Souviens-toi (3)

libellune

Une petite boule de lumière apparaît, puis deux. Puis trois, quatre, dix et enfin ! Une centaine.
Ce sont les lucioles.
Elles emplissent tout l'espace présent face à moi, et de leur ailes, les minuscules créatures entament une danse entraînante. Ce sont comme des milliers d'étoiles descendues de tout là-haut afin de venir jusque ici.

Je me plonge dans ce magnifique spectacle qui ne fait que commencer et me prépare à la suite. Je suis vraiment touché de voir tout cela, et parfois, je regrette de ne pouvoir le partager.  Mes camarades ne savent pas -évidemment, ils ne peuvent pas le savoir en sachant que je n'en ai jamais parlé sauf exceptions- à quel point ils ratent quelque chose de magnifique qui, en plus de sa beauté, apporte une petite bulle d'oxygène dans un monde qui me semble bouffé par la haine et le désespoir. 

Des vrombissements légers me sortent de ma rêverie. Je regarde alors tout autour de moi en fronçant les sourcils pour au final sourire de bonheur.
Le reste du spectacle est là.
Des éclairs de lumières colorées se mettent à scintiller partout au dessus de la rivière. Ce sont les libellules. Ces fabuleux insectes proposent un véritable bal de couleurs reflété par la lueur des lucioles, et certaines sont si proches de moi que je peux les sentir frôler mon visage, ma peau et apprécier le léger vent produit par leurs immenses ailes. Mes yeux brillent de mille feux tant je me sens comme un enfant face à une scène si irréelle, et pourtant ! Tout ça est là, face au jeune homme fébrile que je suis, et tout est beau.
Je souris de plus en plus, à moitié allongé sur l'herbe fraîche et soutenu par mes coudes posés fermement sur le sol. J'aimerai presque rire, mais à la place, je ferme les yeux de plaisir. C'est uniquement ici que je suis apaisé. À chaque fois que je profite de cette danse orchestrée par la nature, tous mes maux s'envolent et me permettent de me sentir bien. Oui, je suis bien. Je n'ai pas forcément besoin de plus.

Après une vingtaine de minutes, le vrombissement se fait plus léger et les lueurs plus faibles. Je sais que c'est à ce moment là que le spectacle va se clore alors je pose mon regard de nouveau éveillé sur le paysage. Je ne m'en détourne plus.
Tout se passe désormais autour des trois saules pleureurs plus au fond dans la clairière. Comme si ils s'étaient donnés le mot, la masse lumineuse des deux espèces se déplace lentement vers eux. Puis, en donnant l'impression qu'ils ne veulent pas les abîmer, les lucioles se posent avec douceur sur les branches feuillues tandis que les libellules continuent de voler tout autour. Désormais ce sont les saules qui brillent d'une agréable lueur, tout comme si depuis toujours ils avaient  des milliers de fruits phosphorescents tout le long de leurs bras ondulés. Parfois, un léger vent du soir vient souffler sur ces derniers, faisant remuer les branches.  
Alors les lucioles s'envolent puis se réinstallent avec délicatesse,comme si de rien n'était. Je suis dans les vapes. Je n'ai pas envie de bouger de cet endroit, ni envie de rentrer chez moi. Si je pouvais, je dormirai sans doute à la belle étoile. Et qu'est-ce qui m'en empêche d'ailleurs ? Non. Sois raisonnable. La prochaine fois, tu prévoiras le coup avec une légère couette et du café. Et il y a surtout le fait que cette nuit il est prévu que le vent commence à vraiment souffler.
Une prochaine fois.
Pourtant, je reste-là, je ne bouge pas. Je n'ai pas le courage de me décrocher de ce spectacle...

Des bruissements se font entendre, non pas ceux causé par le vent mais par des pas et des branches repoussés à l'aide de mains. Je me retourne vivement. Qui viendrait me déranger ?
Est-ce vraiment quelqu'un ? Cela me paraît peu probable. Peut-être n'est-ce qu'un simple un animal... De jeunes daims passent souvent à la lisière du parc.
Je ne dis plus rien, j'attends.
Une ombre commence à se dessiner derrière moi, une ombre effilée et qui semble humaine de par sa taille. Mon cœur bat plus vite. Qui est-ce ? Je plisse les yeux en tentant de discerner un peu mieux l'ombre qui s'avance vers moi de plus en plus.
Il n'y a pas de doutes possibles, c'est une femme. Les formes sombres mais bien dessinées de son corps ne peuvent qu'être ceux d'une femme.
J'attends encore un peu, quitte à ce qu'elle comprenne  que depuis tout à l'heure je la regarde mais reste bouche-bée lorsque je la vois à seulement quelques mètres de moi. Elle aussi,  elle est magnifique.
La première chose que je remarque chez elle est son imposante chevelure rousse descendant jusqu'au bas de son dos dans de gracieux mouvements ondulés. Des formes discrètes se remarquent à travers son jean troué, et son haut noir maintenu par sa ceinture laisse par ailleurs paraître un très léger décolleté.
Quant à son visage, lui, est encore plus admirable. Il est fin, avec des lèvres pulpeuses d'un rose très pâle. Un petit nez retroussé et quelques tâches de rousseurs viennent parcourir ses pommettes en lui donnant un air enfantin tandis que ses yeux en amande d'un vert sombre (ils me semblent plus clair, mais avec le peu de luminosité je ne peux m'autoriser à la fixer plus longtemps dans les yeux), eux, étincellent. L'on dirait ceux d'un animal.

La jeune femme finit par me remarquer et, d'une voix si légère que les oiseaux en seraient jaloux par tant de mélodie, s'adresse alors sans gène à moi:

« Tu me fixes étrangement. Cela me dérange, sans vouloir t'offusquer, et elle enchaîne sans me laisser le temps de lui répondre, ne penses-tu pas qu'il y a plus intéressant à voir ?
Je suis étonné par sa facilité à m'adresser la parole bien que l'on ne se connaisse absolument pas.

-Je ne dis pas le contraire. Je ne suis juste pas habitué à voir quelqu'un ici. Je n'ai même jamais croisé personne.

- Ah! » Et elle se tait soudainement sans rien ajouter d'autre, un petit sourire se dessinant sur son visage.

Qu'elle est étrange ! Je détourne la tête, bien que je sois toujours aux aguets. Elle ne bouge pas et s'adosse simplement contre le bois d'un gros arbre. Je ne peux que sentir son regard dans ma nuque, bien qu'il n'ait pas l'air insistant.
Alors nous restons encore quelques minutes, nous deux silencieux, face aux lumières des insectes et l'incroyable ciel rempli d'étoiles.
Avec le silence persistant entre nous je peux entendre le bruissement des feuilles, le hululement lointain d'un  hibou et le très léger vrombissement de tout à l'heure causé par les libellules.
Je sens aussi le froid qui devient de plus en plus mordant et décide, donc, de me lever en frottant mon jean de mes deux mains, pour rentrer.
Je pivote d'un pas assuré sans ne pouvoir m'empêcher de jeter un coup d'œil insistant à la fille. Elle ne manque pas de le remarquer et ses lèvres se retroussent en un beau sourire. Pourtant, rien ne se passe. Je lui souris à mon tour mais n'insiste pas, je n'ose pas vraiment. Jamais je ne voudrais jouer le garçon dragueur et beau parleur dans un tel endroit. Ici, c'est mon autre moi, c'est celui qui se laisse subjuguer par ce qui est beau, ce qui se rapproche de l'art, de la féerie, c'est celui qui peut-être sensible et réfléchi. Cet homme là et personne d'autre.
Ainsi, je la dépasse d'un pied ferme et lui adresse un bref au revoir. Je m'éloigne encore un peu et repousse de mes mains les branches de buissons.
Au moment où j'allais m'éclipser dans les méandres de la nuit, je sens une main agripper fermement le tissu de mes vêtements. Je me retourne brusquement en évitant de justesse la chute. Elle est là, juste devant moi, et me tend sa petite main d'un air assuré. Sans trop comprendre, je la serre en signe d'au revoir et elle chuchote :

« Cloé. Mon prénom, c'est Cloé. J'espère qu'on aura la possibilité de se revoir !

Et à peine finit-elle sa phrase qu'elle s'enfuie vivement par le chemin que je voulais prendre sans même me laisser le temps de lui répondre. Je reste ébahi, immobile. Elle avait relâché ma main avec délicatesse, presque fébrilement, avant de s'enfuir. je n'avais pas manqué de le remarquer.
-Cloé, quel joli prénom... »

J'espère vraiment que l'on se reverra, toi et moi.

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