Souvenir de l’autre Pépi: Temps et Nourriture (14)

laura-lanthrax

roman

Du matin au soir Marion, des sanglots dans la voix, dans l'idée de lui faire entendre raison, gravitait autour de sa chambre, elle regrettait aussitôt d'avoir ouvert la porte, la vision dégradante de l'homme qui l'avait découverte et menée au sommet anéantissait tout retour en arrière. Pour mon plus grand plaisir. La détestation était à son comble entre elle et moi, depuis la nouvelle du choix pour l'héritage, j'étais donc l'heureux élu et elle la perdante magnifique. Elle ne s'y résignait pas et tentait vainement de recourir à tous les stratagèmes possibles pour évacuer la peur que procure la sensation de l'arrivée imminente, mais pourtant inéluctable, de la perte d'un statut qu'il fut si long de conquérir, elle était bel et bien entrée en déchéance, et je précipitais sa chute, lentement, cruellement, les visites que je lui autorisais n'étant destinées qu'à observer en direct la mort du petit animal, une vengeance froide sans regret ni passion.

La journée était la suivante, je me précipitais à l'étage pour observer à travers la lucarne, on venait juste de le préparer et de l'installer confortablement dans son lit, une coïncidence de plus avec moi, il fallait s'assurer qu'il puisse avaler correctement la première collation du matin, mais on commençait par un bol de fruits secs arrosés d'un peu d'alcool, comme autrefois au château, il restait là à écouter gonfler les raisins et autres tamarins, puis le bol lui était retiré aussitôt, afin d'éviter qu'il s'étouffe, ou peut-être pour ne pas qu'il le jette sur le grand miroir placé juste devant lui, il tournait alors son regard vers moi et je pouvais entrer le saluer sans oublier au passage de ramasser la perruque sur le sol, il avait passé la nuit à peigner ses cheveux comme le faisait autrefois cette Pépi à laquelle il s'était maintenant complètement identifié, la nuit il s'effondrait, perdant la perruque dans son sommeil agité, sans la force de se relever à nouveau au réveil pour se réincarner, ou plutôt dans l'oubli de cet accessoire indispensable pour le spectacle du soir, je lui réajustais moi-même la perruque sur le crâne, un sourire déformé marquait son visage, alors seulement je pouvais lui offrir quelques cuillères de lait chaud, le seul liquide acceptable a ce stade. Puis les activités cessaient jusqu'au début d'après-midi où toujours dans sa chambre on lui apportait une tartine de pain ou deux avec un carré de chocolat, puis c'était l'heure du maquillage et du rouge à lèvres abondant, il passait en revue les robes et les écharpes dans l'armoire au grand miroir et décidait au bout d'une longue réflexion, qui me laissait encore le temps de l'observer par la lucarne, de la tenue la plus adaptée, les escarpins n'étaient choisis que le soir, et Marion avait l'honneur de le chausser avant son départ. Elle l'accompagnerait encore jusqu'au théâtre pour s'asseoir ensuite quelques rangs derrière moi afin de contempler cette curieuse réincarnation d'une époque qu'elle avait contribué à rendre légendaire.

Parmi mes occupations, il y avait encore de la place pour la bande, elle ne me ménageait pas, mes muscles et mon cerveau étaient aiguisés pour la souffrance et le plaisir, j'avais loué un camion benne, on me mettait dans un sac et on me jetait par-dessus bord avec les autres ordures, on me déversait après un long trajet dans une décharge sauvage, on me ligotait encore à la roue arrière d'une carriole et on me trainait sur le sol sur des kilomètres, j'avais plongé dans l'eau froide lesté de poids inattaquables, j'étais sauvé à la dernière minute, dans la furie et l'orgasme.

Aujourd'hui il a plu. Il a fallu quand même sortir faire le tour de la maison, et sans grands soins on me pousse parmi les gravats, les roues du charriot éclaboussent au passage des flaques d'eau, je prends froid, je tousse, je veux qu'on m'installe à ma table, j'ai tellement à raconter, comme je l'ai déjà mentionné je ne prends pas de précaution, j'impose les choses, à l'exception de cette sortie journalière obligatoire car médicalement indiquée, je voudrais pourtant pouvoir imposer mon refus et dénoncer l'acharnement à m'infliger cette promenade délétère, il faut croire que mes dernières forces m'abandonnent, il faut espérer que bientôt le pouvoir tout entier aura échoué entre des mains plus robustes.

J'ai bien réfléchi à l'écriture de ces mémoires et à l'irrespect de leur contenu, je ne peux que continuer dans la bêtise, le mensonge et la hargne, j'appelle à la lutte pour la caricature et la revanche des vainqueurs, je veux porter la détestation à son comble. Mais on vient encore m'importuner à ma table, ne savent-ils pas que j'ai perdu le sens des réalités et que leur misérable rituel programmatique au lieu d'accroitre mes capacités à maintenir les apparences accélère en fait une décrépitude profonde et définitive. On me précipite vers ma fin.

Je continue avec Marion puisqu'il faut bien se satisfaire de quelques anecdotes. Le spectacle terminé, elle gardait le privilège de remonter sur scène et d'apparaitre comme au bon vieux temps, ivre et passionnée, car pendant le spectacle elle continue à boire pour se donner du courage ou pour ne pas m'étrangler, elle applaudit à tout rompre, elle danse, oui appelons ça une danse, autour de notre nouvelle Pépi et lui fait un triomphe, puis les rideaux se ferment et le silence tout d'un coup est plus fort que les sanglots qui résonnent dans ma tête, car je ne pleure plus en public, j'affiche un visage de marbre, je remets en place la mèche qui barre mon front à intervalle régulier, et j'ose parfois un soupir de satisfaction, ce qui ne manque pas d'alléger l'atmosphère et de pacifier l'ambiance électrique qui brûle désormais autour de moi. Puis j'entends Hache demander si il gagnera cette année la récompense suprême, si on peut venir pour le démaquiller, si la costumière peut l'aider à enlever cette robe trop lourde, si on se retrouve à notre table réservée comme d'habitude, mais avant laissez-moi me ressourcer et m'apprêter. Marion le raccompagne alors dans sa chambre et on sert à nouveau un bol de lait avec un sucre et il accepte en général de laper la cuillère qu'on lui tend affectueusement. D'après ce que j'en vois à travers la lucarne. Je rentre l'embrasser, je lui remets la brosse à cheveux et Marion et moi sortons l'un après l'autre, sans une parole ni un regard entre nous, je tiens à lui faire savoir que j'ai le dernier mot. Elle dort encore ici et partage une aile de la maison avec mes aides, elle n'a pas d'autre endroit où aller de toute façon, elle supporte cette humiliation aussi grâce au cercle des derniers adorateurs, chaque jour au moins une ou deux suppliques arrivent par la poste, on lui dit comme elle fut la plus grande, la plus belle et qu'elle reste la plus immortelle aussi. Elle répond parfois quand elle peut aligner les mots sur les pages à en-tête confectionnées à Paris, il n'en reste seulement que quelques exemplaires, mais j'autorise les photocopies, je me rappelle cette croisière avec cette madame Pépi qui avait reçu l'ordre d'aller chez l'imprimeur et d'obtenir ce papier vergé grammage 160 personnalisé, elle était retourné plusieurs fois car le modèle ne convenait pas, mais avant le retour en Amérique, avant qu'on interne cette pauvre Pépi dès l'arrivée, dans la clinique privé de Hache, au moins deux tonnes de ce papier avait été chargé dans le paquebot, c'était l'époque où notre Marion pouvait encore tenir la cadence des réponses pour tous, puis un autre épisode était survenu, la mort de ce pauvre chien jeté sous la limo, des cartons entiers avaient brulés, elle n'avait pas trouvé mieux que les flammes pour exprimer sa colère.

On m'aide à monter dans la baignoire, la mousse recouvre toute la surface car je ne souhaite plus voir mon corps nu déformé, on m'attache aussi pour ne pas glisser, et on dépose sur une table de bois devant moi un rafraichissement, à ma demande on vient me frotter puis j'enclenche le chronomètre, sur la table lui aussi, puis on me laisse seul, j'appelle quand je veux sortir, j'attends en général que l'eau soit bien froide, je prétexte que je me suis endormi, mais pendant toute la durée de cette épreuve, je continue à réfléchir à mes petites histoires du passé et à la manière dont je vais retranscrire la vérité, avec les mensonges nécessaires pour relancer l'action.

La brutalité des sentiments exprimés, la revanche de l'histoire, l'harmonie des bêtes, autant de formules qui accaparent mon esprit et me laissent épuisés au soir de ma réflexion. La coquetterie du grand âge détruit sans doute tout espoir d'acquérir une pensée raisonnable et créative. Je brouille les pistes, j'appuie sur le starter, je ne reviens pas au point de départ. J'habite le monde entier et c'est encore trop petit, mais je n'aurais pas la chance d'aller voir ailleurs, je reste sagement à l'écoute des oiseaux et j'invente ma fin de partie.

Dans la campagne d'à côté on peut découvrir les plus beaux arbres de la région, j'avais proposé à Marion et à Hache de s'y produire, en plein air, comme un défi à la hauteur de leur talent, mais ils se sont entendus pour ne pas sortir, j'avoue avoir eu un certain ressentiment mais nous touchions bientôt à la fin de l'aventure et le goût de l'extérieur avait définitivement disparu. La mort de Marion est arrivée brutalement, après une journée brûlante, c'était l'anniversaire de Hache, et depuis longtemps nous ne fêtions plus cet événement en public, j'en avais décidé ainsi ou plutôt le manque d'engouement pour ce divertissement, après toutes ces années, m'avais permis enfin sans justification ni obstacle d'abolir tout discours et représentation médiatiques. On improvise, c'est le seul jour où on se parle elle et moi, elle change de direction et vient frapper à ma porte, je la laisse s'asseoir à mon bureau, je devine alors que c'est bien le jour de l'anniversaire, je ne l'ai pas oublié mais je refuse d'y croire, jusqu'à cette confirmation par l'absurde, c'est comme un soulagement de la savoir là car je ne vais pas devoir affronter seul ce moment de disgrâce imposé par les clauses du contrat. Je ne sais pas encore que c'est la dernière fois que Marion vient à ma rencontre, elle tremble et vacille déjà, j'imagine qu'elle a bu une partie de la nuit pour oser franchir les obstacles qui mènent jusqu'à mes appartements, je ne comprends pas quand elle commence à parler, ça semble délirant et inaccessible, mais voilà elle a réfléchi pour cette année, elle croit qu'un terrible accident surviendra ce soir, qu'il faut annuler le spectacle et partir d'ici, aller au château, c'est là qu'on sera en sécurité afin de nous débarrasser des esprits vengeurs. Je la laisse reprendre son souffle, je lui propose sa boisson favorite, je la convaincs de se taire et de m'écouter, il n'y a pas de déplacement possible, son état ne le permet pas, nous accomplirons la cérémonie selon les règles éprouvées, il n'y aura pas d'exception, tout se passera bien et nous aurons à nouveau j'en suis sûr des souvenirs à raconter.

J'avoue ne pas penser aux conséquences de mes actes, j'impose à tous la décision cruelle de rester, je ne veux plus remettre les pieds au château, je veux couper tout lien avec des souvenirs qui me hantent et altèrent mes capacités, pour Marion c'est le contraire, elle ne rate jamais une occasion de nous rappeler comme nous serions bien là où la vie fut plus grande, plus belle et plus immortelle aussi, et chaque année le stratagème est le même, au moment de me parler, inventer une raison particulière pour prendre le chemin du retour afin assure-t-elle de retrouver la splendeur passée. Je n'avais pas remarqué à quel point elle insistait, j'étais trop occupé à remplir son verre pour m'en débarrasser, je n'avais pas mesuré le degré de fatigue et d'euphorie à la fois qui l'agitait, comme on demande ses dernières volontés, à la fin je l'avais tout simplement renvoyée et elle avait disparu en un éclair, un fantôme absorbé par les vapeurs d'alcool. La colère encore, j'avais fait semblant de cracher sur elle sitôt la porte refermée, j'avais décidé une bonne fois pour toute de ne plus accepter les visites d'anniversaire.

A l'époque, la bande surgit toujours pas surprise et mon cœur palpite à l'idée qu'en quittant l'escalier ou la cave ils vont venir m'attraper et m'arracher à cette vie diminuée, j'attends la punition et mon orgueil décuple, je redécouvre l'invincibilité et la rage d'agir. J'oubliais, j'ai fait construire un petit pavillon dans le parc attenant à la maison, ce n'est pas pour moi, ni pour la bande, il est même interdit d'y entrer, j'y entasse les cadeaux et les dédicaces, je voudrais tout brûler comme Marion, mais je dois encore attendre que le temps accomplisse son travail, la disparition finale. Je ne pense jamais que je pourrais succomber en premier, d'abord parce que je suis le plus jeune, aussi parce que la vie avec la bande m'a rendu suffisamment puissant pour espérer l'éternité. Chaque jour voit le déclin de Hache, celui dont il faut parler désormais au féminin comme le mentionne encore le contrat d'héritage, et avec lui mes forces se multiplient, j'achève moi aussi ma transformation de grand destructeur. 

Les aides ne m'ont alerté qu'à la nuit tombée, nous étions en retard pour le spectacle, Hache pleurait dans sa chambre, j'attendais déjà au premier rang du théâtre l'arrivée des artistes. Elle avait donc disparu, nulle trace de sa présence depuis des heures, nulle ombre sur les écrans de surveillance d'une silhouette à la dérive. J'ai tout de suite pensé au petit pavillon, là où personne ne la chercherait, j'ai couru jusqu'aux abords paniqué, l'angoisse liée à l'anniversaire était à nouveau présente, j'ai découvert une vitre fracturée et je me suis faufilé, à la lueur de la torche je pouvais distinguer son corps sur le sol, inerte et froid, les boites de médicaments vides et les litres renversés, je ne l'ai pas touché, j'ai repensé à notre entretien du matin et à mon absence pour me procurer sa boisson préférée, l'urgence de lui servir le verre qui la ferait taire, car les clés du petit pavillon sont là bien en vue, devant moi, dérobées donc ce matin, subrepticement, le plan avait été longuement pensé. L'impréparation n'existait pas en ce jour d'anniversaire et les impératifs jouaient pourtant en ma faveur. Je suis retourné au théâtre, j'ai attendu que l'on amène Hache dans sa tenue de scène, j'ai applaudi à tout rompre et je suis moi-même monter à sa rencontre, je l'ai félicité, embrassé, supplié, le rouge de ses lèvres, les larmes de ses yeux, la blondeur des cheveux tout participait à l'excitation du moment, encore une fois le cérémonial était respecté, j'avais sauvé mon héritage, les caméras en témoigneraient, je m'étais métamorphosé à mon tour, j'étais Marion en ce soir d'anniversaire, et nul besoin de mimétisme, j'improvisais, me laissant tomber à ses pieds, j'implorais son indulgence pour le retard, cela ne se reproduirait plus, j'avais manqué à tous mes devoirs, mais qu'il me pardonne, j'étais morte ce soir. De retour dans la chambre seul désormais pour lui souhaiter une bonne nuit j'avais chuchoté à son oreille une petite comptine de mon enfance et le sommeil s'était manifesté rapidement, j'avais pris soin de jeter la perruque sur le sol avant de partir.

On me propose un jeu de société, j'ai décidé d'entretenir ma mémoire, on me déplace dans le grand salon et mon aide installe les pions sur le tapis, je suis toujours satisfait de cette confrontation, le motif est ailleurs, je balance mes jambes et j'en profite pour donner des coups de pieds au malheureux, il n'a pas droit de bouger, il doit subir l'affront jusqu'à la déraison, dans une extrême douleur, dans l'abus le plus total, je ne revois jamais l'aide après la défaite, car j'ai aussi le bon goût de gagner.

Avant d'en finir avec Hache, je termine avec Marion. On emmène le corps à la morgue, on conclut à un suicide, on écrit la rubrique nécrologique. Elle ne fait pas beaucoup parler d'elle, on se porte à croire qu'elle était morte depuis longtemps, on a oublié jusqu'aux chefs d'œuvre cinématographiques, ah voilà oui elle était surtout connue pour sa liaison avec Hache, elle ne lui a pas donné d'enfants, elle a sombré dans l'alcool et elle vivait cachée recluse, enveloppée par les volutes des souvenirs glorieux.

A présent je ne crois plus beaucoup à la protection des idoles, comme nous elles meurent et renaissent de l'oubli alors qu'il est déjà trop tard. Un double apparait et la copie est plus vraie que nature, nous voilà reparti à l'aventure dans les conditions du printemps et les affres de l'imposture. J'ai engagé une nouvelle Marion comme on avait engagé une nouvelle Pépi. Nous avons continué à monter sur scène et à fêter les anniversaires. Mon obsession alors tenir jusqu'à l'effondrement de Hache et obtenir l'héritage si convoité. Je voulais précipiter sa chute, j'aurai voulu avec la bande organiser une fin digne de ce nom, et pourquoi pas ne pas disparaitre avec lui, après tout j'avais épuisé mes meilleures années, pourtant j'ai continué à regarder par la lucarne, à ramasser la perruque et assister aux spectacles, j'étais plus calme et la vie plus douce. J'attendrais le temps qu'il faudrait.

On me déplace encore, on change mes affaires, on me parfume d'une eau très rare, je salive un peu, j'appréhende l'obscurité, je ne me sens pas coupable, j'avale les médicaments sans effort, on cale l'oreiller comme il faut, je lape le lait dans la cuillère, je crois m'endormir profondément, je demande à ce qu'ils reviennent, j'ai le droit à un petit bonbon au miel, je reproduis malgré moi, solitaire, ce qui fut la dernière traversée.

Signaler ce texte