Souvenir

vava

Rentrer de courses. Poser des questions à sa maman, se souvenir.


St Étienne, France. 21 janvier 2013


Pierre se penche pour attraper son dernier article dans le fond de son chariot et le dépose sur le tapis roulant. Il règle ses achats et salut la caissière d'un bref hochement de tête puis sort dans le froid sec hivernal. Il est 19h30 et il fait déjà nuit depuis deux heures entières. Décidément, il déteste cette saison. Il remonte son col et approche une cigarette de sa bouche, interrompt son geste un instant et pense à sa santé qui se dégrade à vue d'œil. La cause est toute trouvée, c'est bien cette cigarette la coupable. Il la dépose tout de même au coin de sa bouche, l'allume et pousse son chariot d'un pas décidé dans l'une des allées du parking.


Banlieue de Melbourne, 14 octobre 2017


Il plonge les mains dans l'évier et attrape les trois assiettes propres qu'il place ensuite dans le placard derrière lui.

« _Où est Alex ? demande la petite fille.

_ Au basket, tu sais on est vendredi, répond la mère.

_ Ah oui, c'est vrai. »


Un vent frais vient lui soulever les quelques cheveux survivants sur le haut de son crâne. Il remonte ses lunettes le long de son nez et accélère légèrement le pas. Il tourne sur la droite au bout de l'allée et se retrouve face à sa voiture.

C'est une vieille voiture type années 90. En homme pragmatique qu'il est, il n'a jamais eu de passion pour l'automobile, une voiture vieille de 20 ans lui convient très bien merci.

Il la contourne et ouvre le coffre, il y dépose ses 2 sacs de course et le referme. Il va ensuite ranger son chariot et retourne vers sa voiture d'un pas énergique. Il s'installe enfin à la place du conducteur puis met le contact. Il frotte ensuite ses mains l'une contre l'autre pour tenter de réchauffer ses doigts transis par le froid. Il jette son mégot de cigarette par la fenêtre et se penche vers la boîte à gant pour attraper une boîte à chewing-gum, elles sont toutes vides. Il peste contre cette journée qui a très mal commencée, s'est mal continuée et semble mal se finir également. De toute façon il n'a ni le temps ni le courage de retourner en acheter. Tant pis, il devra supporter ce goût de tabac froid pour l'instant.


La petite fille en question était âgée de 5 ans et sa mère se plaisait à dire qu'elle avait une imagination débordante. En réalité elle préférait simplement dire ça à « Elle n'arrête jamais de

poser des questions qui n'ont aucun sens, c'est très fatiguant et parfois embarrassant ».


Il démarre finalement et quitte le parking, en se disant qu'il devrait probablement se dépêcher un peu s'il veut espérer être à l'heure pour voir le début des programmes du soir.


Assise sur les genoux de sa maman la petite s'applique maintenant à poser des questions anatomiques.


Il a 45 minutes de route. Il pourrait faire ses courses plus près de chez lui mais les habitudes ont la vie dure. Depuis qu'il a déménagé il n'a pas pu se résoudre à changer de magasin. Tout pragmatique qu'il est, il pense néanmoins qu'avoir une routine de vie est essentiel. En réalité c'est la nostalgie qui continue à le ramener ici.


« Maman ? Il est où mon estomac ? »


Il tourne et accélère pour ne pas avoir à se dépêcher de dîner.


La mère dirige son doigt sur le haut de l'abdomen de sa fille.


Encore un virage et il accélère encore un peu plus. Cette fois cependant, la vitesse et le verglas accumulés font déraper la voiture sur le côté extérieur du virage.


« Et mon sang il est où maman ? »


Les roues droites de la voiture s'échappent de la route les premières. Pierre pousse un cri d'effroi et tourne précipitamment le volant pour tenter de redresser le véhicule, mais il réagit trop tard. La voiture glisse encore de quelques dizaines de centimètres sur la droite et tombe d'une petite butte d'une hauteur inférieure à un mètre mais suffisante pour faire basculer la voiture sur le toit. Ce dernier trop fragile pour supporter le poids du véhicule s'enfonce brutalement de 40 centimètres.


Elle lui répond qu'il est partout, et que c'est pour ça qu'on saigne quand on se coupe. Le beau-père rajoute que c'est grâce à lui que la nourriture que l'on avale peut se déplacer à travers tout notre corps et nous donner des forces.


St Etienne, France. 21 janvier 2013


Pour un premier jour en tant que pompier volontaire, Luc aurait préféré une journée plus calme. A son arrivé sur les lieux il avait été le premier à jeter un coup d'œil dans le véhicule. Ce qu'il avait vu aurait pu paraître grotesque si ça n'avait pas été si glaçant. Il avait du se reculer précipitamment et aller s'asseoir un peu plus loin. Il avait mis sa tête entre ses genoux et il essayait maintenant de ranger cette image dans ses souvenirs lointains.


« Et mon cerveau maman il est où ? »


Il se dit qu'il avait pourtant bien été préparé à voir des corps en piteux états mais ce corps-ci relevait probablement du cas exceptionnel. Il se mit à rire nerveusement et l'image de ce qu'était devenu le corps du vieil homme dans l'habitacle de la voiture revint plus nette que jamais hanter ses pensées.


La mère pose sa main sur le haut du crâne de sa fille et lui explique qu'il se trouve sous l'os que l'on sent à travers la peau.


Il revoyait parfaitement chaque détails de ses mains encore coincées entre le volant et le toit de la voiture, partiellement broyées et recouvertes d'énormes croûtes de sang séché. Il se rappelait aussi de la manière dont le sang sorti de son cou avait laissé des giclées partout dans l'habitacle ainsi que des ultimes coulures le long de ses épaules et de son ventre bedonnant.


La petite perplexe réfléchit un instant et déclare soudainement en montrant sa gorge : « Moi tu sais maman, une fois mon cerveau il était là et je pouvais plus respirer. »


Mais plus que tout il se rappelait de la manière dont la tête avait détruit toute la partie supérieure de la poitrine et dont le cou, complètement englouti par le trou formé dans la poitrine, avait été remplacé par le crâne de l'homme.


La mère et le beau-père se regardent et sourient, ce dernier répond : « Oh vraiment? C'est assez étonnant comme endroit pour un cerveau. »



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