Soubresauts

supra

Un son résonna subitement au creux de mon oreille. Interrompu dans ma tâche, je l'identifiais sur le moment comme une pièce lourde ou un dé qui roulerait sur un parquet vermoulu. 

Le sol de l'Open Space était tapissé de moquette mais je vérifiais quand même si rien ne s'échappait de ma poche et  reculait mon siège à roulette, la tête baissée scrutant la surface délimitée du box. Ce fut comme si tout le bâtiment accompagna le mouvement, dans un lent basculement  de paquebot. 

Mon expression alerta mes voisins de bureaux. "Ahaha regardez le stagiaire, il s'est pas remis de l'Afterwork de jeudi" .  J'essayai de rétorquer mais le tangage s'intensifia, m'ordonnant de me cramponner à mon siège. 

De toute façon, les bruyantes manifestations de mes collègues attirèrent immédiatement l'ire du chef de plateau ." Allez allez on se remet à la tache  ! La migration doit se faire , envers vents et marées !  " " Quelle galère aujourd'hui ! " soupirèrent ils de concert. 


  Un nouveaux gouffre se creusa dans mon estomac alors que j'essayais prudemment de rallier ma place dans les rangs . Une véritable tempête dont j'étais le seul à être sensible faisait osciller l'étage tout entier , qui basculait tour à tour d'avant en arrière dans de lent mouvements amples qui me mettait l'estomac dans les talons. Je signifiais en quelques gestes éloquents que je n'allais pas bien , et prit la sortie d'un pas peu assuré. Entraîné vers l'avant, je courais presque , me raccrochant aux portes et aux rampes dés que possible, incapable de me soustraire aux irrésistibles inclinaisons de l'environnement. Un tangage violent me jeta soudainement dans un couloir transversal, et alors que je manquait de tomber je fus projeté contre une porte vitrée à double battant donnant sur l'extérieur. 


J'aurais apprécié pouvoir simplement regagner chez moi, mais alors que je tentais d'affronter la montée qui me séparait désormais de l'arrêt de tramway, je dut bien admettre qu'il me faudrait suivre le vide dans mon dos qui m'attirait sans relâche quand au bout de quelque pas transpirant, haletant, je réalisais l'effort qu'il me faudrait fournir pour avancer contre le tumulte. Heureusement, il y avait une pharmacie à quelques centaines de mètres  en contrebas. 

 Je demandais de l'aide à l'officiant lunette qui hocha la tête, compréhensif, car comprenant . 

" C'est assez commun, en définitive , que ce qui vous afflige, Il s'agit simplement d'un petit cristal qui, auparavant bien ancré, vous donnais la mesure de l'orientation du monde, et qui maintenant , vagabondant libre, vous en fausse l'appréciation" 

Mais quand je lui demandait un onguent capable de me soulager de ce mal terrestre, il haussa les épaules ." Je crains que vous en soyez  réduit à espérer une accalmie, ou un changement de vent pour retourner à votre travail, et en attendant, attendez !".


Alors que je protestais, supposant qu'il existait bien quelque pommade susceptible d'alléger ces symptômes, le reflux me prit et me rejeta à la rue, où une vague de passants me frappa de plein fouet. 


Je n'échouais que quelques heures plus tard en m'accrochant à l'esquif d'un bar esquinté . L'illumination jaillit. Peut être une autre forme de gîte viendrait contrebalancer l'autre . "Patron, Servez moi de ce breuvage de marin qu'il me donne le pied plus sur" mais le serveur sans un mot m'indiqua les multiples verres vides qui oscillaient déjà  mollement sur la table devant moi. A l'extérieur du bar, les derniers tardifs s'apprêtaient déjà à rentrer, chassés par une légère pluie tenace.  Le trottoir gondolait, et au bout de quelques pas , j'allais tomber quand une main me saisit l'épaule et je m'y accrochais comme à une planche de salut.   

" Ah ah tu as tellement la tête à l'envers, que t'as plus les pieds sur terre" dit une voix rieuse, et je dut bien admettre que ma boussole interne s'affolait tandis que mes jambes ne rencontrait que du vide . A l'envers comme à l'endroit néanmoins le visage qui me faisait face était souriant, lumineux comme un phare dans cette nuit humide. Nous gagnâmes l'abri d'une crique d'un hall d'immeuble, ou elle chercha ses clefs dans le désordre d'une embrassade. Dans la cage d'escalier les étages supérieurs m'attirèrent dans une chute irrésistible et nous fumes bientôt blottis l'un contre l'autre, reprenant notre souffle allongé sur le plafond de sa chambre. 

"Ouf je redescend, il faut que je me réveille demain dit elle en s'extirpant de mes bras pour retomber lourdement dans le sommier.  Je restais un moment allongé au plafond à regarder le lit défait sous mes yeux, avant de réaliser que le froid émanant de la surface froide du plafond gagnait sournoisement mon dos. Silencieusement, je me relevais, me rhabillais et ma main finit par trouver dans la semi obscurité la poignée du battant de la fenêtre, et enjambait le rebord. 

Je fis quelque pas sur la façade, alors que le vent à cette altitude

me frappait le visage.  Déboussolé , j'essayais de me resituer. Le bitume luisant reflétant parfaitement le ciel étoilé, j'hésitais sur la direction à prendre . Au dessus de ma tête, la surface vitrée d'un bâtiment de bureau reflétait les lueurs brouillées de la ville. Un nouveau vertige, indicible me saisit alors que je frissonnais .  Soudain je ne sentis plus les aspérités des briques sous mes pieds et le vent s'intensifia autour de moi. Un nouveau roulis de mon cristal venait de me précipiter dans une nouvelle direction et je fis le souhait que c'était bien le ciel vers lequel je m'approchais à vive allure. 





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