Souvenir de l’autre Pépi: Silences et Perditions (13)
laura-lanthrax
Je suis vieux maintenant, j'ai quel âge, je ne m'en souviens pas, je parle pourtant. Alors de quoi s'agit-il ? La violence des uns sur la corde des saisons infléchirait la réflexion sensitive. Les autres dont le regard se porterait sur la délicate panoplie des blessures infligées approuveraient sans mot dire. Je l'avoue je regrette souvent et puis la fiction me joue des tours, j'avance au hasard, au gré des indices semés sur ma route, quand j'arrive j'ouvre la porte et je m'allonge blotti dans la couverture, le regard tourné vers le haut, pour plus de compréhension.
Un jour, je suis à la fête foraine. Je suis assis sur les marches et j'attends comme par défi. Avec ma pomme d'Amour, je regarde les manèges, les gens passent, ils courent vers les attractions en avalant des marchandises sucrées, ils ont dans les bras des peluches plus grosses qu'eux, ils crient pour se rassurer, je jette finalement le bâton et me remets à déambuler. Je rentre chez la cartomancienne, je voudrais qu'elle m'indique la bonne direction, la caravane qui sert à nous accueillir est peinte en rouge avec son nom à elle dessus, des majuscules c'est rassurant, il fait chaud à l'intérieur, j'ai presque envie d'y croire. Quand je sors, la bande est là à fumer et à cracher, ils n'ont pas mis longtemps à retrouver ma trace, je me laisse faire, ils m'emmènent et me tiennent les bras, cette fois-ci je ne m'échapperais pas.
Ils m'interrogent sur ma trahison, ils voudraient comprendre, les questions et les coups se répandent sur mon visage vite tuméfié, je n'ai pas la force de leur répondre, ils me laissent là le corps à la rue.
J'ai cherché un abri, j'ai marché longtemps, je m'assois contre le mur accroupi et je réfléchis, il faut rentrer maintenant, il va bientôt faire jour, j'en ai vu assez, et j'ai compris le principal, cette sensation d'abandon après la défaite, sans que rien jamais ne vous éloigne de la pensée de la vengeance à venir, recommencer la scène du crime, contre les autres obtenir la victoire mortelle.
Je l'avoue, j'avais encore tout organisé, je n'avais pas trouvé mieux que de recommencer ce jeu du massacre pour soulager mon angoisse à l'approche de l'anniversaire de Hache, la douleur est encore présente qui stimule ma mémoire, je devrais me rappeler pourtant les détails et les sanglots d'humiliation, ou ais-je tout inventé à nouveau pour défendre sa vérité, puisqu'il faut bien le reconnaitre aussi, l'écriture servile au service du tout puissant aura été l'instrument de ma lâcheté tout au long des années, et encore plus après qu'il nous eut quitté, et parfois aujourd'hui les jours d'accablement.
C'est l'heure de ma sortie, alors avant on change ma couche, puis on me cale confortablement dans les coussins, on m'ouvre les portes du salon, on me pousse dans le fauteuil roulant, on me promène autour de la maison puis on m'abandonne une heure ou deux devant le paysage, sans oublier le plus important pour eux, le plateau avec le repas que je touche à peine, mais ils savent que j'ai encore la force de manger seul, quelques bouchées, quelques gorgées, ça leur suffit en apparence, ils se permettent de m'abandonner, mais souvent je m'endors aussitôt, et les rêves sont puissants, j'aurai été le dernier à écrire sur lui, je veux dire le dernier à écrire et à l'avoir connu, un contemporain. J'aimerais me taire pour le bien de tous mais les secrets resurgissent et le devoir de révéler l'envers du décor m'apparait comme la solution a tous mes tourments. Je me rappelle maintenant, j'ai cent ans et mon cerveau s'agite encore, la mauvaise conscience persiste au-delà des sacrifices consentis. On revient me chercher, on referme les portes du salon, on m'installe à ma grande table d'après-midi, toujours le même paysage mais feutré, on me dit aussi trop tôt encore pour changer la couche, j'accepte volontiers cet emploi du temps même si l'urine colle et refroidit ma peau de parchemin, car c'est le meilleur moment de la journée, j'ai la feuille de papier devant moi et je trace au crayon de bois les chemins de traverse, un solide appétit maintenant pour tout ce qui touche au déraisonnable, je ne dois pas me désavouer, on doit pouvoir tout dire sans risquer le ridicule ou la colère des indécents qui continuent à entretenir la légende.
Parce qu'avec l'âge les forces me reviennent, je parle des forces de l'esprit, je n'ai plus honte quand il faut changer cette couche ou attendre dans l'inconfort des rebuts, la volonté amère de détruire ce qui ne fut pas, je veux dire la volonté d'exposer au monde la vérité me ronge depuis si longtemps, j'ai accepté le pourrissement du corps et la dépendance aux mains des anonymes engagés pour mon service, ils ont l'ordre de ne pas parler, ne pas regarder, juste un minimum pour me tenir encore un peu en vie, c'est l'intérêt d'un clan, ceux que j'ai choisi pour me succéder, les héritiers, comme je peux encore changer d'avis alors on me cajole, on m'embrasse et on me caresse à la demande, il n'y a pas de limites formulées pour cela, ils payent le prix fort, si j'exprime des menaces envers les récalcitrants, ils sont débarqués dès le lendemain, et à nouveau de nouvelles mains viennent à mon secours, c'est dégradant pour eux et pour moi, je l'avoue, je n'en fais pas un passage obligé, j'aime aussi qu'on me résiste, je teste l'esprit du temps, si incompréhensible soit-il pour ma pensée d'aujourd'hui, enfermé que je suis dans les souvenirs du temps passé, ce que je tiens à dire c'est qu'au fil des années j'ai acquis du pouvoir, et comme tout pouvoir, il dure assez longtemps pour garantir sa persistance, je reste définitivement surpris de l'emprise que peut avoir un vieillard, moi ou un autre, sur le cours des saisons, alors qu'un simple couteau dans la gorge suffirait à mettre fin à cette comédie, il faut croire que la problématique des uns et des autres c'est de ne pas précipiter les choses, de rester confortablement dans l'attente des évènements à venir, afin de garantir leur propre pouvoir, si mince soit-il.
J'ai hérité de la fortune à la mort du grand homme, un geste insolite de sa part, un contrat plutôt, j'avais tout sacrifié pour lui, j'étais faible à l'époque, mais je ne parlerais plus de notre rencontre, de notre coup de foudre mutuel, un quelque chose qui s'était produit au premier regard, je l'ai raconté si souvent, j'ai pu dire des choses comme nous avions une confiance sans bornes l'un pour l'autre, à la vie à la mort, je l'ai toujours admiré pour cela, comme d'autres avant moi j'ai remplis les journaux d'anecdotes délectables, j'ai pu dire aussi qu'aucun de nous ne sacrifierait l'autre, quel que soit la peur qui pourrait surgir, quel que soit les femmes adorées, les combattants, les pères et les fils, la vérité c'était comme un filtre empoisonné qu'on m'aurait injecté, j'étais faible donc, crédule et impressionné, prêt pour toutes les bassesses, et puis à l'annonce de mon héritage, capable de proférer les pires menaces, déterminé à terminer le travail, proprement et sans traces. J'ai déjà écrit ça quelque part, c'est dans les coffres, avec le reste, il faudra attendre ma propre disparition pour le révéler au grand public, je nous ai préparé la postérité que nous méritons tous les deux. Le monde s'écroulera avec nous. Mais je n'en ai pas terminé. Je voudrais évoquer pour le peu qu'il me reste, les dernières années, les plus éprouvantes, les plus surprenantes aussi, la folie au sein de la tour d'ivoire, l'enfermement et le dédoublement, ce que j'appelle encore l'autre Pépi, ou le devenir Pépi, le trouble me submerge à l'évocation de cet épisode dont les livres ne parlent pas, je dois faire un effort pour ne pas divaguer, je suis moi-même dans une situation où la faiblesse des facultés attirent le regard et la compassion des autres, il s'agit de ne pas s'écrouler, de faire bonne figure, jusqu'au terme de l'écriture, car le moindre signe de fatigue entraine l'arrêt immédiat des activités, je veux dire les sorties autour de la maison, la contemplation du domaine, l'air dans les poumons, le repas et la grande table d'écriture, je me retrouve dans mon lit avec à intervalles réguliers la présence de mes aides qui me demandent si tout va bien, si j'ai besoin de quelque chose, si je vais réussir à m'endormir ce soir, si la couche est propre, et puis c'est déjà le lendemain matin et tout recommence à nouveau, on cherche la fatigue sur mon visage, la paralysie, les douleurs, les grimaces, je n'ai plus la capacité d'agir correctement, c'est pour mon bien, c'est la décision médicale, je ne peux passer outre, alors voilà que je concentre ma lutte sur mon apparence, je livre un visage parfait, un sourire large et des mains propres, je déborde d'effort pour remettre l'oreiller dans mon dos et tente de m'asseoir à demi, je guette la levée du jour pour être prêt avant eux, ça va bien, je peux continuer.
Un jour je suis à la fenêtre, avec les jambes qui dépassent, je fume un peu, il n'y a qu'un étage et je sauterais volontiers, au loin les nuages dessinent des éléphants satinés, le rose pointe à peine, je me rends bientôt à la cérémonie du souvenir, je laisse trainer le temps, j'arriverais en retard, j'aurai une bonne excuse, j'ai chuté par mégarde, j'ai des étourdissements, ou plutôt j'ai brûlé mon costume, j'ai oublié mon texte, on m'appelle soudain, la limo est rutilante et ils sont là à nouveau, la bande à m'attendre dans l'entrée, la meilleure solution pour pouvoir m' échapper c'est le kidnapping, la corde autour des poignets et le chiffon dans la bouche, la poussière au démarrage de la limo, et la disparition. C'est l'anniversaire, comme tous les ans je dois tenir un discours d'éloge et d'abaissement, la vitre glace est là pour me protéger, car les insultes peuvent à tout moment gâcher le spectacle, c'est la norme depuis quelques années, nous sommes devenus la cible parfaite, moi en particulier, la détestation est à son comble depuis que la justice s'en est mêlée, découvrant ça et là quelques malversations, quelques contrats inappropriés, je n'ai jamais été condamné, je me suis enrichi en silence, je ne regrette rien, j'ai suffisamment souffert dans cet univers putride, je n'ai pas encore vraiment décidé à qui profitera mes économies, à ce moment-là je me concentre sur le scénario, cette année j'ai vu les choses en grand, je n'assisterais pas au spectacle, ou de loin, la caméra braquée sur le pupitre vide, et voilà la salle murmurant puis les chaises qu'on bouscule, on veut sortir, que se passe-t-il, cette année-là j'avais réussi ma sortie, une exfiltration, la bande m'avais placé directement dans le coffre, je ne m'étais pas débattu, et au bout de quelques kilomètres, on m'avait jeté dans un fossé, toujours attaché, en prenant soin de voir couler le sang sur ma figure, après je m'étais évanoui et la police avait déployé les recherches, on m'avait retrouvé et j'avais fait la une de notre propre journal, j'avais tout organisé à nouveau, une expérience de plus, en conséquence j'avais obtenu une meilleure appréciation de l'opinion mais de courte durée car les procès avaient recommencé, et les convocations et les témoignages d'autosatisfactions et de dénégations.
C'est du passé, mes expériences se limitent aujourd'hui à la sortie du matin, à la grande table d'après-midi, aux caresses parfois, je suis devenu un être synonyme d'irrespect et de frénésie, je vis moi aussi dans la tour d'ivoire, j'attends l'inspiration devant ma feuille dilatée.
Il n'avait pas perdu sa force légendaire mais il avait abandonné la partie, il se soumettait à nos décisions, il avait décidé de vivre ses dernières années dans le rôle de Pépi, il mangeait trop, buvait trop, chantait trop fort, tentait de monter sur les tables pour un numéro, nous avions engagé une brigade pour l'accompagner et j'étais seul le plus souvent à applaudir des deux mains aux spectacles ridicules d'un vieillard accablé par la maladie, le premier rôle et la peur au ventre, la fête gâchée, et des dialogues incompréhensibles puis les silences merveilleux et la pose suspendue comme pour mieux profiter de la pureté du moment, un cycle répétitif, quotidien jusqu'au dernier souffle, et moi le spectateur fanatique, incapable de me soustraire à ce tourbillon maudit, oui la malédiction et la pourriture, la vision de la ruine et de l'écroulement de la beauté. A chaque pas, la musique qui se répète, l'eau qui éclabousse le bas du pantalon et de la robe, je le raccompagne à sa chambre, c'est moi qui ai la clé, je le déshabille le démaquille le parfume et glisse un doux baiser sur sa joue creusée, il me remercie et me demande si ce soir il y avait du monde, si les recettes sont suffisantes, si le théâtre ne va pas fermer, je le rassure comme je peux, je m'émerveille de son talent de transformation, je ne saurais jamais si il prétend ou si il est devenu la demoiselle disparue.
C'est l'heure, on revient me chercher, on me déshabille moi aussi, on change encore la couche froide, je remercie, j'ai faim, je pousse un petit ricanement, et je tousse pour avoir un dernier regard posé sur moi, ce n'est rien, vous pouvez partir, je vous remercie, je vous dis à demain, la lumière s'éteint, je pousse malgré moi un dernier cri dans la nuit.