SORTEZ-MOI DE LA !

cervinou

SORTEZ-MOI DE LÀ !

1 : Une famille part en vacances pour l’Océan Atlantique. Alexandre, le père, préfère rouler de nuit. Là, il attend sa femme et ses deux enfants qui doivent revenir d’une pause pipi. Carole, la mère, boit un café et laisse Sasha et Dimitri seuls pour choisir un magazine. Mais l’aînée revient sans son frère. Les deux femmes le cherchent, en vain. Elles trouvent le doudou et retournent voir le père. Où est-il ? Il a été kidnappé.  

2 : La mère reste aphasique, c’est sa fille qui la soutient, tandis que le père cherche Dimitri dans chaque recoin de l’aire d’autoroute, jusqu’à l’hôtel limitrophe. Là où ils décident de passer la nuit, après l’arrivée de la gendarmerie. Au même moment, le petit garçon est porté par son kidnappeur dans un immeuble.

3 : Sasha reste près de sa mère, après le passage d’un médecin. Les gendarmes appellent le ministère pour lancer une alerte enlèvement. Le père, lui, ne veut pas de l’aide de la gendarmerie : il appelle un ami inspecteur. Dimitri est enfermé dans une chambre d’adolescent. 

4 : Les témoins se rappellent cet homme d’une quarantaine d’années avec un enfant dans les bras. Tous ont cru l’enfant endormi. Un camionneur se souvient même du véhicule quand il a rayé une autre voiture. L’enquête progresse. Une pensionnaire à l’hôtel parle à Sasha et Carole d’un homme qui correspond au signalement, qui a vécu plusieurs mois à cet endroit. Pourquoi ?

5 : Le chat de Christophe, le kidnappeur, accueille Dimitri : il observe son nouveau maître qui dort, puis va voir Christophe qui allume la télévision : déjà un portrait-robot que les témoins ont fait faire. Il a peur, sa femme et lui sont en danger. Que faire ?

6 : L’inspecteur rejoint Alexandre et tous deux partent vers la ville la plus proche après avoir recueilli les renseignements utiles. Carole et Sasha, elles, s’endorment ensemble. Dimitri se réveille et cherche à appeler à l’aide dans cette chambre d’adolescent.

7 : Au milieu de la nuit, Alexandre a collé des affiches partout. Il a interrogé les badauds. Il s’endort à son tour et laisse son ami inspecteur conduire. Dimitri sait, lui, comment il va s’enfuir. Christophe parle à sa femme et, ensemble, ils vont disparaître avec Dimitri.

8 : Christophe raconte à Dimitri comment son fils est mort dans un accident sur l’autoroute ; c’est ce père traumatisé qui a tagué « 666 » sur les panneaux, pour effrayer les voyageurs. En sortant faire les dernières provisions, le kidnappeur se rend compte que son visage est placardé partout. Il fait marche arrière et décide de rencontrer la mère de Dimitri, pour s’expliquer.

9 : Carole et Sasha à l’hôtel acceptent de le suivre pour retrouver Dimitri. La fillette écrit un sms à son père. Au même moment, le benjamin sort de sa chambre. Son père arrive dans le quartier où vit Christophe.   

10 : Tout s’accélère. Carole monte avec le kidnappeur et retrouve son fils. Alexandre voit sa fille assise sur les marches en bas de l’immeuble. Christophe veut disparaître…

CHAPITRE 1.

« Lâchez-moi ! »

Ce cri d’enfant retentit au cœur d’une des soirées les plus chaudes de cet été tropical, dans une atmosphère moite, entre deux rayons de magazines, à deux pas d’une vendeuse, à une heure où les regards sont fatigués et les pensées ralenties.

Dimitri ne peut rien faire d’autre, à part fixer l’étranger dans les yeux : à travers les lunettes ovales de cet inconnu, il peut voir son reflet, son propre visage terrorisé, et cette main fine qui tend un mouchoir blanc sur lui. Avec une vague odeur. Qui s’intensifie d’un coup au contact de ses narines. Comme de l’éther. Autour des yeux ronds, sont dessinées les lignes verticales du front, des sourcils et du nez droit. Le reste est plongé dans le noir, sa barbe, sa chemise, tout son corps. Des initiales sont gravées sur le mouchoir ; il respire le puissant parfum et s’étouffe, jusqu’à suffoquer. Puis, plus rien.

Son corps s’affaisse.

« Ras-le-bol de ce R’n’B de merde ! Ça les stresse plus que ça les calme ! »

Alexandre glisse un nouveau cd dans le lecteur, puis coupe le moteur et du même coup la climatisation. Une bouffée de chaleur s'insinue aussitôt à l'intérieur de l'habitacle de la voiture. Baisse ta vitre, idiot ! s'injurie-t-il. Cela fait à peine une heure qu'ils sont partis de Clermont. Et les voilà déjà tous trois aux toilettes de ce relais routier des plus banals, avec panneaux en plastique, plats sous cellophane et tarifs exorbitants. En ouvrant la portière, il laisse sortir la fumée de sa cigarette, les odeurs de transpiration et une mélodie des Pink Floyd.

La nuit est tombée depuis peu, mais la lune donne l'impression que tout est encore baigné de lumière. Ainsi, le parking où il s'est garé, loin des réverbères cernés par les moustiques et les quelques touristes noctambules, est blanchi par un halo blanc qui rend l'atmosphère quasi-fantastique. Pareilles à des puissances célestes déchues avec leur auréole sur la tête, les silhouettes des badauds qui rejoignent leur véhicule paraissent toutes surdimensionnées, agrandies par leur ombre projetée. Lui jette un œil sur ces couples enlacés, en short et nu-pieds qui retrouvent leur monospace, sur ces vieux solitaires gras du bide qui rejoignent leur camion en respirant difficilement, sur ces motards armés de leur casque rutilant qui étouffent dans leur combinaison en cuir. Il bâille devant ce microcosme dont il fait partie, lui, le prof à lunettes qui ne se déplace jamais sans son sac de cours, sa trop belle femme, une working-girl de la trentaine épanouie, et ses deux enfants, l’aînée et le benjamin, beaux comme des dieux, plutôt comme leur mère, tout droit sortis d'une publicité pour vanter l'idéal de la famille parfaite. Ne manque plus que le chien ! sourit-il en se regardant dans le rétroviseur intérieur. Mais là, il ne fallait pas y compter, comme son fils était aussi allergique que lui à ces bêtes-là.

Il essaie de penser à autre chose, en attendant que le reste de sa tribu le rejoigne. En tournant la tête vers la gauche, la végétation l'empêche de voir, mais il entend distinctement les passages continuels des bolides sur l'autoroute. Comme une litanie sans fin, que les gens dans l’hôtel placé derrière lui doivent écouter comme une berceuse en dormant. Quelquefois, des phares traversent les taches formées par les buissons, puis s'éteignent d’un coup. Ce qui l’éblouit. Et tend à l’hypnotiser.

Cela fait une heure qu'il roule entre chien et loup, depuis le moment où il a dû emprunter une déviation qui l'a mené sur cette autoroute peu empruntée, vallonnée et infinie. L'A6, que des jeunes imbibés d'alcool sans doute ont transformée en A666 sur les panneaux à l'entrée du tronçon. Des jeunes anars, satanistes en puissance… Ou alors Belzébuth lui-même, qui a maudit cette route tortueuse, parsemée de travaux et de radars pédagogiques. La route pour les Enfers est encore longue, mais je n'ai pas peur de Toi...

L’ennui le gagne. L’attente devient longue :

« Qu'est-ce qu'y foutent, bordel ! »

Dimitri ne peut plus parler. Il se laisse aller, son cerveau et ses tympans prennent le relais. Une musique lui trotte dans la tête. Et le poursuit. Comme les yeux de cet homme qui restent gravés dans ses pensées. Des yeux rouges, terribles, parfaitement inconnus. Son corps anesthésié, il s’écarte de la réalité, avec l’impression que sa sœur ou ses parents vont le réveiller d’une seconde à l’autre. Par bribes, des événements du monde réel lui surgissent dans les oreilles et les narines. L’homme se penche sur lui, il lui passe un bras sous le dos, puis le soulève. Ici, le souffle chaud de ce type, une haleine mentholée, une peau moite et une odeur intense de sueur. Là, les bruits d’une caisse enregistreuse et le zézaiement d’une femme qui ne se rend compte de rien :

« Oh ! Z’en v’là un qui dort bien ! » 

Puis, c’est une ambiance extérieure, avec des passages de voitures et un air chargé par l’odeur du tabac froid. Où l’emmène-t-il ? Qu’est-ce qu’il lui veut ? Il aurait envie de hurler, mais les bras de ce salaud lui serrent les jambes :

« Calme-toi ! entend-il, comme s’il avait vraiment réussi à bouger. »

Sa tête l’étourdit, il a mal au crâne, comme s’il avait la sensation de tourner sur lui-même. Il entend les pas de son ravisseur sur la route, sur des gravillons, puis sur l’herbe. À un moment, son dos effleure une surface métallique et tiède. Il se sent défaillir quand s’enchaînent d’autres bruits : une portière de voiture, son corps jeté sur une couverture rêche, le cliquetis d’un trousseau de clés, un coup d’accélérateur, un aboiement lointain, un choc, comme l’éclatement d’une barre en plastique contre une autre voiture, et entre chaque son, une plainte continue :

« Merde ! Merde ! Merde ! »

« Qu'est-ce qu'y foutent, bordel ! »

Carole se pose cette même question depuis déjà deux minutes. Elle se tient debout, un pied sur une tige métallique, accoudée à une table haute et ronde, les yeux rivés sur son expresso qu'elle touille avec un bâton en plastique. Elle a du mal à décompresser, en même temps, elle part en vacances juste après une semaine et une dernière journée harassantes, avec paraphes à préparer, cafés à partager et collègues à écouter. Comme elle se le dit souvent : « Journée de merde point com ! » Travailler au bureau, on s'imagine une vie sans routine, avec chaque jour une nouvelle idée, une nouvelle action, de nouveaux objectifs, mais pas du tout : chaque heure de présence répète les mêmes mécanismes, les mêmes entrées et sorties, les mêmes coups de téléphone improductifs.

Là, enfin un peu d'aventure ! Un gîte à vingt bornes de l'océan qu'elle a elle-même trouvé sur internet pendant ses moments d'ennui, écrasée entre son siège en simili-cuir et son écran plat. Une aubaine ! Ils dormiront à la campagne, au premier étage d’une ferme, près des poules et des chevaux, et n’auront qu’à rouler une petite demi-heure, en comptant les bouchons, avant d’enfoncer leurs pieds nus dans le sable brûlant de la plage de Mimizan.

Tout ça avec leurs deux enfants… Mais qu'est-ce qu'y…

Elle sursaute quand une main lui tapote le dos. Sasha la regarde sans parler, avec des yeux brillants, où se niche un mélange de désir et de fatigue. Elle s’attend à la sempiternelle phrase : « Dis, maman, tu me l'achètes ? », suivie d'un « Je t'aime trop, maman ! » raccourci souvent en « Trop ! ». La préado dans toute sa splendeur avec des vêtements qu’elle s’est elle-même achetés dans un magasin surévalué du centre-ville, des bijoux fantaisie  multicolores et omniprésents, presque à chaque extrémité, un visage marqué par des traces maladroitement dessinées de fond de teint et de eye-liner. Carole s’en veut de la laisser faire comme elle veut, elle voudrait tellement garder sa petite fille comme avant, retrouver cette enfant qui l’appelait « mamounette », lui faisait des câlins et lui confiait tous ses petits secrets. Leurs amis disent qu'elle ressemble à son père, et que Dimitri a les traits de sa mère : physiquement, oui, mais il s'est produit l'inverse pour le caractère, vu que, comme Carole, sa fille est plutôt précoce, pragmatique et impétueuse, c'est-à-dire qu'elle prend toujours des initiatives, elle sait où elle va et elle se lance tête baissée. Une force qui va.

Mais là, au lieu de cela, elle découvre dans les yeux de sa fille une lueur inattendue, comme si l'inquiétude avait pris le pas sur le reste. Elle a bien un magazine dans la main gauche qu'elle aurait pu lui demander d'acheter, mais la question bouleverse ses attentes :

« Je ne trouve plus Dimitri. 

- Il est peut-être aux toilettes, lui répond-elle au tac au tac, sans trop réfléchir, juste pour la rassurer. Attends, je vais aller voir. Reste là. »

Les rayons du magasin sont vides, la vendeuse est en train d'encaisser les achats d’un jeune type au visage poupon et aux vêtements de chantier, tandis qu’une femme en costume masculin pousse la porte, des gants en plastique recouvrant ses mains, sans doute après avoir fait le plein. Carole se rend compte que Dimitri n’est pas vers l’entrée, elle longe alors le large couloir qui la conduit devant les wc. Une femme de ménage lave le sol, un casque sur les oreilles. Plus loin, l’entrée des toilettes est gardée, même à cette heure tardive, par une rangée de femmes de tous âges et de tous horizons. Elle les contourne et pousse la porte interdite, celle qui fait que, derrière elle, des voix austères s'insurgent : « oh ! », « c'est pas possible ! », « pour qui elle se prend, celle-là ? ». M'en fiche, j'ai pas le temps à bavasser avec les rombières.

Dans les toilettes, le silence est pesant. Rien ne révèle la présence de qui que ce soit, à part l’odeur acide qui règne vers les pissotières. Carole se sent comme agressée par les relents qui circulent en flux, à cause de la fenêtre entrouverte. La lumière clignote, un néon grésille. Elle s’avance, pousse les portes des wc.

Personne.

Elle ouvre la fenêtre en grand : 

« Dimitri, tu m’entends ? »

Sa voix résonne, son écho se répercute sur les surfaces en émail.

Rien.

Personne.   

Une suée traverse aussitôt son corps, suivie d’un frisson lent et pénétrant qui glisse sous ses vêtements. C’est pas possible ! Où peut-il être ? Ses pensées se multiplient et l’empêchent de rester sur place. Et même de pleurer.   

Plus personne n’attend à la caisse.

Sasha attend devant la double porte de l'entrée qui émet un grincement en coulissant. Elle se tient devant les machines à café et à gâteaux, mais rien ne la fait saliver à cet instant. Elle est réellement inquiète : en général, son petit frère la suit partout où elle va, jusqu’à imiter ses faits et gestes. Et la mettre en rogne. Même si, au fond d’elle, elle est fière d’être considérée comme un modèle à suivre.

L'inquiétude dépasse son plaisir, celui d’aller enfin en famille en bord de mer. Bien sûr, elle aurait préféré rester avec ses copines, mais la plupart sont parties aussi, plutôt dans le nord de l’Europe, vers les pays froids, loin de la fournaise qui sévit en France. Sasha, elle, cela ne la dérange pas, elle s’adapte aux températures élevées. Pour tout dire, elle a surtout hâte de porter le deux-pièces que sa maman lui a acheté le week-end dernier ; elle n’aurait jamais cru qu’elle accepterait :  

« Tu n’es pas encore une femme, mais moi aussi, comme toi, j'ai fait ça à ton âge. »

Elle voudrait bien rejoindre sa mère ou retourner à la voiture, mais elle se sent comme paralysée. Non pas par la peur, pas vraiment. Elle choisit d’attendre sous la lumière des projecteurs blancs. Plutôt par instinct. Un vieil homme passe près d'elle, lui lance un discret « pardon, mademoiselle » avant de choisir son café à la machine. Au même moment, elle se rend compte que la caissière la jauge du regard, peut-être en se demandant quel âge elle a et surtout ce que fait une gamine seule à cet endroit et à cette heure. Elle est repoussée à nouveau par un homme en pantalon et chemise bleus qui passe la serpillière entre les tables où les gens viennent poser leur tasse en plastique ou déposer des miettes de leurs gâteaux chimiques. Elle bouscule au passage un panneau jaune « Sol glissant ».

Je gêne, ou quoi ? C’est bon, là !

Un peu sous le coup de la colère, comme sortie de sa tétanie, elle s’écarte et retourne dans les rayons pour remettre son magazine qui ne lui donne plus envie. À côté des sandwichs en triangle au goût uniforme, un étalage est destiné aux livres et aux revues. Elle, ce qui l'intéresse, ce sont les bouquins sur les chevaux. Même si elle n'a pas encore son propre étalon, elle passe ses mercredis au centre équestre et sa monitrice trouve qu'elle a de réelles capacités. Elle monte à chaque fois un cheval affublé d’un nom un peu effrayant, Satan ; drôle de nom pour un animal à la robe noire, d'une douceur et d’une sensibilité incroyables.

« Z’avez besoin d’aide, mam’selle ? »

Elle est surprise par la caissière qui a quitté son poste pour venir lui parler. Sasha la regarde avec une certaine angoisse, la grosse femme change alors d’attitude et prend une posture moins sévère, plus maternelle.

« Vas bien, p’tite ? »

Elle ne sait pas quoi lui répondre, mais une véritable appréhension la saisit. Dos à cette femme, coincé entre deux rayonnages, ses yeux restent rivés sur un singe gris en salopette rayée de rouge : la peluche de son frère.

Jamais Dimitri n'abandonnerait son doudou !

Où t’es passé, petit frère ?

Un coup de klaxon le réveille brutalement. Sa salive a un goût amer de métal, sa gorge est toute irritée ; en toussant, des glaires remontent. Une vive douleur dans le crâne le lance : l’odeur du mouchoir l’a amolli, l’atmosphère lui paraît cotonneuse. Il entrouvre les paupières. Ce n’est donc pas un cauchemar ! Pourquoi a-t-il lâché la main de sa sœur ? Pourquoi est-il allé voir les magazines de jeux vidéo ?

Il soupèse l’épaisse et trop chaude couverture marquée par des relents d’urine de chat. En se dressant, il se rend compte qu’il est sur la banquette arrière d’une voiture. Il fait toujours nuit. Le véhicule roule encore, le moteur peine quelque peu sur une pente abrupte. Ses joues brûlantes, son front couvert de sueur, ses cheveux pêle-mêle, son visage apparaît en entier entre les deux sièges à l’avant, dans le rétroviseur intérieur. Derrière le pare-brise, des flashs jaunes et blancs lui font cligner les yeux ; à l’excès, une odeur emplit ses narines, comme un parfum puissant et féminin.  

Il est encore en vie, se rassure-t-il. Mais dans un cercueil roulant. 

La radio retransmet un dialogue à trois voix entre une psychologue et deux personnes qui se donnent mutuellement des conseils. La route s’étire, non plus courbe, mais allongée, droite, et sur cette ligne, les véhicules se suivent à la chaîne, précédés du bruit de leur moteur et de l’éclat de leurs feux qui éclairent en discontinuité une forme dans le coin gauche du rétroviseur suspendu.

« Rendors-toi, petit ! »

Pour l’instant, ce visage est encore réduit à une barbe sombre et épaisse, à des cheveux grisonnants et à des lunettes qui répercutent tous les reflets. Dimitri se tient derrière lui, tout près de lui, juste à portée de ses mains. Il a été kidnappé. Son sang ne fait alors qu’un tour : il veut se jeter sur lui, l’attraper, l’étouffer, lui rendre la pareille.

En tournant la tête vers le siège du conducteur, seul le cou est visible, dans l'ouverture entre l’appuie-tête et le dossier, prêt à être frappé avec ses poings, à être étranglé avec ses paumes, à être écorché avec ses ongles. Il faut l’empêcher de continuer, se jeter sur ce crâne, lui arracher les cheveux, lui déchiqueter une oreille, lui percer les yeux avec les pouces, lui trancher la jugulaire. Comme dans les jeux vidéo gore. Mais, pour cela, il faut aussi éviter de sortir de la route.

Il faut donc agir, attendre, agir ou attendre, attendre et agir.

Plus tard.

Très bientôt.

« Mon enfant ? Vous avez vu mon enfant ?... »

Carole sort des toilettes, sa bouche toute desséchée répète ces questions à tous les badauds qu’elle croise. Elle a déjà demandé aux femmes devant la porte des wc, mais elles l’ont prise pour une folle. Toute son angoisse lui monte à la tête ; on la regarde, parfois, on lui répond, elle n’entend rien, tous ces visages étrangers défilent devant ses yeux. Sa tête vacille, le sang dans ses veines se glace lentement. Elle redoute le pire. 

« Où est mon fils ? Mon petit Dimitri, où tu es ? Réponds-moi. »

Sa vue se trouble : le magasin paraît pivoter, les meubles du salon se déplacent, les visages perdent leur forme, tout se met à tourner dans une sorte de manège nauséeux.

Où es-tu, chéri ?

Son cœur se serre à l’idée qu’elle puisse avoir perdu son fils. Une main lui effleure l’épaule :

« Dimitri ? Bébé, c’est toi ? »

Elle se retourne pour embrasser le corps fiévreux qui l’enlace et lui caresse les cheveux.

« Maman, c’est moi, Sasha. Reste là. Je vais chercher papa. »

Elle veut hurler « Non ! », mais n’y parvient pas. Elle arrive juste à courir sur les pas de sa fille.

La caissière lui parle elle aussi, mais elle ne la comprend pas.

« Attends-moi, Sasha ! »

Alexandre se ressaisit en frottant son visage avec ses mains. Il vient de s’assoupir au volant. Le leitmotiv des moteurs a eu raison de lui. Il leur reste quatre heures de route, il faut qu’il reprenne des forces : c’est pour ça qu’il attend avec délectation ce café que Carole doit lui ramener ; il va être froid, c’est sûr.     

Ce qui l’a brusquement réveillé, c’est un heurt, un bruit de tôle froissée, à quelques mètres de lui. Derrière des arbres. Sûrement un type qui a tapé une voiture en faisant marche arrière et qui est parti comme un voleur.

La pause pipi s'éternise. Il aimerait bien arriver à destination assez vite et profiter au mieux d’une petite sieste avant de se baigner dès l’aube sur la plage atlantique. Surpeuplée, sans doute. Avec la canicule qui s’abat sur le pays, la plupart des gens ont migré vers les océans et les pays nordiques, tout cela pour éviter la catastrophe des étés derniers. La grand-mère de ses enfants lui manque cruellement, il voudrait encore, comme tous les ans, partager avec elle les photos de ses voyages.  

Cette vision du passé réveille de sombres pensées, mais cela le rend d’un coup plus impatient et motivé. Ils devraient déjà être là, surtout qu'il n’y a presque plus un chat qui traîne sur le parking. Alexandre s’imagine ce qui se passe : Sasha avec un magazine à la main, Dimitri aimanté par les paquets de bonbons, et leur mère, fausse victime de leur surconsommation. Et elle va leur faire plaisir, ça, c'est certain !

C’est la première fois que sa petite famille part à la mer ; le mois suivant, les enfants iront en colonie, quand leurs parents, eux, devront se remettre au travail ou à la préparation des cours de la rentrée. Une ambiance surexcitée règne donc logiquement dans la voiture depuis le début du trajet. Et cette balade nocturne ne les prédispose pas non plus à s'endormir comme des poupées de porcelaine ; ils savent bien qu’ils touchent déjà le sable du bout des doigts. Pourtant, Alex et sa femme ont épuisé toutes les possibilités pour les crever avant de partir : du sport, danse, courses, foot, un réveil tôt le matin, des menaces inutiles. Au lieu de cela, ce sont les parents qui sont éreintés, et ils partent en vacances avec deux piles électriques, bien loin d’accepter d’être pris dans les bras de Morphée.

« J'en peux plus. À force, moi aussi, j'ai envie de pisser ! »

Au moment où il pose un pied sur le macadam brûlant, il aperçoit au loin deux silhouettes furtives qui courent vers lui : elles apparaissent et disparaissent sous les réverbères chauffés à blanc, il voit leurs cheveux longs qui se soulèvent et s'évaporent dans la lumière, il reconnaît très vite leur démarche chaloupée, féminine et assurée. La plus petite accélère le pas, tandis que l’autre ralentit. Une voix devient audible, haletante et affolée, son timbre glace Alexandre :

« Papa, Dim est avec toi ? »

Dimitri crispe ses mains moites sous la couverture et ferme les paupières, aidé par le ronflement du moteur et par les voix de la radio.

« Maman, Papa, sortez-moi de là ! »

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