants un sentiment étrange naquit en moi. Mon regard se perdait dans cette étendue ténébreuse et opaque dans laquelle je percevais tout le mystère et l’horreur que recèle l’océan. La fumée noire envahissait le ciel bleu tel un virus qui se propage dans l’eau. La vérité se trouvait juste devant mes yeux. Ce nuage qui sortait de la demeure du professeur semblait incarner tout ce qu’il y a de plus mauvais sur cette terre, comme un lien entre notre monde et un autre monde duquel s’échappaient toutes les énergies les plus démoniaques. Telle l’eau qui s’infiltre dans chaque recoin, cet océan de fumée noir était sur le point d’envahir chaque espace terrestre pour le pervertir et le vider de son essence.

         Après être sorti de ma stupeur, je rentrai aussitôt dans la demeure pour tenter d’y retrouver mon ami professeur. Je me dirigeai dans son bureau le plus rapidement possible qui par chance n’était pas encore atteint totalement par les flammes. Seule la bibliothèque commençait à prendre feu.  Je trouvai le professeur couché sur son siège, à peine conscient. Je le pris immédiatement dans mes bras pour l’extirper de ce brasier. Et au moment où j’allais sortir de la pièce, je remarquai un livre posé sur son bureau. Sa couverture était bleue et laissait apparaître des motifs similaires à ceux que j’avais rencontrés dans mon songe sur les murs de la grotte. C’était irréfutable. Il s’agissait bien du même livre que tenait dans ses mains le professeur la nuit dernière. Je ne pouvais y croire. Comment le professeur avait trouvé ce livre et comment avais-je pu le voir en rêve ? Je devais absolument savoir ce que contenait ce grimoire. Je me dépêchai donc d’extraire le professeur de sa maison pour pouvoir retourner chercher le livre. Mais arrivé à l’extérieur, l’édifice s’écroula littéralement et fut réduit en un amas de pierres et de poutres enflammées. Je couchai le professeur par terre et pris sa tête dans mes mains. Ce dernier ouvrit les yeux lentement et regarda en direction de sa maison incendiée le filet de fumée noire s’élevant dans le ciel.

 - Ca commence …finit-il par dire avec difficulté.

 - Mais quoi ? hurlai-je. De quoi parlez-vous ? Et quel est ce livre bleu que j’ai vu sur votre bureau ?

 - Ce n’est pas un livre, rétorqua-t-il. Je viens juste de …

         Un léger tremblement venait d’interrompre le professeur et un silence anormal avait envahit le lieu. Quelques secondes après, les secousses reprirent. La terre semblait être en train de se réveiller. Le tremblement devenait de plus en plus violent et la surface du sol commença à se déformer à certains endroits. Le relief du terrain se modifiait et des buttes se formaient. Puis quelques arbres se déracinèrent ici et là. Un léger ruissellement arriva jusqu’à nos oreilles comme si de l’eau s’écoulait au loin. Le son s’intensifia au même rythme que le tremblement. J’étais maintenant couché à côté du professeur ne sachant que faire. Le sol était humide et pourtant il n’avait pas plu depuis des jours. J’étais cloué par terre et n’osais pas bouger. La nature était tellement déchaînée qu’une peur absolue que je ne pouvais maîtriser naquit en moi. Je me rendais compte de l’insignifiance de l’homme face à la puissance de ces forces que nous connaissons à peine. Cette terreur pris une telle emprise sur moi que je m’évanoui.

         Quand je me réveillai, tout était calme. Le corps du professeur était sans vie. Il n’y avait personne autour de nous. Sans réfléchir  je décidai de me lever et de marcher en direction de l’océan. Pendant le trajet, je constatai les dégâts causés par le cataclysme et avais du mal à reconnaître mon village de Kerzouac. J’apercevais maintenant la falaise et montais sur un rocher pour mieux observer l’océan. Le tableau qui m’a été offert de voir ce jour là  me marqua à tout jamais. Sur des kilomètres de côte, des corps inanimés flottaient et se faisaient transporter par les vagues comme de simples algues pour finir par s’échouer lamentablement sur le rivage. Seuls quelques survivants parvenaient à se frayer un chemin à travers les cadavres pour rejoindre le continent. Je n’avais aucune idée de ce qu’il venait de se passer et contemplais silencieusement  cette fresque apocalyptique.

II

         Depuis ce jour je n’ai cessé d’explorer les océans. Mais je sais maintenant que la Bretagne restera à jamais le seul endroit où je pourrais vivre. Car après les 25 années que j’ai passées à bord de mon voilier, le Saint-Michel II, je peux affirmer de façon certaine que la Bretagne est  la seule terre émergé encore existante sur notre planète. Notre planète qui d’ailleurs, n’aura jamais été aussi bleue. Et je ne saurais donc jamais ce que le professeur avait découvert. Le livre bleue n’a jamais été retrouvé dans les décombres de l’incendie et aucun indice pouvant nous mettre sur une piste n’a été retrouvé. J’étais pourtant certain que le professeur était entré en contact avec une vérité qui dépasse tout ce que l’humanité peut imaginer. Une vérité si abominable qu’elle nous est cachée depuis la nuit des temps. Le professeur l’avait peut-être découverte, mais quoi qu’il en soit Nathaniel Wingate Peaslee emporta ses secrets dans sa tombe.

         L’histoire que je viens de vous faire partager est le récit véritable de la journée du 9 septembre 1849 telle que je l’ai vécu. Il est destiné à toutes les générations futures qui voudront se rappeler de ce jour comme le jour où un monde qui nous est inconnu est entré en contact avec le notre. Mon nom est Jules Verne, nous sommes le 21 octobre 1884 et à partir d’aujourd’hui jamais plus je ne retournerai naviguer en mer. La Bretagne, si on peut l’appeler encore ainsi, sera ma prison jusqu’à la fin de ma vie.

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