Souvenir de l’autre Pépi: Solitude Des Vaisseaux (15)

laura-lanthrax

Roman

Alors les jours sont plus beaux et la jeunesse et le sang plus éclatants, ça coule sans faire de bruit, ou juste une petite goutte sur le toit de la maison, les regards se croisent et les sourires réclament la libération ravageuse, la vision hallucinée du bonheur explose dans nos têtes, la bataille est gagnée, nos corps peuvent se reposer sur la terre ocre et brune, épuisés mais satisfaits. L'ivresse de la puissance abolit les superstitions et le charme des joutes amoureuses nous délivre de la cruauté. On respire enfin à grandes brassées d'air.

La mort du grand personnage est brutale, elle éblouit dans la nuit, nous ne pleurons pas, nous voulons vivre après lui. Je reprends le flambeau à la minute même où le cadavre est encore chaud, j'embrasse son front, j'enlève les postiches uns à uns, je veux montrer la vérité crue, la face cachée de la solitude, c'est maintenant l'illusion d'un arbre sans branches, d'un tronc pourris sur le sol qui s'impose à tous, alors que commence pour moi sans m'en rendre compte le long déclinement.  

Les dernières semaines je monte à la chambre le contempler allongé sur son lit, je tente d'introduire la petite cuillère dans la bouche mais elle ne s'ouvre pas, j'essuie le front dégoulinant, je brosse les cheveux de la perruque, j'aide à changer les robes, le spectacle est ici désormais. Je m'approche aussi quand nous sommes enfermés tous les deux, j'avoue ma faiblesse, je murmure à l'oreille les paroles abominables, et la sueur colle ma peau à la sienne. Les râles sont puissants et le souffle de plus en plus court, le teint s'éveille à la cendre, nous constatons la terrifiante raideur, nous scrutons la douleur envahissante, les blessures brûlent le parchemin.

Je ne dors pas avec lui, je redescends dans mes appartements, je ne vomie pas non plus, je mange mieux, les rides ont disparu de mon visage, j'ai l'air plus jeune, j'aime enfin la compagnie des autres et je savoure le chemin parcouru.

J'attache peu d'importance aux révoltes des hommes, j'entends de loin la souffrance des pauvres et des affligés, la vengeance a tout emporté, je me veux inaccessible, invincible. Je le suis, j'ai eu l'héritage et la forteresse qui va avec. Si j'avance hagard au milieu des yeux fixés sur moi, ma fragilité n'a d'égal que la pierre de la forêt. J'aime dire tout du moins que je ne suis pas isolé, et après la mort de Hache j'éprouverai soudain quelques sentiments. On trouve ça et là quelques personnes qui ont reçu l'ordre d'en témoigner. Une femme à mon chevet. Une de mes aides. Où aurais-je pu faire sinon sa connaissance ? Elle est belle, c'est presque mon genre, je l'appelle Marisa ou Meredith, c'est selon, je l'emmène avec moi, nous quittons le domaine et le petit pavillon des archives, j'ai ordonné de tout brûlé car je ne veux laisser aucune trace, je l'implore bientôt du regard car je souhaite enfin connaitre la chaleur d'une présence, est-ce trop demandé? Mais personne n'est dupe. Il est évident qu'une fois encore j'ai tout manigancé, il faut satisfaire à la dernière volonté du testament, il nous faut rejouer la croisière en Europe et effacer la conclusion, alors si une aide ou une autre fera l'affaire, autant choisir celle qui me plait.  Nous avons quartier libre jusqu'au retour, nous pouvons nous embrasser et croire un instant à un futur possible, nous pouvons nous détester pareillement en gardant l'objectif du contrat, à la fin de l'aventure Marisa/Meredith ne montera pas dans l'ambulance, ne sera pas conduite à l'asile de Hache, ne tentera pas de s'évader avec le concours d'un protecteur devenu fou lui aussi, ne montera pas sur le rebord de la fenêtre avant de chuter mortellement. Faut-il l'avouer aujourd'hui? C'est Hache lui-même qui précipite les choses, demande expressément l'accès à sa chambre, introduit les clés, libère l'ouverture, et permet l'impensable, il ne peut plus attendre, elle doit céder la place, alors le vent s'infiltre dans la nuit et parvient jusqu'à elle, elle a froid, elle se lève, elle découvre étonnée la possibilité de s'échapper, elle n'offre aucune résistance, elle veut rejoindre la mer si proche, et la voilà prête à s'envoler.

Pour le voyage en Europe j'exige la présence de mes fidèles assassins, impossible pour moi d'y renoncer, j'éprouve encore à l'époque une excitation majeure aux jeux cruels et sophistiqués élaborés par la bande. Une fois la mécanique enclenchée, Marisa-Meredith ne peut que constater le mépris que j'ai pour elle, elle n'est plus rien pour moi, pas même cet objet essentiel pour obtenir l'héritage, elle n'existe pas, les supplices effacent toute dignité et les larmes de ses yeux peuvent bien couler, je disparais à jamais dans la dimension de la douleur sublime. On perce ma peau, on coupe une phalange, on arrache un ongle, on verse de la cire, on écrase les côtes, on suspend la respiration, on introduit le métal, on serre la corde autour des appendices.

Ma rencontre avec Pépi cela se produit au départ pour l'Europe, c'est sur le paquebot que nous échangeons notre première poignée de main. En rejouant la croisière je sais à l'avance que je n'aurai aucun mal à reproduire les faits et gestes du passé, ma mémoire est intacte pour tout ce qui se rapporte à Pépi, mais il n'est plus question d'improviser, je vais respecter le déroulement de l'action dans ses moindres détails, nos chambres sont voisines, comme toujours je suis seul, elle est seule aussi, c'est au retour qu'elle sera accompagné de cette femme que tout le monde trouve mauvaise et décharnée, on l'appelle monsieur Pépi, on la tiendra pour responsable de la chute de son amante, on lui fera porter le déshonneur de la maison Hache. Nous partageons les repas et les longs après-midis sur les transats à regarder l'horizon, nous buvons aussi beaucoup, on soulève la couverture pour laisser passer nos petits bras tremblants à la recherche d'une liqueur sirupeuse, nous parlons peu, je n'ai pas reçu l'ordre de la protéger, j'ai reçu l'ordre de la surveiller, elle a je crois déjà cette personnalité désaxée qu'on essaiera par tous les moyens d'étouffer, elle n'a que faire de moi, je suis là c'est tout, le voyage est interminable, alors un peu de compagnie, c'est comme un petit animal fragile auprès de soi, qu'on caresse et qu'on oublie sitôt la route terminée, cela réconforte, on se sent moins abandonné. Je ne comprends pas cette folie de Hache la concernant, je ne saurais expliquer l'attachement à sa personne, l'obsession déjà à lui ressembler, j'y pense imperceptiblement avant que mes hypothèses ne se dissipent dans le bruit des vagues. J'aurai bien le temps de m'y intéresser à nouveau lorsque Pépi disparaîtra en Europe, au final il faudra retourner la chercher et la supplier de son aide, c'est-à-dire recourir au mensonge, car l'enfermement dans l'asile de Hache est déjà programmé, mais nous obéissons comme toujours, une unique obsession se propage maintenant, ralentir la dégradation du grand homme, éviter le désastre d'une succession trop rapide, pour cela la ramener de force s'il le faut.

Mon épuisement linguistique a pris des proportions inimaginables, je n'écris pratiquement plus à ma table, je jette quelques mots sur le papier qui n'ont pas beaucoup de sens, j'essaye de réunir des idées précises, d'éclaircir le chemin à partir de mes divagations, j'aboutis à la perte total de l'appétit intellectuel qui faisait ma réputation, je creuse dans mes souvenirs, et j'aperçois les prémices de l'enfance, mais dois-je mentionner également que je n'ai pas eu d'enfance, au sens où on m'a formaté pour servir, une éducation des plus strictes, une capacité à se taire et des rêves faméliques.

Pour Marisa/Meredith et moi le voyage s'éternise, nous n'avons finalement rien à nous dire, nous tournons la tête au passage de l'un et de l'autre, nous attendons la délivrance, le temps où chacun reprendra sa place, elle la servante moi le nouveau maître, j'ai appris qu'il faut ne pas aimer trop longtemps, et l'aurais-je suffisamment aimé cette Marisa/Meredith que j'ai choisi ? Mon imaginaire perçoit la douleur au plus profond des entrailles, l'acharnement à obtenir une vision claire de l'avenir achève de me précipiter dans l'oubli des plaisirs de la chair.

Il y aura aussi mes suggestions pour l'après Pépi, des menus rien, car on ne m'écoute pas, on a besoin de moi alors on me laisse quand même parler, les souvenirs que je garde de cette période sont tout aussi précis que la croisière en Europe, je reste faible avec une totale dévotion au projet élaboré par Marion, celui de recruter des filles, de les transformer un peu et de les soumettre aux caprices du grand homme, je fais signer des contrats largement sous-payés, des femmes de petites vertus ou des actrices dans la peine, des déséquilibrées peuvent convenir aussi, avec pour règle toujours d'accepter, docile, d'être remplacée, sans attendre, par un spécimen plus jeune et plus ressemblant. La première expérience de ce genre se révèle hautement gratifiante et le cours de la vie peut reprendre pour nous tous, simple et angoissant à la fois. Un répit. Le rythme des filles s'accélère bientôt et il devient de plus en plus difficile de satisfaire à la demande, mais un miracle s'opère, la fascination de Hache pour l'une d'entre elle, une évidence que la peur a disparu, tous nous la jugeons remarquable, loin de la médiocrité et de la paresse des autres spécimens, mais elle devient envahissante et j'ai les mains libres pour m'en débarrasser, il y aura la drogue et l'alcool puis on la jettera à la rue, on finira par l'abandonner et ne plus subvenir aux besoins élémentaires. Avec Marion, nous organisons pourtant des visites régulières, il faut encore attendre la complète transformation de Hache au cas où, bientôt nous le savons la volonté d'être avec Pépi aura disparu et le souvenir d'être simplement Pépi se concrétisera, alors plus besoin d'aucune fille, une réplique du château, une salle de spectacle, la promesse du succès et une brigade dévouée, cela suffira. On poursuit l'expérience. Nous enfermons d'abord la fille dans un refuge, il n'est pas question que la presse s'empare du sujet, nous autorisons des sorties en limo autour du périphérique, nous filmons les absences, les rares moments de confidences aussi, nous observons la lente désolation s'installer puis la brusque disparition de la raison, jusqu'au jour où nos efforts sont récompensés, il est devenu celle qui s'est envolée un jour discret à l'asile, les précautions n'ont plus lieu d'être, nous pouvons rendre sa liberté à l'autre Pépi, on ouvre la portière, on lui crie un peu dessus, elle sort, on balance le matelas, les ustensiles et le chien et le tour est joué.

Un devenir muet ranime les remords, les ferveurs de l'oubli s'emparent des artifices séculaires, et la disparition des preuves précieuses abolissent les rages profondes qui remontent à la surface, la désolation se couvre de vert et le parfum n'en est que plus entêtant.

Je m'adoucis, je me débarrasse de la bande, mes capacités déclinent, pourtant j'ai du goût pour l'aventure, je voudrais tant marcher dans les dunes blanches, mais je me contente maintenant, simplement, des promenades autour de la maison, j'attends qu'on dresse la table, j'applaudis au passage du vent, je fantasme pourtant parfois un plan pour m'échapper, pour cela j'aurai besoin de nouveaux complices, peut être cette Marisa/Meredith qui ne m'a pas quittée, je la voie de loin m'observer avec un calme impassible, elle veille sur moi comme on veille sur les biens fragiles, elle a vieillie elle aussi, elle n'a pas oublié le voyage en Europe et ma décision de la choisir elle parmi tant d'autres, elle en a été bouleversée, alors elle me reste fidèle et dévouée, même si la parole s'est tue entre nous, après avoir découvert en un rien ma vraie nature, celle des bandes et des brumes paradis, même si pour cela elle a dû sacrifier le monde, les ambitions et les plaisirs légitimes, ou plutôt les forces lui ont manquées, ou encore elle ne voulait pas autre chose, qu'être à sa place ici avec moi, avec l'idée qu'on se fait d'un vieux couple imparfait et solitaire, murée dans sa détestation et la distance des corps, infranchissable, mais toujours prête à aider. Elle ne me quittera jamais. Je l'envie. Je m'accommode de longs silences, je voudrais renoncer aux mauvaises pensées, je voudrais pouvoir m'interdire toutes ces humiliations, mais en permanence j'ai en tête de résoudre l'équation, je veux réussir ma sortie, être accompagné de débutants, de chétifs et de hasard, pour le temps qu'il me reste, apprivoiser l'inconnu, ne plus désespérer de la levée du jour.

Chaque punition parait dérisoire, jusqu'où peut-elle tenir, elle avance lentement vers moi et j'ai promis de l'embrasser, elle me démaquille, elle enlève ma robe, elle peigne la perruque, je serais le dernier de la maison, c'est de plus en plus ridicule mais elle s'exécute quand même, nous avons pu fêter une fois encore un bon anniversaire, je m'habille ainsi pour respecter la mémoire de Hache et je tremble de ne pas pouvoir refuser. Je lui fais promettre de garder la tradition après moi, elle aura l'argent qu'il faut, je lui fais confiance, elle trouvera la personne capable de supporter le poids du secret, elle lui fera comprendre l'importance de ne pas renoncer à la répétition des agonies.

Des bavardages emplissent la chambre, on s'approche toujours plus prêt, j'ai froid et je ne comprends pas, combien sont-ils ?, il fait nuit aussi, je demande si on peut m'aider, je voudrais pouvoir remonter le drap plus haut pour cacher cette nudité, je dis aussi je vais crier si on me fait du mal, je tente d'attraper un objet sur la commode, je veux pouvoir frapper, mais bientôt on se glisse à côté de moi, on me caresse un peu, la chaleur des autres me fait du bien, j'abandonne l'idée de me battre, j'accepte la loi du plus fort, et bientôt c'est la respiration qui vient à manquer, on a mis une main sur mon visage, on m'a immobilisé, c'est peut-être la fin, ils s'acharnent un peu, mais soudain je vois les ombres qui m'entourent disparaitre brutalement, je respire à nouveau, je m'assois et je cale l'oreiller, tout redevient si calme, on m'a laissé ma chance, je ferme les yeux et je soupire, demain je ferais ce qu'on m'ordonne, je vais continuer à écrire, qu'ils se rassurent, moi la multitude, je ne me tairais jamais.

 

 FIN

 

 

Signaler ce texte