Souvenirs...
Dominique Capo
Depuis le milieu des années 1970, mon père travaillait au Ministère de l'Intérieur. Il appartenait à la section des Renseignements Généraux. C'est son service qui a mis en place l'un des premiers réseaux de renseignement sur les filières Islamistes. Mais ce n'est que vers le milieu des années 1980 que ces derniers se sont développés en France et que mon père et ses collègues les plus proches ont de plus en plus enquêté sur ce milieu. En fait, c'est avec les premiers attentats de 1986 que l'importance de son travail s'est révélé primordial ; et que sa cellule de renseignements sur les Intégristes Musulmans de France a annoncé l'aube d'une nouvelle ère. Plus tard d'ailleurs, mon père a aidé à mettre en place un peu partout en France de nombreux réseaux d'infiltration, d'enquête. Il a participé à des colloques internationaux, il a été intervenant sur des débats ayant lieu dans la plupart des écoles de police de France.
Pour ma part, j'étais encore trop jeune pour avoir une idée de la portée du travail de mon père. Bien que, parfois, j'ai passé des après-midi entiers dans le bureau de celui-ci quand ma mère était indisponible, avec ses collègues, a attendre qu'il ait fini pour rentrer à la maison en sa compagnie, je n'avais aucune idée de ses fonctions. Tout ce que je savais, c'était qu'il était Inspecteur Divisionnaire au Ministère de l'Intérieur. J'aimais beaucoup ses collègues, qu'il invitait de temps en temps chez nous pour déjeuner ou dîner. Ceux-ci m'appréciaient aussi, parce que j'étais sage lorsque j'étais dans leur bureau. Deux ou trois fois, mon père a organisé des réunions de crise chez nous, notamment en 1982 après l'attentat de la rue des Rosiers. La chance que nous avions pourtant, dans ma famille, c'est que mon père n'allait jamais sur le terrain ; il s'occupait davantage de la logistique, de l'organisation des enquêtes, du recoupement des informations que ses collègues lui procuraient.
Ce n'est que plus tard, une fois ses fonctions quittées, et lorsque les attentats islamistes ont pris l'ampleur que nous connaissons tous aujourd'hui, que j'ai réalisé l'importance de son travail. Et pourtant, à ce moment là, nous n'en n'étions qu'aux balbutiements des séquelles de cette guerre avec laquelle nous vivons actuellement.
Une des aptitudes des membres des Renseignements Généraux, c'est de collecter toutes les informations nécessaires à leurs investigations. Dans ce cadre, ils récupéraient systématiquement un exemplaire de chaque journal, chaque roman, chaque parution, disponible sur le marché. La grande majorité de ces derniers ne leur était d'aucune utilité. Mais le fait est que des salles entières des immeubles destinés aux Renseignements Généraux en étaient encombrés. Ouvrages de toutes sortes, y compris pour la jeunesse, s'y entassaient, et y dormaient sous la poussière et oubliés de tous.
Sachant que je lisais énormément, un jour, mon père a pris sur lui de ramener chez nous des dizaines d'entre eux qui y sommeillaient depuis des mois ou des années. Évidemment, c'étaient des textes destinés à ma tranche d'age. Je me souviens qu'ils appartenaient tous à la collection « Folio-Junior ». Je ne savais d'ailleurs pas quelle était celle-ci, puisque depuis que je lisais, mon attention était exclusivement concentrée sur les séries dont j'ai parlé un peu plus haut.
J'ai été surpris de l'initiative de mon père. Il était extrêmement rare que ce dernier se préoccupe de ses rejetons. Je suis en effet l'aîné de trois. Ensuite viens ma sœur cadette, dont la passion est, depuis qu'elle a l'age de cinq ou six ans, le cheval. Puis, il y avait mon petit-frère, le dernier de la fratrie, le chouchou de l'ensemble de la communauté familiale. Lui, ses centres d'intérêts étaient plutôt centrés sur le Judo, le Football et les jeux vidéos. Ce dernier centre d'intérêt nous a d'ailleurs très vite rapproché l'un de l'autre puisque nous avons passé de nombreux après-midi durant les vacances scolaires ou durant les week-ends, à nous adonner ensemble à ce loisir. Au grand dam de ma mère qui aurait préféré nous voir nous dépenser dans le jardin du pavillon familial, ou l'accompagner avec ma sœur au club hippique qu'elles fréquentaient.
Entre parenthèses, tout comme pour moi des années plus tôt, ma mère a bien tenté d'initier mon benjamin à l'équitation. Pendant quelques temps, il s'y est prêté de bonne grâce. Puis, en grandissant, cette activité a de moins en moins eu ses faveurs. Il s'est tourné vers le Judo et le Football. Ma mère l'a accompagné à chacune de ses séances, à chacune de ses compétitions. Par contre, elle était peu satisfaite, le mercredi après-midi, alors que lui et moi restions seuls à la maison, et qu'elle et ma sœur allaient au centre équestre. Elle voyait d'un mauvais œil que nous restions enfermés dans nos chambres – y compris durant les beaux jours de printemps et d'été – devant les consoles ou devant l'ordinateur, ou à visionner l'une des centaines de vidéo-cassettes de films que mon père possédait.
Car mon père était un vrai cinéphile, et nous avons possédé un magnétoscope dès la fin des années 1970. Et au fur et à mesure des années suivantes, il a accumulé des centaines de vidéo-cassettes de films ; soit qu'il enregistrait lui-même à la télévision, soit qu'il piratait en compagnie de personnes aussi passionnées de films que lui. Je me souviens en particulier que je lui avait présenté le père d'un de mes camarades de classe qui se consacrait lui aussi à ce procédé répréhensible. Car il faut se souvenir qu'à cette époque, les films n'étaient éditées en vidéo-cassettes qu'au compte-goutte et coûtaient assez chères en magasin. Il faut aussi songer qu'un certain nombre de films – les dessins-animés de Walt-Disney notamment – n'étaient pas commercialisés.
Bref, en tout état de cause, mon puîné et moi préférions rester chez nous. J'avoue que ces instants privilégiés nous ont permis de nous rapprocher, lui et moi. Et que la grande complicité qui existait entre ma sœur et ma mère a eue son équivalent entre mon frère et moi. Ma sœur, plus tard, a bien tenté de construire une autre sorte de complicité avec lui. Mais, malgré ses efforts afin qu'il vienne avec elle au club hippique – il s'y rendait tout de même de temps en temps -, les liens qui se sont tissés entre mon frère et ma sœur n'ont pas eu, ni la même force, ni la même profondeur, que celle que nous avions bâti.
Malgré tout, ma sœur et ma mère se sont adonné à l'équitation avec ferveur et passion. Il faut dire que ma mère elle même est une fervente adepte de ce sport. Et elle a consacré de plus en plus de temps et d'énergie aux clubs hippiques des environs de notre domicile ; au désespoir de mon père.
C'est d'ailleurs le fait qu'elle ait commencé à s'épanouir dans ce centre d'intérêt qu'elle avait abandonné depuis sa rencontre avec mon père, puis leur mariage et ma naissance, que la situation s'est dégradée entre eux deux.
A chaque fois que nous avons déménagé au cours des décennies suivantes, elle s'est investi avec force à cette activité. D'ailleurs, quand j'étais jeune, elle a, en vain, essayé de m'initier au même titre que ma sœur, au sport équestre. Or, autant ma sœur y a découvert sa voie et n'en n'a jamais plus dévié dès lors jusqu'à aujourd'hui. Depuis, celle-ci a en effet effectué des études poussées, puis a créé son propre club hippique qu'elle dirige toujours.
Mais moi, j'ai tout de suite été rétif à ce genre d'activité. Ma mère a bien tenté de m'expliquer que cela ne pouvait qu'être positif compte tenu de mon handicap. Elle m'a même excessivement incité à m'adonner à celui-ci. Mais rien n'y a fait. Et ce qu'elle pensait être un bienfait pour moi est devenu un cauchemar. Les quelques temps où elle a essayé de me convaincre, de me forcer – le mot n'est pas trop fort – à suivre l'exemple de ma sœur m'ont profondément traumatisé. A la suite de cette expérience malheureuse, j'ai pris toutes les formes de sport en horreur. Malgré le fait que j'aie par la suite essayé de me pencher sur d'autres sortes d'activités physiques, comme l'escrime ou le tir à l'arc, j'en suis venu à haïr – là aussi le mot n'est pas trop fort – toutes les formes de sport en général, ainsi que tout ce qui a trait aux activités physiques ou manuelles en particulier ; comme le bricolage, le jardinage, les ballades, etc. Au point qu'à chaque fois où mes parents me contraignaient à ce genre d'occupation, cela se terminait toujours pour moi par des crises de larmes. Au point que je revenais meurtri, profondément blessé, terrifié, par elle. J'en ai progressivement développé un traumatisme profond qui m'a poursuivi dès lors jusqu'à aujourd'hui.
J'étais – comme je le suis toujours – conscient que c'était pour mon bien. Je savais que si ma mère voulait me faire faire du sport, c'était afin d'entretenir mon corps et tenter d'amoindrir les effets de mon handicap. Mais non, ce qu'elle a essayé de m'inculquer s'est très tôt transformé en véritable phobie. De fait, au final, ma mère à concentré ses efforts dans ce domaine de prédilection qui était le sien, et qui avait trait à l'équitation, sur ma sœur. Et moi et mon frère avons joui de notre temps libre comme nous le souhaitions.