Sous tes reins

On a pris le métro par la même porte. Trois stations plus loin, la rame se remplissait. On était les deux seuls assis du carré central. J'écoutais de la folk irlandaise, un brin de sourire aux lèvres. La bonne musique me procure souvent un sentiment d'insouciance.

J'ai levé les yeux l'espace d'un instant. Il avait les siens baissés sur son téléphone. Le même, en différent, mais le même. De l'espace entre ses arcades sourcilières à l'arrête du nez, des avants bras musclés aux petites chaussures décontractées. Lucas en moins bien. Ou en mieux, selon les critères, mais c'était bel et bien l'intrusion de l'image de Lucas dans mon espace, mes 13 minutes de métro, ma rame anonyme, mes 4 chansons d'évasion. La chanteuse que j'écoutais a calmé le rythme, et, à moins que je n'aie rêvé, a fredonné "You're still here, always here, can't you leaaaave". J'ai soupiré, tourné la tête vers la gauche, pour ne pas que l'homme inconnu que j'avais en face de moi ne finisse par me soupçonner de le fixer. L'adolescent barbu désormais dans mon champ de vision portait un t-shirt délavé, avec une écriture majuscule "On s'en bat les couilles". J'ai souri, tourné la tête à droite, et, à présent, je faisais face au sac en toile d'une demoiselle en robe. Les écritures n'étaient pas tout de suite évidentes, car il fallait suivre un fil tout autour du motif central. Mais j'ai lu, pour m'occuper l'esprit, pour ne pas interpréter les paroles désormais en boucle de cette voix cassée si touchante. Quatre mots brodés en rose pale, comme chuchotés sur le textile. "Love. Again. Heart. Enjoy". On s'en battait tout de suite moins les couilles. D'ailleurs tu n'as jamais utilisé cette expression, trop vulgaire. Tu t'en battais les reins. Cette fois j'ai vraiment cru que j'allais rire. Quelle était cette mise en scène ? Qui me faisait cette blague ? Lucas-en-moins-bien en face, la représentation du je-m-en-foutisme d'un côté et la petite ronde de l'amour en bandoulière de l'autre. Ma chanson celtique venait de se terminer. Sur le dernier cri cuivré de la guitare, Il est sorti de la rame. De dos, Il était franchement moins bien que Lucas. Un certain manque d'harmonie dans la silhouette. "On s'en bat les couilles" est resté debout, "Love-again-heart-enjoy" aussi. Je me suis demandé lequel des deux je verrais sortir en premier. Et surtout, je me suis dit que le monde m'en voulait peut-être personnellement.