Souvenirs

etreinte

Parfois, il arrive qu'on se souvienne.
Sans le vouloir, sans faire aucun effort de réflexion.
Je ne peux pas être le seul à qui ça arrive. Comme si des neurones reclus dans une partie sombre de votre cerveau soudain s'allument après des années et renvoient devant vos yeux une image, une scène de votre enfance, un morceau de pellicule jauni prouvant la véracité d'une époque devenue irréelle par l'effet du temps.
Vous êtes là, à l'arrêt de bus ou sous la douche, dans la queue chez Pôle Emploi ou en famille, et d'un seul coup vous recroisez l'enfant que vous étiez, celui qui est mort avec ses rêves et ses souhaits pour vous permettre de grandir.
Vous revoyez des visages, des gens que vous n'avez plus revus depuis, vous reconnaissez votre école, ou l'ambiance d'un petit déjeuner avant d'y aller.
Des situation mêmes banales, de la couleur rouge de votre premier vélo à l'odeur ou le goût d'un plat.
Tous ces détails à l'insignifiance variable qui, d'une manière ou d'une autre, vous ont marqués si fort qu'ils continueront de ressurgir aléatoirement tout au long de votre vie.
Pourquoi ceux-là, pourquoi maintenant, ça, vous ne le saurez jamais.
C'est aujourd'hui encore que j'ai vécu un de ces phénomènes, et bien que j'en suis conscient depuis des années, c'est ici ma première tentative d'en parler et de mettre des mots dessus. Peut-être que j'essaie, en capturant son essence, de me prouver que cette réalité était bien là, que tout ça a bien existé, la rendre palpable avant qu'elle ne glisse à nouveau entre mes doigts.
Je sirotais du multifruit Carrefour à même la bouteille, ne sachant trop quoi faire de mon temps, lorsque je me suis souvenu de la première fois que j'ai réellement pris conscience de la mort et que rien ni personne n'est éternel.
Je ne saurais vous dire avec exactitude l'âge que j'avais, mais je sais que ça s'est déroulé dans la maison familiale, avant que mes parents ne divorcent. Je n'avais donc pas plus de sept ans.
Je me souviens avoir poussé la porte de la chambre de mes parents en plein après-midi, très triste mais à la fois terrifié, les yeux humides, je peux encore ressentir le fantôme de la boule au ventre que j'avais.
J'y ai trouvé ma mère, allongée seule dans le grand lit reçu en cadeau de mariage, elle lisait un bouquin à la faveur des lueurs d'un ciel gris derrière les fenêtres, et sans la ménager, avec ma sincérité d'enfant, je lui ai dit :
"Maman, si c'est vrai que tout le monde meurt, ça veut dire que toi aussi ?"
Imaginez ce à quoi doit être confronté une mère quand son propre fils vient la voir et lui annonce aussi froidement qu'il ne veut jamais qu'elle meurt et le laisse seul.
C'est peut-être une des raisons pour lesquelles je ne crois pas avoir d'enfants un jour. Je ne pourrais pas lui donner de meilleure réponse que celle que m'avait donné ma mère, c'est à dire que c'est dans très longtemps, qu'il ne faut pas s'inquiéter pour ça maintenant et qu'il reste encore plein de choses à vivre en attendant.
Tout ça ne m'a réconforté qu'à moitié, car ce n'était pas ce que je voulais entendre. J'avais besoin qu'elle me dise que non, non évidemment, c'était ma mère, qu'elle ne pouvait pas mourir et qu'elle serait encore là même quand je serai plus vieux qu'elle.
Mais on ne peut pas mentir à un enfant sur ce sujet. On peut lui faire croire au père-noël si on veut, puisque c'est de coutûme, mais pas que ses parents, ses amis, ses proches et toute sa famille sont immortels.
La mort est intransigeante et personne n'est consolable face à elle, aussi bien adultes qu'enfants. Elle emporte tout le monde.
Mon souvenir s'arrête là, dans les bras de ma mère, et je me disais intérieurement qu'à son âge ses bras ne seront peut-être plus là pour m'entourer. Il me semble que pour me changer les idées elle m'a proposé d'aller manger quelque chose en ville, ou peut-être qu'elle a cuisiné, je ne sais plus, c'est ici la limite floue de cette scène du passé. Tout ce qui est au-delà ne serait que spéculation.
Mais en y repensant, tout cela me mène à une conclusion.
J'ai l'impression que nous avons, tous autant que nous sommes, peur de la solitude. De n'avoir personne à qui parler, pour qui compter, aux yeux de qui exister. Comme si notre entière existence n'était définie que par la considération d'autrui.
Si on me parle, si on m'aime, si on me déteste, c'est que j'existe.
Un être humain seul ne semble pas capable de se prouver qu'il est vivant.
Alors plutôt que d'affronter ça, d'y travailler, de l'accepter, on cherche éternellement l'attention des autres.
On s'entoure à tout prix et le plus rapidement possible d'amis qui n'en sont pas, de conjoint dont l'amour se dissipe et d'enfants qu'on abandonnera au monde lorsque notre tour viendra.
S'entourer, pour ne plus se sentir seul, alors qu'inlassablement, c'est ainsi que nous sommes toujours morts, et que nous mourront tous.
Seuls.
Et ça les enfants que nous sommes en sont terrorisés.

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