Sociologie de comptoir des bus brésiliens

miena

Réflexions de fin de journée sur la haine des chauffeurs de bus envers leurs passagers

La société brésilienne se divise en deux groupes, les chauffeurs de bus et les autres (bien souvent passagers).Cette affirmation peut surprendre mais une démarche scientifique menée sur 1736 véhicules motorisés ayant pour fonction le transport collectif d'individus conforte ce constat.

Il est 09h15 à Rio de Janeiro au ponto d'onibus n°23. La température extérieure est de 36°. Une foule est agglutinée autour de l'arrêt, personne ne parle, les regards sont vides, tous se préparent au combat. Les premiers bus se propulsent dans la rue à une vitesse indéterminée et indéterminable: les hostilités sont lancées. Face au refus notoire du chauffeur de marquer l'arrêt, les hommes se ruent sur la route et agitent leurs corps avec une force propre aux peuples en colère. Les premières tentatives sont infructueuses: les motos(comme on nomme les chauffeurs ici) affichent des sourires sournois signifiants "c'est toi ou moi". Face à un engin métallique lancé à 100 km/h tous espèrent que ce soit l'autre. Sans découragement, la foule s'arme de pierres car tous savent que la lapidation est une technique efficace. Les choses s'accélèrent, les pneus crissent et la porte s'entrebâille: rien n'est acquis mais c'est une victoire. Notons que le véhicule roule toujours et qu'il aura fallu bondir dans l'habitacle. J'ai vu des hommes en fauteuils roulants faire preuve d'une dextérité déconcertante pour soulever leur poids et celui de la chaise. Idem pour les vieilles dames qui utilisent leur canne en javelot pour se projeter sur les sièges jaunes destinés aux passagers refusant la violence des combats. Les pacifistes, les femmes enceintes, les objecteurs de conscience, les personnes âgées, les anciens combattants... Tous trouvent asile dans cette zone libre.
Pour les autres la lutte continue. Certains téméraires se hasarderont à défier les yeux haineux du moto pour demander si le bus se rend bien au point X. Idéalistes ou provocateurs, ces perturbateurs se verront opposer une ferme négation. Il faut savoir, et le constat est logique au vu des circonstances, que le bus ne se rendra JAMAIS où vous allez. Cette particularité explique d'ailleurs l'importance de la religion dans la société brésilienne. Aucun passager n'a perdu l'espoir d'arriver chez lui et, telle Bernadette de Soubiron, certains ont pu assister à des miracles. C'est pour cela que tous accepteront de payer le ticket pour tenter leur chance au paradis du voyageur.
À ce stade deux solutions s'offrent aux passagers. La première est le paiement direct au chauffeur qui est la voie la plus risquée et la plus humiliante. Elle vise à punir les troupes d'élite des combattants qui ont su franchir les étapes sus mentionnées pour monter dans le bus. Le moto prendra 10 minutes avant de tourner la tête et une fois le coup d'œil concédé il n'aura pas de monnaie et vous invitera à descendre. La seconde solution réside dans l'épreuve du tourniquet. Un complice du moto nommé o cobrador, assis sur une chaise haute va mener un test approfondi de résistance physique. Debout, en équilibre, il vous laissera affronter les pointes de vitesse, les virages en épingle et les ronds point en sens inverse avant de décider de votre sort. Si vous êtes admis, il appuiera sur un bouton qui débloquera le tourniquet et vous ouvrira la voie sur les sièges libres. Sinon vous serez éjecté par la porte avant laissée sciemment ouverte.
Une fois assis il ne faut pas se laisser aller, ne pas écouter son corps meurtri qui veut abandonner face aux coups malicieux du chauffeur. La concentration est d'or car à 120 km/h dans la vieille ville il est parfois difficile d'apercevoir son arrêt. L'œil vif, les muscles bandés, la main crispée sur la cordelette d'arrêt, les passagers s'observent angoissés. Quand l'un d'entre eux tente de sortir tous font corps. Tous les moyens sont mis en oeuvre: sifflements, hurlements, projectiles... Quelques cris collectifs de MOTO!!! assortis d'insultes polies viennent souvent à bout des velléités du chauffeur. Même dans la lutte, le combat reste loyal car les brésiliens ont la grandeur d'âme, que nous avons perdu, d'afficher peu de mépris et beaucoup d'humour.
Une fois descendu chacun aura dans le cœur un sentiment d'orgueil et de victoire. La satisfaction de la tâche accomplie. Ces aventures quotidiennes permettent d'accroître le goût du challenge, d'affûter sa réactivité et de développer la solidarité citoyenne. Les théories des économistes sur cette puissance émergente confortent cette analyse. Compétitivité, créativité, persévérance ont fait du Brésil un géant en pleine croissance que ces héros ordinaires portent au quotidien.
Quant au moto, pauvre bougre, il trouvera du réconfort au QG des chauffeurs où il pourra se vanter des passagers esquivés, des arrêts oubliés et des taxis disparus dans ses rétroviseurs. Il sait cependant qu'il devra cohabiter avec la junte des indigents qui continuera à livrer bataille pour son droit inconditionnel à la libre circulation. Bien que modérément conservateur, l'idée l'écoeur et il considère ces revendications populaires grossières. À ceux qui arguent la possession d'un pass inter-régional ou l'existence d'un service public des transports, il répond qu'un bus se mérite. Il aime à dire que si on ne peut pas accueillir tout le monde on peut se satisfaire d'aucuns... Il rêve d'une société pure aux autobus vides et se prend à rêver qu'un autre monde est possible. Telle une fantomette révolutionnaire, il sortira cette nuit puis les suivantes pour laisser sur les murs, en papier recyclable, l'empreinte de son combat:

"Avis à tous les vagabonds des arrêts aux mines fatiguées: vous ne gagnerez pas.
Femmes, enfants, vieillards, chiens errants, noirs, blancs, de tout âge et de toutes conditions... Tais-toi et marche!"

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