Souvenirs...

Dominique Capo

Quatrième Partie :

Bref, le jour où mon père est entré dans ma chambre les bras chargés des dizaines de titres qu'il avait récupéré au Ministère de l'Intérieur, j'ai été foudroyé de surprise. Sur mes étagères s'étalaient tous les ouvrages de la Bibliothèque Verte, de la Bibliothèque Rose, de la collection Rouge et Or que j'avais lu. Il y en avait d'autres issus de séries disparates. Mais je n'en possédais tout au plus qu'une petite centaine. Ce qui, j'en conviens, pour un pré-adolescent de douze ou treize ans, était déjà beaucoup. Comment aurai-je pu imaginer, ce jour-là, que vingt ou trente ans plus tard, mes étagères crouleraient sous les milliers de volumes ; au point que je serai obligé d'en transférer un certain nombre dans un lieu inoccupé de la grande maison de ma mère – un ancien presbytère d'une vingtaine de pièces – par manque de place ?

Je revois encore mon père pénétrant dans ma chambre, les bras chargés de livres, me demandant d'évacuer les étagères juste à coté de la porte d'entrée de celle-ci. Tandis que j'écris ces mots, la première chose qui me reviens à l'esprit, c'est la tapisserie verte qui en recouvrait les murs. Ce sont aussi les grandes étagères longeant le mur en face de mon lit. C'est ma table de chevet de l'autre coté de mon lit ; et dans le prolongement de cette dernière, mais perpendiculairement à elle, l'autre table sur laquelle était disposée la télévision – sans antenne car interdit de regarder la télévision dans sa chambre ! - me servant d'écran pour 'un des premiers ordinateurs que j'ai possédé. Aujourd'hui, il serait considéré comme une antiquité. Mais à cette date, c'était une véritable révolution. Et il m'a ouvert la porte sur un univers informatique insoupçonné auquel je suis toujours profondément attaché.

C'est la grande armoire près de la fenêtre qui ouvrait sur le jardin potager de mes parents. Celle-ci possédait un petit parapet de fer forgé sur lequel je m'asseyais parfois afin d'observer l'extérieur. Je m'y installais de tout mon long et j'y rêvassais, tentant d'oublier les moqueries et les harcèlements de mes camarades de classe ; essayant aussi de chasser aussi les difficultés familiales que je voyais poindre à cause des nombreux différends s'accumulant entre mon père et ma mère. J'y observais enfin la ville de Playmobils que j'avais édifié dans le fond du jardin. Elle était situé le long du mur séparant notre propriété de la suivante. Elle débordait un peu sur l'amas de plantes – il me semble que c'étaient des fraisiers – installés là par mon père. Cet été-là, j'avais passé des après-midi entiers à la construire, à l'étendre, à fabriquer ses remparts, et aménager ses rues, à installer les différents personnages qui l'animaient.

Je me souviens toujours des reproches de mon père parce que j'avais bâti cette cité enfantine à cet endroit précis, et que cette dernière encombrait en partie le passage. Moi qui rêvait d'être félicité pour mon labeur, pour l'œuvre qui en résultait, j'ai été très déçu. Pour une fois que je sortais de ma chambre pour être dehors, les mains dans la terre, à amonceler des cailloux, des morceaux de bois, etc., je n'en n'ai retiré qu'indifférence ou reproches.

D'un autre coté, si un amoncellement de Playmobils étaient installés au fond de notre jardin, le sol de ma chambre, lui, était envahi de Lego.

En effet, bien que je n'écrive ou ne dessine pas encore, je possédais déjà une imagination très fertile. Durant les vacances ou les week-ends, puisque je n'étais que très rarement invité chez des camarades de mon age, et que je n'avais que très peu l'occasion d'en inviter chez moi, j'ai passé la plus grande partie de mon temps libre dans ma chambre. Certes, je me suis souvent amusé avec mon petit-frère, que ce soit dans sa propre chambre avec des jouets de son age, ou dans la mienne. Il est vrai que, malgré qu'il ait une bonne dizaine d'années de moins que moi, je le rejoignais régulièrement dans son antre. Je me distrayais en sa compagnie : nous élaborions ensemble des sortes de châteaux forts à l'aide de ses plus ou moins grosses peluches. Comme mon benjamin ne rangeais jamais sa chambre – tout comme moi d'ailleurs, je l'avoue volontiers -, je demeurais des heures entières avec lui, à répartir dans les caisses en plastique vouées à cet effet, les innombrables modèles réduits, ou autres, qu'il détenait. Je me souviens en particulier des figurines en plastique rattachées à la saga de la « Guerre des Étoiles » que mes grands-parents m'avaient offert bien des années plus tôt et dont il avait hérité. Il en a enrichi la collection de vaisseaux spatiaux et autres personnages de cette série de films ; cadeaux de ces mêmes grands-parents au gré des anniversaires et des Noëls. Il me semble que ces accessoires sont toujours rangés dans le grenier de la résidence que ma mère possède actuellement.

Mais, ce sont les Legos qui ont le plus développé mon imagination tout le long de ma préadolescence. Comme mon frère pour ses figurines des « Chevaliers du Zodiaque », ou ma sœur avec ses Barbies, par exemple, je possédais des caisses entières de Legos. Et ces ustensiles de construction pour gamin étaient pratiquement en permanence éparpillés sur le sol de ma chambre.

Il y en avait de toutes sortes : de science-fiction, d'immeubles pour la ville, de trains, de forteresse du Moyen-Age. Il faut avouer que la gamme Lego est d'une diversité incroyable ; et pour l'avoir constaté avec mes neveux de nos jours, elle l'est de plus en plus.

En tout cas, j'ai passé des journées entières au milieu de mes montagnes de Legos ; sans exagérer. Et le plus souvent, j'ai bâti toutes sortes d'engins interstellaires à l'allure délirante. Une fois, je me rappelle, j'ai légèrement déplacé mon lit. Et j'ai dessiné un réseau de chemin de fer le longeant de part et d'autre, accompagné d'une ville. Il m'a fallu de longues semaines pour l'élaborer. Je revois encore le visage sidéré et mécontent de ma mère que cette énorme composition gênait. Elle prenait tant de place qu'elle l'empêchait d'accéder à mon lit. Une autre fois, j'ai édifié un vaisseau spatial jaune – oui, je me remémore encore parfaitement de sa couleur ! - que j'ai suspendu à l'aide de ficelles au velux encastré dans le plafond de ma chambre. Il y est resté accroché un mois peut-être. Jusqu'au jour où, du fait d'un malencontreux mouvement de ma part en me levant de mon lit, je l'ai bousculé. Et il a explosé en mille morceaux.

Mais l'œuvre dont je suis le plus fier, c'est le titanesque engin spatial que j'ai bâti un peu plus tard. Usant de la totalité des caisses de Legos que j'avais à ma disposition, j'ai fabriqué un gigantesque vaisseau d'environ deux mètres de long sur un mètre de large. Des journées entières assis par terre, avec des milliers de pièces détachées autour de moi, je l'ai progressivement structuré. Faisant fonctionner à plein mon esprit afin qu'il soit le plus beau possible, je lui ai donné corps au bout de plusieurs week-ends d'intense activité. Et j'ai fini par l'installer devant la grande armoire de ma chambre, et juste à coté de la fenêtre ouvrant sur le jardin. Hélas, une fois de plus, au grand dam de ma mère, contrariée que celui-ci ne bloque l'accès des portes du bas de cette armoire. Et, au final, après un Été de résistance de ma part pour éviter qu'il ne soit déplacé – où allais-je le mettre ? -, il a fallu que je me résigne à le prendre dans mes bras. J'ai voulu le porter jusqu'à un coin de ma chambre où je pensais qu'il serait à l'abri. Mais il était particulièrement lourd et volumineux. Et du haut de ma douzaine d'années bien tassée, trop encombrant. De fait, au bout de deux ou trois pas, il s'est scindé en deux, puis est parti en morceaux.

En tout cas, autant j'étais triste, malheureux, blessé lorsque je me rendais au collège, autant mes relations avec mon père et ma mère étaient compliquées, chaotiques parfois du fait de la détérioration progressive des relations de l'un avec l'autre, autant j'étais heureux dans ma chambre. Je m'y sentais à l'abri des vicissitudes de l'extérieur, de la méchanceté et de la bêtise que je côtoyais tous les jours en classe. Je n'y étais pas confronté à la tension qui commençait à monter dans mon environnement familial. C'était le seul endroit où je pouvais être tranquille, serein.

Il faut souligner que mes grands-parents maternel y ont été pour beaucoup. En effet, ils nous ont submergé ma sœur, et mon cadet, et moi, de cadeaux. Nos anniversaires et les Noëls ont été l'occasion de nous offrir nombre d'outils destinés à nos loisirs. Mon père n'appréciait d'ailleurs pas vraiment que nous soyons gâtés à ce point. Non seulement parce qu'à son avis c'était trop. Mais aussi parce que, de cette manière, mes grands-parents estimaient avoir un droit de regard sur notre éducation ou le fonctionnement du couple que composait mon père et ma mère. Quand j'étais bébé, il semble que mon père a essayé de mettre les choses au point avec eux. Mais ma mère, qui a toujours courbé l'échine devant ses parents, ne l'a jamais soutenu. Je suppose que mon père a dû se croire humilié dans son orgueil de ne pas avoir le dernier mot face à eux. Lui qui s'estimait supérieur aux autres de par sa propre éducation, il a dû s'en sentir profondément blessé. C'est d'ailleurs pour cela je suppose qu'il ne nous accompagnait que très rarement dans la propriété familiale que mes grands-parents maternels possédaient. Il s'y sentait certainement de trop, pas à sa place du fait de de l'influence dominante de mes grands-parents à notre égard.

En contrepartie par contre, ma mère exigeait que nous nous soumettions à leurs prétentions, quelles qu'elles soient. Celles-ci étaient parfois pénibles, comme lorsque nous devions rester des après-midi entiers à table lors de repas familiaux interminables. Ou lorsque nous devions suivre leurs horaires qui nous obligeaient à nous coucher, et à éteindre, trop tôt à notre goût. Moi qui aimait lire ou regarder la télévision lorsque j'étais en vacances, je ne comprenais pas pourquoi mes grands-parents insistaient pour que nous nous endormions à vingt-deux heures. J'en étais très malheureux, et il m'arrivait parfois de rallumer en cachette pour pouvoir lire une demi-heure ou une heure de plus.

Ma mère m'a donc éduqué, ainsi que ma sœur et mon puîné, dans le but de me soumettre à mes aînés. Elle m'a toujours dit : « Pépé et mémé vous vous achètent tout ce que vous souhaitez. Ils me donnent de l'argent afin de subvenir à nos besoins. Donc, il est normal que vous respectiez leurs volontés et que vous leur soyez reconnaissants. ». Il est vrai, comme je l'ai déjà évoqué plus haut, que ma mère n'obtenait qu'une certaine somme d'argent de mon père pour le quotidien, qu'elle n'avait pas accès aux comptes bancaires du couple. Elle n'était pas informé d'à quoi servait le reste du salaire que mon père recevait. Et mes grands-parents lui ont longtemps donné un complément sans que mon père en soit informé. Lorsque mon père l'a appris, il en a été fort mécontent. Mais il n'a pas refusé cette manne bienvenue.

En tout état de cause, pour ma part, j'étais trop jeune pour avoir conscience de cette guerre psychologique constante entre mon père et mes grands-parents maternels, ou sur les raisons de la soumission systématique de ma mère face à ses propres parents. Le fait que ces derniers m'offrent des Playmobils ou des Legos me satisfaisait. Je ne ratais d'ailleurs pas une occasion pour en demander toujours davantage, je l'avoue. Quitte à en abuser parfois.

Je n'ai pas vu les choses sous cet angle, bien entendu. Ce qui était le plus important pour moi à ce moment là, c'est qu'ils puissent m'offrir le jeu dont j'avais envie. Je n'ai pas imaginé les implications familiales et les conflits latents que cette générosité plus ou moins calculée a engendré. J'étais loin de tout cela, moi qui vivait la plupart du temps reclus dans ma chambre avec mes quantités phénoménales de Legos, ou mes amoncellements de Playmobils dans le jardin. Ils m'ont permis de m'évader d'une sphère scolaire qui s'apparentait de plus en plus à un Enfer. Ils m'ont éloigné de dissensions grandissantes entre mon père et ma mère. Et, surtout, ils m'ont servi de support à un imaginaire personnel de plus en plus riche qui ne demandait qu'à s'exprimer.

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