Slimmerdam

Marc Chataigner

Tentative d'actualisation des Villes Invisibles d'Italo Calvino

Slimmerdam est une cité marine. Ses humeurs varient et refluent au gré des courants, dont l'amplitude, un jour dit-on, finira par l'arracher à ce sol auquel elle est arrimée. Les immenses portes plantées dans l'eau, entre elle et le large, ne réussissent qu'à atténuer ses démences. Slimmerdam habitée par un climat changeant, c'est là déjà une source de ses charmes.

Ses premières pierres furent installées, c'était ici encore zone marécageuse, face à la manne des vents du large. Aux commencements de la cité, on moissonnait le vent. Dans les plaines traversées par le grand Slimm, des moulins gigantesques étendaient leurs ailes et capturaient l'air à bras ouverts. La terre, argileuse et humide, fut le berceau d'une dynastie de fileurs de lin, armés de tous leurs moulins. Les palais et hautes manufactures de la vieille ville sont autant d'indices des fastes saisons cultivées, séchées, tissées, tressées et vendues. Mais bientôt la fibre commerçante laissa place à une génération de rentiers.

L'océan fit siffler les bacchantes, et les Ulysses furent abandonnés par les armateurs plus nombreux. Toute la richesse accumulée par les cultivateurs fut bientôt engloutie dans des navires exportateurs des richesses des terres alentours et des savoirs-faire locaux. Le commerce fructuta tant et si bien que les navires importèrent davantage qu'ils exportèrent, apportant à Slimmerdam toutes les commodités et pacotilles dont elle pensait avoir besoin pour briller.

Sur l'embouchure du long Slimm, les fondations d'une ville pérenne et stable furent posées à coup de pierres taillées, afin de supplanter les constructions en bois légères. Bien que les rocs doucement s'enfoncèrent, la détermination de ces fieffés commerçants permit de financer l'apport de nouvelles pierres taillées, et bientôt disposées sur les anciennes, à force d'empiler les façades et les palais génération après génération, les pieds lestés de Slimmerdam gagnèrent en assise, et continuent de tenir bon face aux crues et marées qui persistent à faire bouger les fonds de la lagune.

Au fil des siècles, derrières leurs façades serrées les unes contre les autres pour faire front aux siroccos déments, les commerçants de Slimmerdam ont nouri l'idée de dompter les aléas naturels, de telle sorte que la cité puisse fonctionner avec l'assurance des automates, sans plus avoir à se soucier des humeurs naturelles. En amont de la ville, des infrastructures d'eau autorisent davantage de retenue, et en aval, les solides paupières métalliques verrouillent l'accès à la lagune par temps de tempête. Les masses océaniques d'eaux incertaines ont beau ainsi être tenues à distance, hors du regard des habitants, l'hystérie se fraie neanmoins un chemin jusqu'à leurs oreilles et leur glace le sang.

En hiver, gagnés par le givre, il est fréquent que les canaux et égouts soient pris par les glaces. Les enfants s'aventurent sur ces pontons éphémères, et apprennent tôt à briser le gel qui entrave. Les avenues aquatiques et stations portuaires sont en revanche draguées, entretenues et nettoyées, pour assurer, dans ces corridors pacifiés, la capacité de la ville à commercer tout au long de l'année. Tandis que les pâles des moulins gisent dans les plaines, immobiles, entre l'océan et la cité de Slimmerdam, se déploie désormais un immense champ incessamment opéré par des robots, grues et porteurs insensibles, chargeant et déchargeant nuit et jour des immeubles naviguant. Ces prouesses techniques assurent la rente, mais diluent d'autant les charmes couroucés qui avaient fait la renommée de Slimmerdam.

Quand arrive la fin du printemps, les vents cléments apportent avec eux du ponant de nombreuses festivités. La cité retrouve ses couleurs et sa spontanéité. Les canaux sont gagnés par des processions embarquées, marchés aux fleurs, carnavals ubuesques et compétitions aquatiques. Les moulins fileurs de lin, au-dessus d'eux amadouent la brise pour préparer les nappes des noces tout autant que les cordages éternels. Durant la belle saison, Slimmerdam semble alors parvenir à marier le génie de forces vivantes colossales avec la sainte patronne des commerçants-inventeurs. À chaque fois que s'ouvre l'écluse qui laisse passer un de ses navires, c'est un quartier vivant de cette ville qui s'en va sillonner les plaines maritimes.

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